Les fermetures de sites industriels ne sont pas les machines à alimenter le vote FN que fantasment les élus locaux, syndicats et journalistes<!-- --> | Atlantico.fr
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"Le vote FN se nourrit depuis longtemps du sentiment d’abandon que ressent une partie des milieux populaires."
"Le vote FN se nourrit depuis longtemps du sentiment d’abandon que ressent une partie des milieux populaires."
©Reuters

Analyse

Les nombreuses fermetures d'usines de ces derniers mois ont été, parmi d'autres choses, comme des "machines à faire voter Front national". A y regarder de plus près, la vérité est plus nuancée et met en avant l'absence d'automatisme d'une telle réaction électorale.

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L'Ifop est un institut de sondages d'opinion et d'études marketing.

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A chaque fermeture de sites industriels, des élus locaux, des responsables syndicaux ou bien encore des journalistes avancent sur le ton de l’évidence que les centaines de suppressions d’emplois vont « fatalement ou mécaniquement se traduire localement dans les urnes par une montée du FN lors des scrutins suivants. Ce fut le cas notamment à Gandrange, puis à Florange, c’est le cas de nouveau depuis quelques mois en Bretagne, durement frappée par la multiplication des fermetures et des plans de licenciements dans le secteur agro-alimentaire (Doux, Gad, Marine Harvest...). Sous le coup de la colère, de la rage et du désespoir les salariés licenciés se tournaient massivement vers le parti de Marine Le Pen. Il est vrai que le vote FN se nourrit depuis longtemps du sentiment d’abandon que ressent une partie des milieux populaires et que Marine Le Pen fustige régulièrement dans ses discours la responsabilité de l’Europe et de responsables politiques vendus au «libre échangisme planétaire» dans le processus de désindustrialisation que connaît notre pays. Il est vrai également que des propos ou des slogans favorables au FN sont parfois entendus lors des actions menées par les salariés des sites condamnés, ce fut le cas encore récemment à l’entrée des abattoirs Gad dans le Finistère.

Cette hypothèse d’une poussée frontiste localisée consécutive à une fermeture de sites se vérifie-t-elle pour autant à l’analyse ? Dans un contexte de hausse du chômage et alors que le processus de désindustrialisation ne ralentit pas, il nous a semblé intéressant de tenter de répondre à cette question à quelques mois d’échéances électorales importantes.

Une poussée frontiste suite aux fermetures de sites, réelle mais limitée

Pour mesurer si des fermetures d’usines avaient été suivies d’une hausse significative du vote FN lors de la dernière élection présidentielle, nous avons sélectionné un échantillon d’une douzaine de communes répondant à des critères bien précis permettant ensuite de déceler ou non la réalité d’un tel phénomène. En premier lieu, nous avons retenu des communes qui avaient connu dans un délai d’au maximum deux ou trois ans avant la dernière élection présidentielle une fermeture de site, en partant du postulat que l’événement ne devait pas être trop ancien pour que ses effets se fassent encore ressentir. Le second critère de sélection, très important à nos yeux, a été le nombre de postes supprimés mis en regard avec la population de la commune. Nous avons ainsi retenu le cas de communes de taille assez modeste (quelques milliers d’habitants, bon nombre d’entre elles ayant le rang de chef-lieu de canton) dans lesquelles une entreprise employant entre cent et plusieurs centaines de salariés avait fermé. Il s’agissait en effet de sélectionner des cas pour lesquels l’impact de la fermeture pouvait être sensible et perceptible en écartant de notre champ d’analyse le cas des villes de plusieurs dizaines de milliers d’habitants dans lesquelles les fermetures d’entreprises sont (sauf cas exceptionnel) peu retentissants et celui de communes plus petites concernées par des disparitions d’entreprises n’employant que quelques dizaines de salariés. Enfin, nous avons retenu comme troisième critère, une bonne dispersion des communes sélectionnées sur l’ensemble du territoire de façon à nous prémunir d’un éventuel biais régional.

Ces critères ainsi posés, nous avons identifié la liste de communes suivantes :

Tableau 1: Communes touchées par une fermeture de site industriel entre 2009 et 2011

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Certaines des fermetures de sites évoquées ici ont défrayé la chronique (Arcelor à Gandrange, Continental à Clairoix ou bien encore Molex à Villemur-sur-Tarn) car ayant donné lieu à une lutte

sociale importante et médiatisée. D’autres ont eu moins de retentissement bien que concernant aussi des centaines de salariés : l’entreprise Capdevielle dans les Landes à Hagetmau ou bien encore le site Krupp Mavilor à l’Horme dans la Loire par exemple. Afin de pouvoir statuer sur une incidence de ces fermetures d’usines sur l’évolution du vote lepéniste, nous avons comparé la progression du vote FN entre 2007 et 2012 dans nos communes-test avec la progression du FN dans le département dans lequel elles sont situées. Comme le montre le tableau suivant, on constate que dans 9 cas sur 13 le vote pour Marine Le Pen en 2012 (par rapport à celui pour son père en 2007) a plus progressé dans la commune concernée que dans le département.

Tableau 2 : La progression du FN entre 2007 et 2012 dans les communes touchées par une fermeture de site et dans le département








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Il y a donc tendanciellement un impact réel mais celui-ci n’est ni automatique (dans 4 sur 13 le vote frontiste n’a pas été « boosté » par rapport à ce qui s’est produit sur l’ensemble du département) ni spectaculaire. On observe ainsi que l’écart entre la progression dans la commune et le département est supérieur à deux points dans seulement 5 cas sur 13. De la même façon, et ceci vient souligner l’absence d’un lien de causalité automatique, ce n’est pas forcément dans les communes où la fermeture d’un site a entraîné un volume de licenciements très élevé au regard du nombre d’habitants que l’influence sur la hausse du vote FN a été la plus significative. L’exemple de l’usine Continental à Clairoix en est une bonne illustration. Le nombre de postes supprimés correspondait à l’équivalent de 53% de la population communale, or le vote FN n’y a progressé de 7,7 points entre 2007 et 2012 (soit 2,5 points de moins que sur l’ensemble du département de l’Oise) quand, à l’inverse, cette progression atteignait 13,4 points à l’Horme dans la Loire (soit 3,9 points de plus que sur la moyenne du département) où la fermeture du site de Krupp-Mavilor s’était soldée par 117 suppressions de postes soit l’équivalent de 3% de la population communale. Il y a donc eu tendanciellement un effet de ces fermetures au plan communal sur la progression du vote FN même si cet effet n’a été ni systématiquement, ni massif, ni forcément proportionnel au nombre de salariés licenciés rapporté à la population communale. Pour affiner cette analyse, nous avons, dans un second temps, élargi le périmètre d’observation à l’échelle du canton de façon à mesurer un éventuel effet collatéral de ces fermetures de sites sur le territoire avoisinant. Comme le montre le tableau suivant, dans 11 cas sur 13, la progression du FN entre 2007 et 2012 dans le canton a été supérieure à celle enregistrée au plan départemental.

Tableau 3 : La progression du FN entre 2007 et 2012 dans les cantons touchés par une fermeture de site et dans le département

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A l’échelle du canton, l’effet est plus diffus : on constate ainsi que le différentiel de progression par rapport au plan départemental est moins élevé mais tout en y étant presque systématique. On pourrait donc parler d’un effet de halo. La fermeture d’un site industriel se traduit bien par un léger sur-vote FN dans les communes limitrophes qui abritent souvent une part importante des salariés concernés (différents articles consacrés aux cas de ces usines avaient montré que la majorité des salariés ne résidaient pas forcément dans la commune où était implanté le site) et dont les populations même quand elles n’y travaillent pas peuvent se sentir également concernées par les fermetures de sites qui viennent fragiliser leur territoire de vie. 2. Un impact sur l’abstention et le vote Mélenchon ? On peut s’interroger sur d’autres impacts éventuels en termes de comportements électoraux des fermetures de sites sur les territoires concernés. De tels événements nourriraient-ils par exemple une défiance plus forte vis-à-vis des partis politiques et des pouvoirs publics, qui n’ont pas pu empêcher la fermeture des usines ? Le sentiment d’inutilité du vote et de l’incapacité du politique à intervenir positivement dans la vie concrète des citoyens s’en trouve-t-il localement renforcé ? L’observation de nos 13 communes-test incite à invalider cette hypothèse. En effet, comme le montre le tableau suivant, dans seulement 6 cas sur 13, l’abstention a plus progressé dans les cantons concernés que dans le département. Et de surcroît, quand la hausse de l’abstention y a été plus forte, le différentiel est peu marqué.

Tableau 4 : La progression de l’abstention entre 2007 et 2012 dans les cantons touchés par une fermeture de site et dans le département

Si les fermetures de sites n’ont pas entraîné de poussée d’abstention localisée ni généré un fort mouvement de retrait du jeu démocratique de la part des populations des territoires concernés, Jean-Luc Mélenchon y-a-t-il enregistré un sur-vote ? On sait que le candidat du Front de gauche s’est fortement investi dans ces luttes et qu’il a accordé durant sa campagne une place importante à la critique des « patrons-voyous » et prôné des solutions comme la nationalisation temporaire des sites menacés. Il a aussi tenu à nourrir et entretenir les relations entre une partie du monde syndical et l’appareil communiste et a défendu le principe de l’amnistie sociale pour les syndicalistes condamnés dans le cadre de luttes sociales et notamment sur certains de ces sites.

Tableau 5 : Le score de Jean-Luc Mélenchon en 2012 dans les cantons touchés par une fermeture de site et dans le département

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Or, force est de constater qu’un "vote sur-vote" Mélenchon dans les cantons concernés est loin d’être la règle. Dans 7 cas sur 13, le candidat du Front de gauche enregistre ainsi un score inférieur dans le canton qu’au niveau départemental. Un score plus élevé n’est enregistré que dans 6 cas sur 13, et hormis le cas emblématique du canton de Moyeuvre-Grande (où se situe le site Arcelor de Gandrange) où le sur-vote atteint 4,8 points, dans les 5 autres cas, cette « prime » est assez limitée. Tout se passe donc comme si en tendance (car les facteurs locaux jouent un rôle conséquent), les fermetures de sites industriels avaient eu - lors de l’élection présidentielle de 2012 - un impact réel, quasi-systématique quoique non spectaculaire sur le vote FN, quand en revanche, leur traduction sur l’abstention ou le vote Front de gauche semble moins évidente. 3. Une mise en regard avec l’élection présidentielle de 2002 Observait-on déjà les mêmes phénomènes lors des scrutins précédents ou est-ce que la crise, l’accélération de la désindustrialisation et les changements intervenus dans le paysage politique (montée en puissance du Front de gauche au détriment de l’extrême gauche, succession familiale à la tête du FN) les ont-ils modifiés ? Nous avons retenu comme élection de comparaison le scrutin présidentiel de 2002, qui permet un regard à 10 ans d’écart. De surcroît, cette élection avait été marquée par un fort vote FN et des fermetures de sites industriels avaient déjà frappé des communes de tailles moyennes et des petites villes. On citera par exemple le cas des usines Moulinex dans le Calvados et dans la Sarthe, la fermeture du site Bata en Moselle à Moussey (surnommée « Bataville ») ou bien encore le cas de l’usine Cellatex à Givet dans les Ardennes, où les salariés en lutte inaugurèrent des modes d’actions radicales (ils menacèrent de faire sauter le site ou de polluer la Meuse en déversant des produits chimiques) qui furent depuis repris lors d’autres fermetures d’usines ailleurs en France. La mise en regard de la progression de l’extrême-droite (Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret en 2002 versus Jean-Marie Le Pen en 1995) au niveau de la commune et au plan départemental indique, qu’à l’époque, les fermetures d’usines ne se soldèrent pas aussi régulièrement qu’en 2012 par une amplification de la poussée frontiste localement. En effet, et comme le montre le tableau suivant, la progression du vote d’extrême-droite dans les communes concernées ne dépassa la progression départementale que dans 5 cas sur 10, alors que cet effet a été constaté dans 9 cas sur 13 en 2012.

Tableau 6 : La progression de l’extrême-droite entre 1995 et 2002 dans des communes touchées par une fermeture de site et dans le département








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Si des fermetures d’usines n’ont donc pas tendanciellement « boosté » le vote d’extrême-droite en 2002, l’impact semble avoir été plus net sur l’abstention. A l’époque dans 7 des 10 communes concernées, la hausse de l’abstention y a été plus importante qu’au niveau départemental. Cette poussée abstentionniste fut notamment très marquée à Falaise avec une hausse de 13,9 points entre 1995 et 2002 (contre +7,4 points sur l’ensemble du Calvados) ou bien encore à Marignac en Haute-Garonne où ferma un site de Péchiney : +12,4 points contre +5,4 points sur l’ensemble du département.

Tableau 7 : La progression de l’abstention entre 1995 et 2002 dans des communes touchées par une fermeture de site et dans le département

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Le cas de Marignac fait également apparaître une forte hausse de l’extrême-gauche, le total Laguiller+Besancenot+Glückstein progressant ainsi de 13,5 points par rapport au score d’Arlette Laguiller en 1995. La hausse dans cette commune est très supérieure à ce qui fut observé dans le département (+4,6 points seulement). Et sur l’ensemble de nos communes-test, on constate une amplification de la progression de l’extrême-gauche entre ces deux scrutins présidentiels dans 6 cas sur 10. Cet impact des fermetures de sites sur le vote d’extrême-gauche fut donc moins affirmé et systématique que celui sur la hausse de l’abstention, mais il y eut quand même un petit effet à l’époque.

Tableau 8 : La progression de l’extrême-gauche entre 1995 et 2002 dans des communes touchées par une fermeture de site et dans le département









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Dix ans plus tard, la traduction électorale du mouvement de désindustrialisation, qui ne s’est pas arrêté, semble donc assez différente. Tendanciellement, le vote Front de gauche n’est pas favorisé localement alors que cela avait été plutôt le cas pour les candidatures d’extrême-gauche en 2002. De la même façon, l’amplification de la montée de l’abstention observée à l’époque n’est plus aussi évidente. Et à l’inverse, quand la dynamique qui avait porté Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2002 n’avait pas vraiment été renforcée dans la majorité des communes touchées par des fermetures d’usines, une large majorité des territoires ayant connu les mêmes drames économiques entre 2009 et 2012 se sont caractérisés par une poussée frontiste plus forte. Ce sur-vote, on l’a vu, n’est pas massif mais néanmoins réel dans la plupart des cas étudiés. A l’heure où la litanie des plans sociaux se poursuit, il convient donc de nuancer les discours pronostiquant une « explosion » du vote frontiste dans ces zones. La réalité sera sans doute moins spectaculaire même si le FN devrait en profiter. Cette capacité, même limitée, à bénéficier électoralement davantage de ce type d’événements qu’en 2002, constitue un signe parmi d’autres que la tonalité plus « sociale » du discours de Marine Le Pen par rapport à celui de son père, lui a permis de renforcer son assise dans la France du travail et dans les territoires en crise.

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