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Les femmes de l’ombre : une femme de ménage serait à l’origine de l’affaire Dreyfus
©AFP

Bonnes feuilles

Rémi Kauffer publie "Les femmes de l’ombre" aux éditions Perrin. Plus inconnues encore que les espions, voici les espionnes. Celles dont on ne parle jamais. Celles qui agissent dans l'ombre depuis la nuit des temps. Rémi Kauffer révèle la véritable odyssée des femmes dans les services secrets. Extrait 1/2.

Rémi Kauffer

Rémi Kauffer

Historien, journaliste et enseignant, collaborateur du Figaro Magazine et du Point, Rémi Kauffer a publié de nombreux ouvrages dont, chez Perrin, Histoire mondiale des services secrets, Kang Sheng, le maître espion de Mao, Les Maîtres de l'espionnage et Les Hommes du président, les chefs d'État et leurs services secrets.

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L’armée française de la fin du XIXe siècle n’utilisant pratiquement que des messieurs, y compris au sein de ses secrétariats, les services de renseignements français, avant tout militaires, ne sont pas moins masculins. La Section de statistiques ne rechigne cependant pas tout à fait à mobiliser des agentes. Ainsi Mme Ismert, épouse de l’ancien commissaire spécial (les Renseignements généraux du temps) de Pagny‑sur‑Moselle, arrêtée en 1893 pour espionnage par la police allemande puis libérée, l’Allemagne de Guillaume II ne ressemblant tout de même guère à celle de Hitler. 

Plus épineux encore pour la SSRM sera le cas de Marie Forêt, dite « Mlle Millecamps ». Née en 1847, cette marchande d’objets de piété – ça ne s’invente pas – participe activement à la surveillance du personnel diplomatique allemand à Paris. Son officier traitant dans cette tâche de contre‑espionnage au service de la France s’appelle Brücker. Or il n’est autre qu’un des deux concierges de l’ambassade allemande du 78, rue de Lille ! En principe sujet du Kaiser puisque alsacien, Brücker camoufle son activité d’espionnage pour le compte des Français derrière de grandes déclarations de loyalisme germanique. 

Brouillée avec ce mentor dans des conditions imprécises, Marie Forêt se voit condamner sur ces entrefaites à cinq ans de prison pour espionnage en faveur de l’Allemagne lors d’un procès tenu à huis clos en janvier 1894.

Elle a été « retournée » par les hommes du Kaiser comme on dit en termes de métier. Le malheur, c’est que le journal Le Temps, trop bien informé, se fait l’écho de l’affaire. Feutré jusque‑là, le scandale devient public.

Pour ses employeurs de l’ambassade, pas d’autre solution du coup que de licencier Brücker alors qu’ils espéraient sans doute le « retourner » lui aussi. 

Embarras rue de Lille : qui pour remplacer l’Alsacien, les services diplomatiques ayant malgré tout besoin de personnel germanophone ? Le choix se porte sur Marie Bastian. Alsacienne elle aussi, cette dame née Caudron gardera occasionnellement la loge. Quand l’attaché militaire adjoint, le baron Süsskind, célibataire endurci, va tomber malade, elle ira le soigner à domicile (en tout bien tout honneur, l’auteur ne sous‑entendant aucune relation sexuelle ou sentimentale entre eux). Lors des réceptions, elle servira de même à table en qualité d’extra. 

Cette femme à tout faire l’est encore plus que les Allemands ne l’imaginent, car vous l’avez deviné, elle travaille en réalité pour le renseignement français. Lors de son entretien d’embauche, Marie Bastian a en effet omis de déclarer que son époux, menuisier de son état, porta autrefois l’uniforme de garde républicain. Un détail qui n’a pas échappé au commandant de la garde. Lequel, dûment tuyauté par la SSRM, a convoqué son ancien subordonné pour faire appel à son patriotisme. Quel beau geste si, par amour de la France, Mme Bastian acceptait de surveiller les faits et gestes de ces messieurs de l’ambassade ! 

Marie recevra de la Section de statistiques un nom de code : « Auguste ». Comment s’étonner dès lors de l’attention soutenue que la concierge alsacienne porte au courrier des diplomates du Reich quand son homologue masculin de la loge, un Allemand plus enclin à l’alcoolisme qu’à la vigilance, s’en va boire un coup au bistrot du coin ? De son omniprésence ? De son empresse‑ ment à rendre service à tout le monde ? Des bonnes relations qu’elle entretient avec Maria von Schwartzkoppen, la fille de l’attaché militaire Maximilien von Schwartzkoppen ? Frayer avec tout un chacun, meilleur moyen d’en savoir toujours plus : c’est le b.a.‑ba de l’agent secret comme de l’agente secrète. 

Modernisme oblige, l’ambassade dispose d’un système de chauffage central au lieu de poêles répartis entre les différentes pièces comme cela reste encore très souvent le cas dans les immeubles parisiens. Ainsi incombe‑t‑il à Frau Bastian de vider les corbeilles à papier, puis d’incinérer leur contenu dans l’unique chaudière du lieu. À cette époque, on s’en souvient, les dames portent des corsets qui moulent leur taille entre les aisselles et les hanches. C’est roulés à l’intérieur de ces sous‑vêtements que Marie alias « Auguste » exfiltre de l’ambassade les documents récupérés dans les corbeilles et réputés détruits par le feu. La Section de statistiques baptise ce procédé d’extraction la « Voie ordinaire ». 

Une voie pas toujours royale au demeurant, car l’attaché militaire adjoint à la santé fragile dont on a parlé plus haut (soit dit en passant, les Français vont louer l’appartement situé à l’étage supérieur du sien pour écouter ses conversations) en vient à flairer la supercherie. Un jour, flanqué par un attaché d’ambassade, le baron Süsskind s’empare de Marie. Au culot, les deux compères esquissent une fouille corporelle. 

Bonne intuition mais mauvaise méthode, car l’Alsacienne, pas si bête, se met à pousser des cris d’orfraie laissant à penser qu’elle serait victime d’une agression sexuelle ! Scandale rue de Lille si, attirée par le tumulte, sa protectrice Maria von Schwartzkoppen survenait : une tentative de viol en pleine ambassade, pensez ! Paralysés par l’astucieuse réaction de l’agente de la SSRM, nos deux Allemands, un tantinet morveux, se voient contraints de lâcher leur proie. 

Un incident fâcheux que la décence comme la prudence les obligent à étouffer. Tant mieux pour la SSRM, que commande depuis 1891 le lieutenant‑colonel Jean Sandherr assisté depuis deux ans par le commandant Joseph Henry, car du coup, « Auguste » bénéficie d’une sorte d’immunité. Non seulement garde‑t‑elle son emploi, mais, par‑dessus le marché, elle conservera aussi ses fonctions habituelles (sauf, sans doute, les visites au domicile du fragile Süsskind les jours de maladie, mais, nous le savons, il n’y a là qu’un demi‑mal, le lieu étant bientôt sous surveillance). Et parmi ces fonctions : l’incinération des documents jetés aux poubelles, toujours. 

Même si les attachés militaires ne sont rien d’autre que des sortes d’espions reconnus officiellement par le pays qui les accueille, le supérieur hiérarchique de Süsskind, l’attaché militaire Maximilien von Schwartzkoppen toujours, apparaît comme un drôle de pistolet. Par exemple, pourquoi cet homme à femmes, ancien élève de la très sélective Kriegsakademie muté par la suite à la section française du Haut État‑Major impérial et déjà en poste à Paris entre 1882 et 1885, jette‑t‑il sans aucune précaution dans sa corbeille à papier des doubles de lettres, des notes à peine froissées ainsi que des courriers mi‑professionnels, mi‑érotiques à l’adresse de son homologue italien, le lieutenant‑ colonel Alessandro Panizzardi, laissant supposer que tous deux seraient liés par un lien charnel autant qu’associés dans une entreprise de partage des renseignements ? Par imprudence, peut‑être, à moins que ses soupçons envers Marie Bastian éveillés, cet officier expérimenté entende se servir de la « Voie ordinaire » pour intoxiquer la SSRM en lui fournissant clé en main des renseignements bidon.

De son côté, quel jeu joue le Français Marie Charles Ferdinand Walsin‑Esterházy, commandant d’infanterie bambocheur notoirement pourri de dettes mais aussi ancien de la SSRM, quand il se présente rue de Lille pour offrir moyennant finance ses services à Schwartzkoppen ? Trahit‑il son pays contre espèces sonnantes et trébuchantes ou Sandherr le téléguide‑t‑il dans le but de désinformer l’attaché militaire du Kaiser ? Les Français, qui travaillent dans le secret le plus absolu à la mise au point de l’arme maîtresse de leur artillerie de campagne, le fameux canon de 75 si efficace aux jours de la Grande Guerre, ont de fait grand intérêt à ce que les Allemands continuent à se polariser sur une autre pièce tricolore moins prometteuse, le 120 mm. 

Si manœuvre d’intox il y eut, ce qui n’est en rien prouvé, le dossier de l’affaire Dreyfus constitué par le Service de renseignements (le nouveau nom de la SSRM après 1899) ayant été détruit en 1940 au moment de la percée nazie, son application aura péché par excès de subtilité. Dans la mesure où la « Voie ordinaire » révélait aux plus aveugles l’existence d’un Français traître (Walsin‑Esterházy en l’occurrence), une enquête de contre‑espionnage devenait inévitable sous peine de risquer de voir la Section de statistiques accusée de grave négligence le jour où d’autres qu’elle auraient découvert le pot aux roses. 

Il n’est pas impossible que dans l’espoir de brouiller les cartes, Sandherr, antisémite avéré pris dans ses propres filets, ait délibérément mis en cause le capitaine d’artillerie juif Alfred Dreyfus. Pas impossible non plus que Joseph Henry, esprit limité, ait poursuivi le capitaine de sa vindicte par fidélité absurde, par haine, voire par manque d’imagination. Véritable « toutou » de Sandherr, n’ira‑t‑il pas, après le départ de la SSRM de son lieutenant‑colonel de chef en juillet 1895 pour cause de paralysie musculaire générale, jusqu’à confectionner un faux document accablant le malheureux Dreyfus ? Ce « faux patriotique » [sic] dont s’émouvra le remplaçant de l’Alsacien et alsacien lui‑même, le lieutenant‑colonel Marie‑Georges Pic‑ quart, limogé par la haute hiérarchie de l’armée en 1897 car persuadé à juste titre de l’innocence du capitaine. Le tout avant que Henry ne se tranche la gorge dans sa cellule le 31 août 1898 – exécution déguisée en suicide diront certains, mais où sont les preuves ?

Notre seule certitude à propos du drame qui déchirera pendant dix ans la société française au point de n’être plus désigné que comme « l’Affaire » tout court, sans autre précision, c’est qu’il va réveiller un antisémitisme féroce. Ce qui n’est pas moins clair, c’est qu’amorcé par le travail de contre‑espionnage au cœur de l’ambassade allemande d’une femme, Marie Bastian, il devait ruiner l’existence d’un innocent, le capitaine Alfred Dreyfus, réhabilité en 1906 seulement après avoir touché le fond de l’abîme et du désespoir. 

Un an plus tard, c’est une tout autre affaire d’espionnage qui éclate à Toulon, mais sans conséquences aussi graves que la fracture du pays heureusement…

Extraits du livre de Rémi Kauffer, "Les femmes de l’ombre, l'histoire occultée des espionnes", aux éditions Perrin

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