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Les espions français parlent : quand le général Laurent collectait des renseignements derrière le rideau de fer
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Bonnes feuilles

D'anciens responsables des services secrets français sortent de l'ombre pour raconter les réalités de l'espionnage et du contre-espionnage. Extrait de "Les espions français parlent" (2/2).

Sébastien Laurent

Sébastien Laurent

Sébastien Laurent est spécialiste du renseignement, professeur à l'université de Bordeaux et co-animateur du groupe de recherche "Metis" (Sciences Po Paris).

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La collecte du renseignement ne s’effectue pas uniquement au sein d’administrations tout entières dédiées à cette tâche (SDECE-DGSE, DST ou encore DCRG) ; en effet, les armées, dans le cadre de leurs activités, doivent collecter et exploiter un très grand nombre de renseignements spécifi ques. Avant la création de la Direction du renseignement militaire (DRM) en 1992, le dispositif militaire de renseignement apparaissait très éclaté et parfois peu efficace. C’est ce que rapporte le général Laurent qui a expérimenté ce dispositif à divers échelons gouvernementaux (SGDN), administratifs (SDECE) et militaires (étatmajor), en France comme en URSS. Au cours de ses deux séjours à Moscou, Jacques Laurent a « disséqué » le fonctionnement de l’État soviétique et a compris que la victoire de l’Occident s’avérait inéluctable. Passionné par la Russie mais adversaire déclaré de l’Union soviétique, le général retrace, parfois avec humour, six années passées derrière le rideau de fer à collecter du renseignement pour servir les intérêts de la France dans le contexte de la guerre froide.

Floran Vadillo : Vous avez occupé la fonction d’attaché militaire adjoint à Moscou de 1959 à 1962 ; ce poste correspondait- il à une motivation particulière de votre part ?

Jacques Laurent : En premier lieu, il s’agit bien sûr de mon engagement pour le métier militaire, pour la patrie, mon adolescence s’étant déroulée durant la Seconde Guerre mondiale. Élevé dans une famille dotée d’un grand sens du patriotisme et possédant moi-même un esprit d’aventure développé, je désirais depuis mon plus jeune âge réaliser une carrière militaire ; mais la défaite de 1940 compliquait quelque peu cet objectif. Compte tenu de l’incertitude de l’avenir, mes parents ne comprenaient pas très bien à quoi cela me mènerait. Je passe sur les trop nombreuses péripéties induites par la guerre et par des accidents au début de ma carrière ; toujours est-il que, une fois diplômé de Saint-Cyr1, de l’École de l’arme blindée et cavalerie de Saumur, j’ai demandé à partir en Indochine2, me portant volontaire pour servir dans l’infanterie, à la Légion étrangère. Je me suis donc retrouvé au Tonkin, au 3e régiment étranger d’infanterie, sur la frontière chinoise.

On nous envoyait en Indochine sans aucune formation. J’ai alors lu tout ce que je pouvais sur le Viêt-minh3 : dès ce moment-là, je me suis intéressé à l’ennemi, ou du moins à ce que je considérais comme le principal adversaire pour les années à venir : le marxisme et son dérivé, le communisme international, sous l’égide de l’Union soviétique. J’ai pensé que la meilleure manière de le connaître consistait à lire dans le texte ; il existait une bibliographie soviétique déjà conséquente en ce domaine ; fallait-il encore connaître le russe !J’ai donc commencé à étudier le russe grâce à une méthode Assimil que j’avais emportée en Indochine. Je m’entraînais avec l’ordonnance polonais que j’avais choisi (à l’époque, il n’y avait pas de Russes à la Légion). Or, la langue polonaise s’apparente au russe, notamment concernant les accents. Le russe est une langue magnifique, extrêmement logique, et malheureusement mal parlée, l’accent s’est déformé, devenant très populaire sous l’influence du marxisme (rires).

FV : Parliez-vous couramment russe à votre retour d’Indochine ?

JL : Je balbutiais. Formation méthode Assimil pure ! À mon retour, et après diverses courtes affectations, j’ai émis le souhait d’effectuer un deuxième séjour en Indochine, toujours à la Légion (mais dans la cavalerie cette fois), toujours ma méthode Assimil sous le bras (rires). Ma formation en russe était encore très sommaire. Passé quelques mois, après le cessez- le-feu de juillet 19541, mon temps de commandement révolu depuis bien longtemps, j’ai quitté mon unité pour être affecté comme officier de liaison auprès de la Commission de contrôle de l’armistice (Canada, Pologne, Inde) : trois mois passionnants vécus en milieu communiste, ma mission consistait à préparer, totalement isolé en zone viet, la venue des officiers de la commission. De retour en France, convaincu que je devais mieux comprendre le système, j’ai alors eu l’extraordinaire opportunité d’intégrer pendant une année complète le Centre d’études slaves, créé à Paris en 1954, il accueillait une quinzaine d’officiers (issus des trois armes : Terre, Mer, Air) destinés à devenir les futurs attachés militaires et attachés militaires adjoints français en URSS et dans les pays satellites.

FV : En réalité, vous avez suivi cette formation au Centre d’études slaves pour devenir officier de renseignement de l’autre côté du rideau de fer.

JL : Absolument. À la fi n du stage au Centre d’études slaves, il n’y avait pratiquement aucun choix en dehors du SDECE1 puisque dépendaient de lui les attachés militaires adjoints en URSS et les attachés militaires des pays satellites. Ce qui, a priori, ne semblait pas absurde puisque cela nous fournissait l’occasion de nous former à certaines méthodes, de retenir les précautions à prendre, les mesures de sécurité, d’approfondir la connaissance des pays de l’Est, etc. C’est d’ailleurs à peu près tout ce nous avons appris (rires). En parallèle, j’ai continué à suivre les cours des Langues Orientales2. Pendant près d’un an, je travaillais donc à la section géographique de la recherche sur les pays de l’Est au SDECE. Expérience très profi table dans la mesure où j’ai découvert le monde du renseignement par ce biais.

J’ai passé environ un an au SDECE ; ma fonction s’intitulait « officier d’arme ». Je remplissais plusieurs missions : d’une part, j’assurais la liaison entre le SDECE et les états-majors pour mieux orienter la recherche, connaître les besoins de ces derniers et les transmettre au SDECE. Par ailleurs, nous bénéficiions d’une petite formation pour devenir officier traitant, c’est-à-dire gérer des sources, des contacts, pour transmettre des informations, etc. Mais, à Paris, cela se révélait d’une efficacité très relative, car les seules sources disponibles provenaient de l’immigration et n’avaient conservé que des contacts occasionnels avec des Soviétiques. En revanche, la révolution hongroise de 19563 a amené en France de nouveaux immigrés, notamment des officiers de l’armée hongroise et le SDECE était chargé de les accueillir pour en tirer un maximum d’informations sur l’armée soviétique. Il fallait néanmoins se méfier car ils délivraient beaucoup trop d’informations et avaient tendance à beaucoup exagérer. Nous effectuions alors un très intéressant travail d’évaluation.

FV : Néanmoins, en 1957, vous quittez le SDECE…

JL : C’est exact ; je m’attendais toujours à être désigné comme attaché militaire adjoint – à Moscou, dans l’idéal ou, à tout le moins, dans un des pays de l’Est –, mais on ne me proposait rien tandis que je voyais partir en poste des officiers du SDECE qui ne jouissaient d’aucune formation. Le SDECE n’avait pas vraiment rempli son contrat à mon égard, j’ai donc souhaité rejoindre mon arme. La demande a été acceptée avec d’autant plus de facilité que la guerre d’Algérie était en cours. Un beau jour, en opération avec mon régiment, au sommet des Aurès1, je reçois un appel : « Demandez au capitaine Laurent s’il est volontaire pour rejoindre rapidement Moscou comme attaché militaire adjoint. » Le temps de trouver un remplaçant et de transmettre des consignes et j’étais déjà à Paris où j’ai noué de rapides contacts avec les différents états-majors.

FV : Vous ne retournez pas au SDECE ?

JL : J’ai repris contact avec le SDECE, bien sûr, mais le noeud de l’opération se situait plutôt à la division du renseignement du SGDN2. J’ai rencontré longuement les officiers du Centre d’exploitation du renseignement3 – des camarades, en grande partie, certains issus du Centre d’études slaves –, ainsi que des officiers des trois armes, travaillant notamment dans les 2es bureaux4. Le temps d’acheter des meubles, de la vaisselle, et une bonne provision de vin, je me suis retrouvé à Moscou.

FV : Sur place, quelle était alors l’organisation du renseignement ?

JL : Celle-ci apparaissait, à l’époque, extrêmement boiteuse ; sans doute par fliation historique, le renseignement souffrait d’une grande désorganisation et dépendait de plusieurs têtes. Concernant les pays de l’Est, ces derniers relevaient à la fois du SGDN, des armées et du SDECE. La répartition des tâches n’avait jamais été repensée depuis la fi n de la guerre ; nous héritions donc d’une situation de désordre datant de 1945. Les attachés militaires dépendaient de l’état-major des armées, et les adjoints, du SDECE, le SGDN supervisant l’ensemble de l’orientation de la recherche et de l’exploitation. Au sein de ce dernier existait un organisme qui fonctionnait remarquablement et qui se nommait le Centre d’exploitation du renseignement (CER) ; il comptait une soixantaine d’officiers. Par ailleurs, le CERST, Centre d’exploitation du renseignement scientifique et technique, dénombrait une trentaine d’officiers. La division du renseignement du SGDN supervisait ces deux centres d’exploitation.

FV : À Moscou, quelle mission recevez-vous ?

JL : Aucune mission précise au départ. Il faut évoquer l’organisation, compte tenu de l’existence de deux chapelles aux missions distinctes au sein du poste de Moscou1. Il y avait, d’une part, deux officiers qui dépendaient de l’état-major des armées : le général chef de la Mission militaire2, représentant à la fois le chef d’état-major des armées (CEMA) en qualité d’attaché des forces armées et le chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT) en qualité d’attaché militaire ; enfi n, un colonel, attaché de l’Air, représentant le chef d’état-major del’armée de l’Air (CEMAA). D’autre part, il y avait le poste SDECE (subordonné disciplinairement, bien sûr, au général) comprenant l’attaché naval (chef de poste et représentant le chef d’état-major de la Marine (CEMM)), les attachés militaires adjoints, l’attaché naval adjoint et l’attaché de l’air adjoint. Tous les adjoints (l’attaché de l’air adjoint, l’attaché naval adjoint, les deux ou trois attachés militaires adjoints, selon les périodes) dépendaient du SDECE. De sorte que les adjoints, chargés de la recherche, effectuaient leur mission directement au profit du SDECE, et non de l’attaché militaire, mais avec une orientation procédant de l’armée de Terre ou de la Marine et qui transitait par le SDECE avant de nous parvenir. Bref, l’organisation était plutôt tordue. Nous avions du mérite de bien travailler (rires). Globalement, les attachés en titre ou adjoints rencontraient les gens du CER pour obtenir des orientations ; celles-ci se définissaient souvent dans une relation d’homme à homme.

FV : En somme, le SDECE lui-même ne donnait pas d’orientation.

JL : Pratiquement pas. L’attaché naval, qui dépendait directement du SDECE, avait très peu de liaison avec le service. Je n’ai jamais vu le moindre papier en provenance du SDECE alors que notre production transitait par lui. Pour la transmission des documents, existaient deux valises : une valise Armée et une valise SDECE. La production de tous les adjoints se dirigeait vers le SDECE qui la répartissait entre SGDN, Air, Terre et Mer.

FV : Vous ne receviez donc pas de lettre de mission mais, concrètement, de quoi votre quotidien était-il fait ?

JL : Les attachés en titre comme les adjoints portaient une double casquette : une casquette officielle qui concernait les relations avec les forces armées soviétiques lors des fêtes nationales, des fêtes des forces armées – et Dieu sait s’il y en avait ! Nous assumions donc un rôle de relations publiques et de représentation vis-à-vis des états-majors soviétiques, mais de manière plus limitée que l’attaché des forces armées dont c’était la mission principale. Cela s’avérait tout de même intéressant pour nous en nous permettant d’entretenir des contacts avec les Soviétiques qui nous surveillaient et nous délivraient des autorisations de voyage. Nous dépendions, si je puis dire, du bon vouloir de cette équipe d’officiers soviétiques au ministère de la Défense. Je dois signaler que nous entretenions également des contacts avec les autres attachés militaires étrangers et notamment ceux de l’OTAN1 avec lesquels nous collaborions intimement. Il s’agit de l’une des grandes différences entre mes deux séjours en URSS puisque, entre-temps, la France se sera éloignée de l’OTAN2. Enfin, la deuxième casquette correspondait à notre mission de recherche de renseignement ; en raison de l’absence de directive précise de la part du SDECE, nous jouissions d’une très grande liberté et répondions surtout à notre initiative personnelle. Lors de mon premier séjour, j’ai noué des liens étroits avec des officiers du CER et du 2e bureau de l’armée de Terre mais, globalement, je bénéficiais d’une liberté totale de trouver toutes les informations, militaires, politiques, économiques, scientifiques ou autre. Nous étions libres de choisir nos objectifs géographiques. Nous ne partions pas de zéro puisque nous disposions de renseignements d’archives, plutôt imprécis, concernant l’organisation des forces soviétiques, garnison par garnison. Je ne sais pas exactement d’où provenaient ces informations mais, à mon arrivée, il y avait une bibliothèque soigneusement gardée dans un coffre-fort dans notre bureau pour conserver ce document qui constituait une base de départ avec la liste des garnisons, certaines dont nous étions sûrs, d’autres sur lesquelles nous nourrissions des doutes. Lorsque nous arrivions en Russie et nous présentions au chef de la section des relations avec les étrangers du ministère de la Défense, il nous remettait un document d’une trentaine de pages indiquant tous les interdits, mais pas de carte ! (rires) En revanche, nous disposions d’une carte, réalisée par les Américains à partir de documents soviétiques, qui représentait de manière concrète (en rouge) et précise tout ce qui était interdit : des zones géographiques complètes à l’instar des républiques baltes1 à l’exception de leurs capitales2, les zones frontières, certaines parties d’Asie centrale (Baïkonour3 par exemple) ou d’Extrême-Orient, etc. L’accès à certains points sensibles était également interdit : une couronne mesurant entre 30 et 80 kilomètres de rayon autour de Moscou où étaient déployés les sites de missiles antiaériens (mais que l’on pouvait franchir… sans s’y arrêter), les villes industrielles, etc. En bref, tout ce qui n’était pas interdit… était autorisé, mais chaque voyage faisait l’objet d’une lettre transmise plusieurs jours à l’avance aux Soviétiques, les informant de notre projet de déplacement. Ceux-ci pouvaient choisir de « l’enregistrer » ou non. Globalement, les possibilités d’observation restaient grandes : nous avions notamment tout loisir de ratisser périodiquement le réseau de voies ferrées irriguant une très grande partie de l’infrastructure industrielle et militaire (bases aériennes en particulier) ; tout le réseau ferré, c’est extraordinaire ! Au cours de mes six années passées en URSS, je n’ai pas épuisé la totalité des possibilités dont nous jouissions. Le CER nous avait indiqué qu’il recevrait avec intérêt toute information sur l’état mental de la population ce qui, bien évidemment, n’intéressait absolument pas l’état-major de l’armée de Terre. Toutes les données économiques accumulées sur les marchés, dans les magasins, etc., intéressaient au plus haut point le CER.

Extrait de "Les espions français parlent - Archives et témoignages inédits des services secrets français", sous la direction de Sébastien Laurent, (Nouveau Monde Editions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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