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Les djihadistes soutenus par la Turquie ont-ils vraiment menacé de tuer des Américains en Syrie ?
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THE DAILY BEAST

Retour sur un incident survenu dans la ville d’Al Rai au nord de la Syrie, début septembre, entre les forces soutenues par les Américains et le groupe Ahrar Al-Sharqiya. Les médias sont-ils tombés dans un piège ?

Michael Weiss

Michael Weiss

Michael Weiss est journaliste pour The Daily Beast.

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Michael Weiss. The Daily Beast

"Les chiens !" criait le combattant barbu. "Des agents américains !" "Non à la coalition chrétienne !" "A bas l’Amérique et tous ceux qui soutiennent l’Amérique !" "Les porcs !"

Ce ne sont que quelques morceaux choisis parmi les noms d’oiseaux hurlés aux forces syriennes appuyées par les Etats-Unis ainsi qu'aux conseillers américains qui les accompagnaient, alors que leur convoi passait dans la ville frontalière d’Al Rai dans la province d’Alep début septembre. Un homme en cagoule noire a menacé, "nous allons vous massacrer. Vous n’avez pas de place parmi nous. Nous allons tuer ceux qui se battent avec vous".

Une vidéo de cet incident a été postée sur YouTube le 17 septembre dernier. Elle montrait des partisans du groupe islamiste anti-Assad, Ahrar Al-Sharqiya, crier contre le convoi d’une faction rebelle rivale, soutenue par les Américains. Elle a rapidement été reprise par des médias arabophones et anglophones. Et elle semblait montrer l’humiliation des Etats-Unis et les alliés qu’ils se sont choisis dans la guerre contre Daech. La BBC – rien que ça – a écrit que "les rebelles de l’Armée Syrienne Libre" semblaient "chasser les forces spéciales américaines de la ville d’Al Rai dans le nord de la Syrie, en les appelant ''infidèles'' en arabe".

Les Etats-Unis ont connu beaucoup d’embarras dans leur guerre par procuration en Syrie, et celui-ci en est un nouveau, apparemment. Etant donné l’embrasement actuel de la scène politique américaine, et durant une période où la guerre en Syrie semble sombrer dans des abîmes toujours plus profonds, cela donne un parfum fort et symbolique de l’impuissance et de l’échec de l’administration Obama.

Mais quinze jours plus tard, le commandement central des armées américaines et un témoin oculaire parmi les rebelles à Al-Rai ont confirmé au Daily Beast que, loin d’avoir été pourchassés, le commando américain avait à peine remarqué cette démonstration et s'était encore moins senti menacé par elle. Des analyses plus poussées semblent suggérer qu’il s’agissait d’une mise en scène faite par les alliés ostensibles des Etats-Unis, les Turcs. D’après le témoin oculaire, toute la scène n’avait pour but que de coller l’étiquette de larbin d’une superpuissance méprisée à la milice sunnite soutenue par les Américains.

Le Daily Beast a pu avoir accès à des photos montrant les forces spéciales américaines intégrées dans des unités de Liwa Al-Mutasim, des rebelles soutenus par le Pentagone. "Ce que je peux vous dire, c’est que ces soldats (américains) ne faisaient pas une manœuvre de routine après s’être réunis avec les leaders dans le coin", a déclaré au Daily Beast le Major Josh T. Jacques, porte-parole du commandement central. Il a fait remarquer que Ahrar Al-Sharqiya n’a jamais posé aucun problème ni fait aucune menace à ces soldats. "Le matin du deuxième jour de l’offensive, nous sommes passés par une des principales rues d’Al-Rai", a déclaré un combattant de l’Armée Syrienne Libre, qui souhaite se faire appeler Abu Faris dans cet article, et qui a vu passer la manifestation. "C’est ici que la vidéo que vous avez vue a été filmée", dit-il. "Elle montrait un rassemblement de rebelles animés d'une haine féroce pour les Américains. On a essayé de leur expliquer pourquoi les Américains étaient ici. "Nous combattons Daech", nous avons dit, "c’est notre plus grand ennemi". Mais ça n’a pas marché. Il n’y a désormais plus aucune confiance dans les Américains". Que Washington ne soit pas populaire dans la province d’Alep, c’est un fait. Mais quelle est la vraie portée de cet évènement ? La vidéo montre plus d’une douzaine de membres de Ahrar Al-Sharqiya qui harcèlent un convoi qu’on distingue mal – mais bizarrement, pas de soldats turcs ni de forces spéciales américaines. En fait, dit Abu Faris, "les Américains ne savent pas vraiment ce qui se passait. Ils étaient loin de la manifestation. Il n’y avait pas de violence ni de coups de feu. Juste des cris".

Après la manifestation, Mutasim est revenue sur les lieux de la scène et a demandé à Ahrar Al-Sharqiya de partir. Ils l’ont fait. A l’heure où nous écrivons ces lignes, Al-Rai est une ville aux mains de plusieurs groupes armés soutenus par les Américains et les Turcs. Mutasim est l’un d’eux. Son rôle est de fournir un soutien logistique aux blindés turcs et à l’aviation de guerre américaine. "Ahrar Al-Sharqiya a essayé de s’attirer les regards des médias"; a dit Abu Faris au Daily Beast. "Et les médias arabes les ont aidés. Ils jouent un jeu, rien de plus". Mais le joueur-clé a une histoire trouble.

D’après Charles Lister, un analyste de la Syrie travaillant au Middle East Institute à Washington, Ahrar Al Sharqiya est "un paravent pour des ambitions plus grandes" d’un homme appelé Abu Mariya Al-Qahtani. C’est un ancien de Daech basé à Mossoul qui a rejoint la branche syrienne d’Al Qaida - Jabhat Al Nusra - après qu’elle s’est séparée de sa branche irakienne il y a deux ans. En août 2015, Qahtani était une figue marginale dans Al Nusra. Ce groupe venait d’ailleurs de changer d’identité et de se déclarer ex-Al Qaida, aussi étonnant que ça puisse paraître.

Lorsque Qahtani et sa cohorte ont été expulsés de la province syrienne de Deir Ezzor dans le sud-est syrien – largement aux mains de Daech – "il a fui et aurait envoyé certains de ses 'opposants' au nord, pour se remettre dans la dynamique d’Alep", raconte Lester. Il est donc plus approprié de décrire Ahrar Al-Sharqiya comme un groupe djihadiste issu d’une scission, plutôt qu’une faction modérée de l’Armée Syrienne Libre. Dans toute cette confusion d’affiliations et de loyautés à géométrie variable, l’administration Obama fait face à une "haine" rarement vue dans le nord de la Syrie, d’après Abu Faris. Et cela tant par des djihadistes et des sunnites non-djihadistes.

Cela est surtout dû à la nouvelle puissance donnée à la milice kurde YPG, ou Unité de Défense du peuple. L’YPG est une filiale indépendante du Parti de l’Union Démocratique, l’affiliée syrienne du Parti kurde des travailleurs, une organisation sur la liste noire des Etats-Unis et considérée comme terroriste (mais les Etats-Unis ont choisi d’ignorer ce détail fâcheux dans la guerre contre Daech).

"Il y a un soutien sans failles [des Américains] envers les kurdes et contre les arabes et les turkmènes d’Alep"; dit Abu Faris. Récemment, l’YPG a combattu au sein des Forces Démocratiques Syriennes, ou SDF, supposées être plus homogènes ethniquement, même si la prédominance kurde et leur supériorité numérique dans le groupe demeurent. Tout cela fait de Liwa Al-Mutasim – l’un des rares groupes sunnites soutenus par les Américains – l’équivalent local d’un suppôt des Etats-Unis.

Récemment, la brigade a fait l’objet d’une fatwa pour tuer ses membres de la part de la branche syrienne d’Al Qaida. Et bien avant cela, elle avait une relation ombrageuse avec le Département d’Etat Américain comme l’avait rapporté en détails le Daily Beast. Il y a 18 mois, leur directeur politique de l’époque, Mustapha Sejari, avait déclaré au Daily Beast que lui et un millier de ses fidèles allaient retirer leur candidature au programme d’armement et de soutien américain à cause de la clause qui oblige ceux qui reçoivent des armes américaines de ne les utiliser que contre Daech et non pas contre l’armée de Bachar ou contre les milices pro-iraniennes qui le soutiennent.

Puis les nouvelles de la défaite imminente de cette faction par Daech est tombée. Ce dernier avait assiégé la ville de Marea dans la province d’Alep en juin. Cela a poussé le CENTCOM (commandement central) à larguer des armes et des munitions à une faction arabe pour la première fois depuis le début de l’opération Résolution inhérente. Ce largage était décisif car Mutasim a pu repousser l’avance des colonnes de Daech d’environ 1000 djihadistes et même reprendre quelques villages tenus par Daech dans la province d’Alep. Enfin, Mutasim a déclaré au Daily Beast qu’à cause du soutien intermittent et conditionné des Américains lors du siège de Marea, Mutasim pensait accepter une offre faite par le ministère de la Défense russe - certainement faite par l’entremise de la Turquie - pour changer de camp et s’aligner sur Moscou. Cette interview a valu un bon nombre de tracas à la brigade, à la fois de la part des antis et pro-Assad, qui a assailli la brigade dans les médias.

Cela a également conduit à un moratoire sur les équipements et les salaires payés aux combattants, d’après certains membres de la brigade. Cependant, après l’invasion surprise du nord de la Syrie par la Turquie il y a un mois, l’administration Obama – qui n’a pas vu cela arriver visiblement – a décidé de réhabiliter ses brigades affiliées qui avaient un peu perdu leurs illusions. L’espoir est que ces hommes se rallient à la Turquie, un allié pourtant membre de l’Otan, mais de moins en moins fiable et de plus en plus méfiant vis-à-vis de l’Occident, après le coup d'Etat manqué contre Erdogan.

Pour l’instant, les soldats turcs, aidés par des groupes rebelles, ont réussi à dégager 90 kilomètres de frontières des mains des seigneurs de guerre d’Al Baghdadi, ôtant ainsi à Daech un accès important à l'étranger. Les Turcs se préparent à pousser plus au sud en Syrie pour établir "une zone de sûreté" pour les rebelles. Ce n’est pas un hasard si cette zone permettra également d’empêcher les kurdes du SDF d’occuper ce terrain et d’y établir leur Etat semi-autonome, connu sous le nom de "Rojava" en kurde.

Des alliés arabes marginalisés, comme Mutasim, deviennent alors indispensables pour donner une crédibilité aux États-Unis - un cache-sexe diront certains - notamment devant leurs alliés turcs, pour s’assurer une lutte sans relâche contre Daech, le tout à quelques semaines des élections présidentielles américaines en novembre.

Il est de notoriété publique que le président Obama souhaite porter un coup fatal à la menace djihadiste qui se déploie sur les deux pays dans la région avant que les Américains n’aillent aux urnes et que sa présidence devienne de l’histoire ancienne. Une source au sein de Mutasim a déclaré au Daily Beast que les salaires sont de nouveaux payés depuis le 29 août aux combattants qui s’engagent à dans la bataille pour libérer le village de Tal Alin dans la province d’Alep des mains de Daech. Mutasim a perdu dix hommes dans cette opération, y compris le chef du bataillon, un certain Abu Ali.

La bataille de Tal Alin s’est terminée le 26 août, 3 jours avant que les Etats-Unis recommencent à payer les combattants de Mutasim. La même source précise cependant que les munitions ne sont pas encore arrivées. Parfois courtisée par les Etats-Unis et parfois laissée pour compte, la brigade Mutasim fait face à des fragilités en interne et à de l’hostilité en externe. Charles Lister, le spécialiste de la Syrie, a noté qu’Ahrar Al Sharqiya - qui a établi son quartier général près d’Alep dans la ville d’Azaz - était la seule faction apparenté à Al Nusra à rester dans le nord après que Nusra décide de se retirer en bloc, en réponse à la décision de la Turquie d’établir une "zone de sûreté".

Leur présence à Al Rai semble indiquer qu’Ahrar Al Sharqyia "a une relation de soutien mutuel avec la Turquie", dit Lister, puisque toutes les factions impliquées dans l’opération Bouclier de l’Euphrate sont de fait affiliées à la Turquie. Et comme pour joindre le geste à la parole, une faction salafiste proche en nom et en idéologie et appelée Ahrar El Sham, qui se trouve à la frontière entre les rebelles classiques et Al Qaida, vient d’émettre une fatwa la semaine dernière autorisant les combattants à collaborer avec la Turquie dans son effort militaire.

Une dispense que Jabhat Fath Al Sham, la nouvelle filiale de Nusra, a rejetée. Il n’y a aucun indice permettant de dire que l’incident entre Ahrar Al Sharqyia et les troupes américaines était manipulé par Ankara. Cela aurait bien pu être une action spontanée de djihadistes mécontents. Pourtant, ce n’est pas la première fois, depuis l’incursion turque à Alep, que la Turquie met en péril ses propres atouts face à ceux des Américains. Il y a trois mois par exemple, lorsque Mutasim était assiégé sur deux fronts, par Daech à l’est et par le SDF à l’Ouest, où les kurdes n’autorisaient pas d’accès terrestre, ce qui a nécessité un pont aérien de la part des Etats-Unis.

Depuis, la SDF a régulièrement combattu aux côtés des rebelles au sein de l’opération Bouclier de l’Euphrate. Mais c’était la première fois que des kurdes menaçaient de tuer des soldats américains. "Le bouclier de l’Euphrate est une opération sous commandement turc et toute question relative à cette question ou à ceux qui y participent devrait être posée directement au gouvernement turc", nous a répondu le Major Jacques. "Cependant, les Etats-Unis resteront fermement engagés avec la Turquie, notre allié de l’Otan et avec [la SDF à dominante kurde] les autres acteurs soutenus par la coalition sur le terrain en Syrie la sortie de crise et les efforts d’unité".

Un conseiller du Président Recep Tayyip Erdogan n’a pas répondu à notre demande de commentaire. Mais la réponse sèche du CENTCOM laisse imaginer l’animosité encore présente entre Ankara et Washington. Erdogan se remet toujours du coup d'Etat avorté contre lui, soit-disant préparé et fomenté par des fidèles de l’imam islamiste Fetullah Gulen, qui vit aux Etats-Unis. Son extradition n’est pas seulement réclamée par Ankara, mais elle était la pierre angulaire du discours d’Erdogan à l’Assemblée générale de l’Onu mardi dernier à New York.

Même avant le coup d'Etat, dans une interview au journal The Atlantic donnée à Jeffrey Goldberg, Obama avait décrit Erdogan comme "un raté et un autoritaire". Il est vrai que bien avant le coup d'Etat, Erdogan avait réprimé la société civile et la presse et conduit une chasse paranoïaque contre les "gulenistes" dans toutes les administrations gouvernementales. Le jugement d’Obama contrastait sévèrement avec celui qu’il avait fait d’Erdogan Premier ministre. A l’époque, il était le préféré des dirigeants étrangers. Depuis, Erdogan a bien déçu Obama.

Comme l’a rapporté le Wall Street Journal le mois dernier, l’invasion du nord de la Syrie par la Turquie a été faite sans un seul coup de fil aux Etats-Unis. Son but stratégique n’était pas seulement d’empêcher l’avancée de Daech mais également d'empêcher les kurdes d’établir un fief sur sa frontière sud. Une menace jugée tout aussi sérieuse et aussi terroriste que Daech par Erdogan et ce qui lui reste comme appareil militaire et sécuritaire.

Le but des anatoliens est d’attirer les Américains dans une guerre conjointe dans le nord de la Syrie contre à la fois l’expansionnisme kurde et Daech. "La Turquie voudrait que cette 'zone de sureté' soit un havre pour les rebelles acceptables à ses yeux", dit Lister. "On parle de l’envoi éventuel de la Coalition de l’Opposition Syrienne, les représentants du peuple syriens reconnus par les Turcs et les Américains afin d’établir une présence politique de facto dans les provinces". La prochaine cible du Bouclier de l’Euphrate est la ville d’Al Bab, la dernière place forte de Daech dans la région d’Alep. Elle abrite surtout le quartier général de Amn Al-Kharjee, les services secrets extérieurs responsables des actions terroristes et notamment des massacres de Paris, Bruxelles et Istanbul.

Si la Turquie arrive à démanteler le fief kurde et établir une zone tampon avec des factions arabes et turkmènes amicales, elle aura réussi un double victoire sécuritaire dans une seule campagne. "Dans un sens, c’est un test pour les forces de l’opposition classique", dit Lister. "Qui veut mettre de côté sa colère envers les Etats-Unis et son manque apparent de volonté de protéger la révolution, pour des objectifs à court ou moyen terme ? C’est un pari, mais il y a beaucoup à gagner si ça marche". Et beaucoup à perdre si ça ne marche pas.

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