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Les dents de la mère de nos pères : tout ce que nous apprend la dentition de nos ancêtres sur leurs vies
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Lire dans les dents

Il est possible de reconstituer l'alimentation de quelqu'un rien qu'en étudiant ses dents. Les avancées récentes permettent d'en savoir davantage encore : de toutes nouvelles techniques ont révolutionné l’étude des dents et du squelette, au service de ce qu’on appelle la bioarchéologie, qui permet de reconstituer le mode de vie des populations disparues.

Martin Friess

Martin Friess

Martin Friess est Maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle. 

 
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Atlantico : Publiée dans The Journal of Archaeological Science, une étude montre comment les dents de nos ancêtres peuvent nous apprendre beaucoup sur leur mode de vie. En étudiant des dents d'homme du XVIIIe siècle et XIXe siècle, les chercheurs se sont rendu compte par exemple de carence en vitamine D qui se justifie par une absence d'exposition au soleil. Comment en sont-ils arrivés à cette conclusion ? Comment expliquer cette sous-exposition à ces époques ?

Alain Froment : En ce qui concerne la carence en vitamine D, elle est liée au manque d'ensoleillement, car ce sont les ultra-violets qui assurent la synthèse de cette vitamine dans notre peau. Les conséquences sont, en raison de son rôle dans la fixation du calcium sur les os et les dents, des déformations osseuses ou rachitisme chez les enfants, et une ostéomalacie, ou défaut de calcification, chez les adultes. C’est une maladie qui apparaît vers le XVIIe siècle, avec le développement des villes, les gens quittant le mode de vie campagnard pour s’enfermer dans des logements urbains insalubres. En regardant des coupes de dents au microscope, on peut détecter les périodes où le dépôt de calcium a été insuffisant, car les dents s’accroissent un peu à la façon des anneaux de croissance des arbres. Toutefois, les altérations de l’émail dentaire peuvent aussi avoir pour cause un épisode de famine, ou encore un épisode infectieux prolongé, au moment où le germe dentaire est en construction.

Martin Friess : On sait que la carence en vitamine D peut avoir des effets négatifs sur nos os, le rachitisme en est un exemple extrême, l’ostéoporose un autre plus courant, cette dernière étant visible à travers une plus faible densité de l’os. Grâce à des analyses microscopiques, les auteurs de cette étude ont découvert des signes similaires à l’intérieur des dents, et ils pensent qu’elles sont causées par la carence en vitamine D au cours de l’enfance. Cette carence est attribuée par les auteurs aux conditions de vie autour de 1900 au Québec : la latitude élevée qui connait un faible rayonnement solaire, nécessaire à la synthèse de la vitamine D, à laquelle s’ajoute un régime alimentaire pauvre en sources externes de vitamine D, puis, selon les auteurs, des coutumes vestimentaires qui auraient réduit l’exposition au soleil.

Qu'est-ce que l'analyse des dents de nos ancêtres peut nous apprendre d'autre ? Peut-on parler d'une progression ou l'Histoire au contraire nous montre que la condition des hommes d'antan a beaucoup varié selon les époques ?

Alain Froment : Les dents racontent énormément de choses sur leur propriétaire, on peut parler d'"odontobiographie", qui consiste à raconter la vie de quelqu'un en étudiant ses dents. Depuis longtemps on étudie l’usure dentaire, qui était particulièrement importante dans le passé, en raison de la nature abrasive de la nourriture (farine moulue sur des meules de grès incorporant des poussières de silice par exemple). L’usure est faible chez nos contemporains puisque nous mangeons aujourd’hui une nourriture beaucoup plus facile à mastiquer. De même on peut compter le nombre de caries et de dents perdues avant le décès, et dans les populations où l’hygiène buccale est médiocre (pas de brossage), où il n’y a pas de soins de dentisterie, et surtout si le régime est riche en sucres, les dégâts sont importants. On voit ainsi une forte détérioration entre nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, les hommes de Cro-Magnon, et leurs successeurs, à la période Néolithique, il y a six à huit mille ans, qui étaient agriculteurs, avec un régime beaucoup plus riche en amidon et énormément de caries. Mais dernièrement, de toutes nouvelles techniques ont révolutionné l’étude des dents et du squelette, au service de ce qu’on appelle la bioarchéologie, qui permet de reconstituer le mode de vie des populations disparues. Tout d’abord, on peut trouver l’ADN du propriétaire d’une dent ancienne dans la cavité pulpaire, qui est encapsulée et à l’abri des contaminations d’ADN externe ; dans le tartre adhérent à la dent, on peut aussi trouver "fossilisés"des résidus alimentaires, et même l’ADN des bactéries de la cavité buccale (le microbiote). En étudiant la surface dentaire au microscope électronique, on détecte les stries d’usure liées à l’abrasion des aliments, qui est différente selon le type de nourriture. Sur les coupes de dent, on peut, toujours en microscopie électronique, compter les couches de dépôt journalier d’émail, et ainsi déterminer au jour près l’âge du décès d’un enfant. Le dosage, étagé tout au long de la dent, de certains isotopes (carbone et azote) renseigne aussi sur la composition du régime alimentaire, et permet en particulier de déterminer l’âge du sevrage, tandis que d’autres isotopes (oxygène, strontium) indique la mobilité de l’individu, puisque les dents, comme les os, incorporent les minéraux du substrat géologique où poussent les végétaux dont on se nourrit.

Martin Friess : Les dents nous renseignent énormément sur la vie dans le passé : d’abord, grâce à leur mode de croissance, un peu comme les anneaux d’un arbre, on peut déterminer l’age biologique d’un squelette avec précision. Ensuite, les dents peuvent nous fournir des indices sur le régime alimentaire dans le passé : à travers des éléments isotopiques, comme le carbone (ratio 13C/12C), les dents temoignent de l’origine animale ou végétale de nos aliments, ce qui nous permet de reconstruire les changements alimentaires au cours de l’évolution humaine. D’autres isotopes reflètent des variations environnementales dans lesquelles un individu a grandi, ce qui nous permet de retracer d’éventuelles migrations préhistoriques. Bien sûr, les pathologies dentaires, comme les caries ou les malformations, peuvent être révélatrices des conditions de vie générales, en particulier l’hygiène.

Si l'on regardait les dents des hommes d'aujourd'hui, que pensez-vous que nous observerions ? Retrouverions-nous les mêmes preuves d'une sous-exposition au soleil ?

Alain Froment : Aujourd’hui chez nous, la carence en vitamine D a quasiment disparu, car les enfants sont, bien plus qu’avant, élevés en plein air, et ils sont de surcroît supplémentés en vitamine, et gavés d’aliments riches, comme les laitages. Les vacances à la plage sont aussi bien plus répandues qu’autrefois, sans compter la démocratisation des voyages dans les pays tropicaux. Cependant, deux populations restent déficitaires, les personnes âgées sans mobilité, qui restent cloîtrées et ne voient pas le soleil, et les sujets à peau foncée, comme les Africains, les Antillais et certains Indiens vivant en Europe, dont le taux de mélanine dans la peau empêche le passage des ultra-violets. La peau foncée est une adaptation aux zones très ensoleillées, mais quand ces gens sont transplantés dans les pays du nord, y compris depuis plusieurs générations comme dans le cas des Noirs américains, ils peuvent développer une carence en vitamine D méconnue et négligée par le corps médical, qui, du fait du rôle de cette molécule dans l’immunité, a des conséquences sur la résistance aux infections et la susceptibilité aux cancers. C’est pourquoi il faut penser à supplémenter cette population, surtout l’hiver, c’est très facile, soit par des gélules ou une injection annuelle, soit avec un régime riche en vitamine D, comme le fameux foie de morue. Une nouvelle branche de la médecine, dite médecine darwinienne ou évo-médecine, réfléchit à ce genre de conflits entre évolution humaine et pathologie, afin de trouver des parades appropriées.

Martin Friess : Pendant l’hiver à Paris très probablement. Plus sérieusement, dans certaines régions du monde, où les jours ensoleillés sont moins nombreux, et où le mode de vie, de plus en plus à l’intérieur, réduit notre exposition au soleil, la carence en vitamine D continue à représenter un souci potentiel. Il est donc concevable, que l’on retrouve ces mêmes signes de carence dans les dents aujourd’hui. Cependant, à partir de quelle durée une carence en vitamine D modifie la structure de nos dents et devient détectable, cela reste à clarifier.

Propos recueillis par Thomas Gorriz

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