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 Le sens des limites : anatomies d’une impasse
©FRED TANNEAU / AFP

Bonnes feuilles

Monique Atlan et Roger-Pol Droit publient "Le sens des limites" aux éditions de L’Observatoire. De tous côtés, nous vivons une crise des limites, celle des ressources énergétiques, des moyens d’imaginer l’avenir, des possibilités d’action. Et si, pour en sortir, l’idée même de limite était à repenser ? Extrait 2/2.

Roger-Pol Droit

Roger-Pol Droit

Ecrivain, philosophe, chercheur au CNRS, enseignant à Sciences-Po, Roger-Pol Droit est l'auteur d'une vingtaine de livres, dont plusieurs traduits dans le monde entier. Il écrit régulièrement dans Le Monde, Le Point et Les Echos. Avec Petites expériences de Philosophie entre amis (Plon, 2012), il retrouve la veine des 101 expériences de philosophie quotidienne, best-seller mondial traduit en 23 langues, l'alliance d'écriture limpide, tantôt poétique tantôt drôle, d'imagination débordante qui a fait son succès. (Voir www.rpdroit.com)

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Monique Atlan

Monique Atlan

Monique Atlan est journaliste, rédactrice en chef à France 2.

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D’abord un diagnostic, celui d’une impasse. Depuis ces dernières décennies domine le fantasme d’effacer toutes les limites. Contre cette tentation de l’illimité, dont nous rappellerons les facettes, se dresse désormais une volonté multiforme de réinscrire les limites, de les imposer de nouveau. Mais cette confrontation est mal engagée, elle repose sur une conception tronquée de la limite, erreur si bien partagée que des adversaires apparents se révèlent plus semblables que différents.

Ce regain d’intérêt pour les limites, nous souhaitons l’accompagner, mais en le remettant, si possible, sur une meilleure voie.

C’est pourquoi il faudra revenir sur la notion de limite, sur les différents sens du mot, puis sur les grandes représentations successives des attitudes occidentales envers les limites. Ce sont d’abord ces représentations collectives, ces récits partagés qui nous intéressent, mais aussi leur impact sur la réalité et leur contribution à l’impasse actuelle.

Comment en sortir ? En repensant la notion de limite. En cessant d’en faire seulement un mur, une barrière, un rempart étanche. En imaginant un autre regard sur le sens des limites, à travers quelques variations sur son rôle de principe organisateur, notamment dans l’élaboration de la pensée, les relations aux autres, l’éthique et la politique.

Ou l’on efface toutes les frontières, ou l’on renforce partout murs et barrières. Ou bien l’expansion impérieuse, la consommation effrénée, le déploiement des techniques ne supportant aucun frein, ou bien les restrictions drastiques, contraignantes, comminatoires.

Cette radicalité impérieuse conditionne la définition des limites. Elles paraissent soit absolument insupportables, donc à détruire, soit absolument indispensables, donc à imposer coûte que coûte.

Progrès exponentiel sans frein contre camisole de force : telle est l’impasse. Choix impossible, inexistant.

Sous cette apparence d’antagonisme, une même incompréhension, voire une même négation de ce qu’est vraiment une limite. Quand la représentation se crispe, la limite devient barrière rigide, ardemment redoutée ou désirée, à abattre violemment ou à figer totalement.

Aborder ainsi les limites de manière radicale, pour les annihiler ou pour les éterniser, revient dans les deux cas à les nier, à les ignorer, à les rater, donc à se retrouver dans une étrange proximité en forme d’impasse.

Les Grecs nommaient ce genre de situations « aporie », c’est-à-dire voie sans issue, cul-de-sac pour la pensée.

Pourquoi, précisément ? En raison du risque d’un retour à l’indifférencié, par des chemins différents.

Supposons, en effet, que toutes les limites soient effacées. On se retrouverait dans un continuum unique, où l’on circulerait indéfiniment, passant d’un moment à un autre, d’une espèce à une autre, d’un genre à un autre… pratiquement sans transition. Cette abolition des contours ferait perdre la notion de l’existence des autres et jusqu’à sa propre identité, désormais non repérable. Personne n’étant quoi que ce soit de délimité ni de définissable, personne ne serait rien. Il n’y aurait plus ni intérieur ni extérieur, ni ici ni ailleurs, ni soi ni autre. L’effacement intégral conduit à l’indifférencié et à l’indistinct. Dans ce monde fictif, l’altérité disparaît. Et, avec elle, l’identité.

Mais il en serait de même dans un monde hermétiquement clos, barricadé sur lui-même, défini par une limite rigoureusement étanche qui protégerait si intégralement de l’extérieur que celui-ci n’aurait plus d’existence qu’imaginaire, sur le mode fantasmatique de l’inconnu et du menaçant. En concevant les limites comme des murs, les frontières comme des remparts, les restrictions comme des punitions et des diktats autoritaires, on en vient à supprimer, autrement mais également, les autres.

En restant entre soi, en parquant les « autres » au-dehors, en coupant les ponts, on constitue une uniformité, une sorte d’homogénéité restreinte contre le magma menaçant que l’on imagine grouiller de l’autre côté de la frontière. La limite qui enferme pour protéger exclut le dehors, le diabolise et le désincarne. Elle empêche, elle aussi, toute existence réelle, vivante, c’est-à-dire en relation avec d’autres que soi. À l’intérieur de l’espace enclos par une limite pétrifiée, il n’y a plus personne, car il n’y a plus d’autre.

Plus généralement, la question des limites se transforme en impasse dès qu’on généralise et totalise, en voulant soit effacer toutes les limites, soit les rigidifier toutes, alors qu’il n’existe, dans la réalité, que des cas singuliers, diversifiés, qu’il convient d’examiner un par un. Selon les cas, certaines limites seront à réinscrire ou à dépasser, d’autres à nuancer ou à renforcer.

« Certaines », jamais « toutes ».

A lire aussi : La tentation de l’effacement des limites au sein des sociétés contemporaines à travers les technologies et le transhumanisme

Extrait du livre de Monique Atlan et Roger-Pol Droit, "Le sens des limites", publié aux éditions de L’Observatoire.

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