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Le ras-le-bol des irakiens face à la corruption et aux ingérences étrangères
©AHMAD AL-RUBAYE / AFP

Mobilisation

Des manifestations, notamment à caractère social, ont lieu en Irak depuis le 1er octobre, à Bagdad et dans le sud du pays. 100 personnes environ seraient mortes selon un bilan officiel.

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

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Atlantico : Pourquoi le remplacement du général Abdul-Wahab al-Saadi a-t-il mené à ce mouvement de protestations ? Qui est-il et que représentait-il aux yeux de l’opinion, notamment chiite ? 

Roland Lombardi : Le général Abdel Wahab al-Saadi est un officier supérieur irakien. Jusqu’en septembre dernier, il était le patron des célèbres Forces des opérations spéciales iraquiennes, qui regroupent toutes les unités d’élite de l’armée irakienne, principalement chargées du contre-terrorisme. Elles sont composées de 3 grandes brigades et ont été créées en décembre 2003. Elles sont formées et équipées par les Etats-Unis. Le général al-Saadi est considéré comme un héros et il est un des symboles de la victoire sur l’Etat islamique en Irak. En effet, c’est lui qui était à la tête des troupes qui ont repris plusieurs villes symboliques en Irak : Baïji et Tikrit en 2015, puis Fallouja, avant la reconquête de Mossoul, aux mains des jihadistes de Daesh, en 2017. Ainsi, sa mise à l’écart fin septembre (sans aucune raison officielle) par le Premier ministre irakien, Abdel Mahdi, a suscité beaucoup de colère. Compétent, de confession chiite mais non inféodé à Téhéran et connu comme un patriote dévoué au drapeau irakien, la rumeur s’est très vite répandue que cette décision, qui au passage illustre bel et bien les divisions du pays, était motivée par la volonté de certains de remplacer al-Saadi par un officier beaucoup plus proche de l’Iran... D’influents chefs de milices des Hachd al-Chaabi, force intégrée à l’armée régulière et formée de nombreuses milices chiites, auraient alors directement exercé des pressions pour écarter al-Saadi et affaiblir les Forces des opérations spéciales iraquiennes qui sont en l’occurrence un véritable obstacle à la puissance de leurs propres factions... De plus, par les temps qui courent dans le monde arabe, les généraux populaires (surtout dans toutes les communautés confondues comme en Irak) sont très mal vus par les politiciens de cette région... Avec ce que j’ai appelé « le printemps des militaires » et ce qui s’est passé en Egypte, en Libye, au Soudan et même en Algérie, on peut les comprendre... En attendant, la mutation du célèbre commandant au ministère de la Défense, avec son grade et solde mais sans aucune prérogative claire, a été vécue comme une véritable humiliation par beaucoup d’Irakiens et surtout par l’intéressé lui-même. Par cette initiative, outre le risque d’affaiblir l’institution militaire et d’entamer la confiance des Irakiens dans leur armée, le pouvoir de Bagdad risque aussi de s’être fait un nouvel ennemi... Pourtant, dans un célèbre film sur la mafia, un des principaux protagonistes donne ce conseil que certains auraient dû méditer : « Sois toujours proche de tes amis, et encore plus proche de tes ennemis »...

En quoi ce mouvement exprime-t-il aussi une forme de nationalisme irakien, et une peur de voir se déliter, avec la disparition de l’Etat islamique, les fondements de l’unité ?

Malgré le chaos, les règlements de compte interreligieux ou intercommunautaires et la fragmentation de la société irakienne, le sentiment national ne doit pas être sous-estimé dans ce pays. Le nationalisme irakien est toujours vivace. Je rappelle que le drapeau irakien a toujours flotté aux côtés des étendards de la majorité des milices irakiennes chiites, même celles affiliées au parrain iranien…

Par exemple, le célèbre leader chiite, Moqtada al-Sadr, revendique totalement ce nationalisme. Et il n’est pas le seul, loin de là. Au Moyen-Orient, rien n’est jamais ni tout blanc ni tout noir...

Ainsi, les forces patriotiques de défense et les Hachd al-Chaabi, la puissante coalition paramilitaire des milices principalement composée de chiites, les forces d’autodéfense et les grandes tribus sunnites, qui avaient collaboré auparavant avec l’EI, se sont finalement toutes ralliées au pouvoir central et à l’armée irakienne pour combattre Daesh. Aujourd’hui celui-ci est vaincu militairement parlant mais ses cellules clandestines existent toujours et il peut très bien et très vite renaître de ses cendres. Surtout que les problèmes socio-économiques perdurent. Le nationalisme pourrait vraiment être un facteur de paix en Irak. Toutefois, survivra-t-il à une situation sociale catastrophique, aux représailles intercommunautaires ou intertribales et à la montée inexorable de la criminalité organisée ? Là est toute la question.

Y a-t-il aussi dans le mouvement un refus de l’ingérence étrangère ?

En tout cas, durant les heurts de ces dernières semaines, de nombreux slogans des manifestants dénonçaient cette ingérence étrangère. Il est vrai que ce pays est pris en étau entre ses deux grands alliés, l'Iran et les Etats-Unis. Ces ingérences existent donc bel et bien et ce, jusque dans l'armée, notamment avec les Américains via l’armée et les Forces des opérations spéciales iraquiennes que j’ai évoquées plus haut et l'Iran via les Hachd al-Chaabi.

Paradoxalement, l'Iran, par la voix de son Guide suprême, Ali Khamenei, a clairement évoqué un « complot » étranger (rhétorique habituelle dans cette région) derrière ce mouvement apparemment spontané et sans parrain politique ou religieux affiché... Or, voir par exemple la main des services spéciaux américains derrière les troubles actuels n’est que pure spéculation pour l’instant, même si nous ne pouvons pas l’écarter catégoriquement...

Quoi qu’il en soit, un mouvement populaire de cette ampleur et dénonçant l’ingérence étrangère, et principalement celle de Téhéran, ne peut être vu que d’un bon œil par tous les grands acteurs régionaux souhaitant affaiblir l’influente Perse voisine... notamment dans la guerre larvée et économiques qui l’oppose aux Américains.

Car, et que cela nous plaise ou non, si la grande majorité des Irakiens regrette finalement Saddam Hussein et rêvent d’un nouvel homme fort et indépendant, d’autres y pensent aussi.

D’abord, les généraux américains, conscients des erreurs passées, et bien sûr le président Trump, qui le premier, verrait bien un homme à poigne, comme il les aime, prendre les rênes de l’Irak afin de freiner l’hégémonie iranienne dans la région. Comme également les Saoudiens et même, plus qu’on ne le croit, les Russes !

Les manifestants sont aussi animés par les questions économiques et l’existence de la corruption. Quelle est la situation en Irak sur ces deux points ?

Depuis le début du mois d’octobre, les émeutes à Bagdad et dans d’autres localités du pays, ont fait plus d’une centaine de morts et des milliers de blessés. Ce mercredi, la situation était relativement revenue au calme. Certes, des mesures d’urgence ont été annoncées par décret par le Premier ministre Mahdi. Comme une vingtaine de réformes sociales importantes, la hausse des aides aux familles les plus pauvres, la construction de 100 000 logements, des allocations de pensions aux jeunes chômeurs, des programmes de formation professionnelle… Mais toutes ces belles promesses verront-elles vraiment le jour ? Beaucoup d’Irakiens, désabusés, en doutent. A cause de son impéritie, et comme je l’ai dit plus haut, la corruption tous azimuts qui gangrène le pays, le pouvoir central n’a plus le contrôle de la rue car il a perdu sa confiance. Même les notables locaux et les grands chefs tribaux ont le plus grand mal à se faire entendre… La corruption massive et généralisée de la classe politique irakienne ainsi que l’incapacité de l’Etat fédéral et des autorités provinciales à assurer les services de base sur tout le territoire sont les causes majeures de l’exaspération du peuple irakien.

Déjà, il y a plus d’un an, suite aux grandes émeutes de Bassora et dans le sud du pays, Bagdad avait alors promis des investissements et des milliards de dollars (dont 3 milliards pour Bassora). Cependant, un an après, pénuries d’eau et coupure d’électricité sont toujours monnaie courante.

Or, pour rétablir des infrastructures et des services publics dignes de ce nom, il faudrait en priorité une refonte totale de la gouvernance du pays (surtout dans le domaine de l’intégrité des responsables politiques) mais ça, nous en sommes encore très loin…

L’Irak fait partie des 10 pays les plus corrompus de la planète. En quinze ans, plus de 400 milliards d’euros d’argent public auraient été détournés. Tout ceci est légitimement révoltant pour des habitants d’un pays riche en pétrole mais où près de deux Irakiens sur cinq vivent en dessous du seuil de pauvreté !

Aussi, cela fait des années déjà, que des manifestations récurrentes, contre la corruption générale et les services publics déficients, touchent l’ensemble du pays. Celles-ci tournent souvent à l’émeute et provoquent à chaque fois des dizaines de morts.

Au Sud de la Méditerranée et au Moyen-Orient, ce n’est pas tant le manque de démocratie le problème fondamental, comme veulent nous le faire croire certains idéologues en mal de Grand Soir... L’un des plus grands maux (avec l’islam politique sous toutes ses formes, ne l’oublions jamais) du monde arabo-musulman, c’est bien la corruption ! Je le répète souvent, mais même si les Occidentaux (et surtout les Français !) sont mal placés pour donner des leçons dans ce domaine, il n’en reste pas moins que le manque d’intérêt du bien commun de la plupart des leaders de la région est un véritable cancer. Certes, avec les fameux Printemps arabes, certains nouveaux potentats locaux ont pris conscience de ce fait. Avec plus ou moins de sincérité et avec de très relatifs succès, Sissi fut le premier à s’attaquer à ce problème endémique, suivi dernièrement, on l’a vu, par les militaires algériens. Même Assad en Syrie s’y est attelé. Or, ne nous faisons pas trop d’illusions. Sur les terres historiques et traditionnelles du bakchich, ce combat est loin d’être gagné...

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