Le pouvoir de la patience : et si vous attendiez 3 minutes de plus avant de passer à autre chose (lisez cet article, c'est bon pour ce que vous avez)<!-- --> | Atlantico.fr
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"Tout au long de l’histoire, la patience a toujours été considérée comme une façon d’accéder à la sagesse."
"Tout au long de l’histoire, la patience a toujours été considérée comme une façon d’accéder à la sagesse."
©Reuters

On est pas bien, là ?

A tous les hyperactifs modernes effrayés à l'idée de perdre du temps dans l'oisiveté : sachez que les moments passés à "ne rien faire" sont aussi gage de productivité.

Atlantico : Dans notre société moderne du zapping, avec notamment l'émergence de nouvelles technologies, nous vivons plus vite qu'avant. Avons-nous tout simplement perdu la notion de patience ?  Comment expliquez-vous cette évolution ?

Odile Chabrillac : La notion de patience est effectivement une notion en voie de disparition. L’attente est vécue comme agaçante, voire terriblement frustrante pour les enfants capricieux de la société de consommation (enfants que nous sommes tous) fondée sur la réalisation immédiate des désirs, sur le "je veux tout, tout de suite". Il suffit de voir comme il devient difficile d’attendre l’ouverture d’un document informatique, alors que cela prend souvent quelques dixièmes de secondes. L’instantanéité est devenue la règle. Tout ce qui y déroge pose problème. Cette évolution peut s’expliquer de différentes manières, sans que l’on sache vraiment celle qui prime : oui, l’apparition des nouvelles technologies et leur perfectionnement est venue faire écho à notre désir de toute puissance, mais l’éducation des enfants comme des petits rois explique aussi leur difficulté à temporiser, c’est-à-dire à laisser intervenir le facteur temps dans la réalisation de leur désir…

Catherine Berliet : Aptitude ou habileté, la patience  est sans conteste une qualité et plus probablement une vertu, du moins c’est la vision qu’en avaient nos parents et l’approche que développaient nos ancêtres…N’en déplaise à la génération Y. 

Tout au long de l’histoire la patience a d’ailleurs toujours été considérée comme une façon d’accéder à la sagesse. Cette notion de patience a changé et muté au cours des siècles : pour les Chinois elle s’exprimait à travers "Le Che" ou le temps opportun, pour L’Ecclésiaste elle s’incarnait à travers la maxime "Un temps pour tout… et un temps pour chaque chose". Selon  Saint Augustin elle n’était rien d’autre qu’une véritable force de l’âme alors que Levinas la voyait comme un concept bien différent qui s’incarnait plutôt comme une béance face à l’inattendu, une porte ouverte à l’incertitude et plus communément comme une absence de but.

"Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage", telle était  la morale de la Fable de La Fontaine "Le lion et le rat", pas si éloignée, vous en conviendrez,  du célèbre "Il faut laisser le temps au temps" de François Mitterrand…

Aujourd’hui ces maximes semblent sortir tout droit d’un livre de contes, avec ce goût suranné des habitudes oubliées… "Il est bien loin le temps où nous prenions le temps d’avoir le temps…" Notre pain quotidien, notre mantra graalien se construit autour du "Plus question d’attendre". Du "fast food", au "quick and go" en passant par le "kiss and fly", la précipitation est de mise, et le "tout, tout de suite" ressemble étrangement à la dernière fièvre hémorragique qui s’empare de chacun d’entre nous. Se connecter, accéder, s’informer, Twitter, bloguer, surfer, Googler, plus question de décélérer, un seul objectif : garder le pied sur l’accélérateur, et satisfaire au plus vite le moindre de nos besoins, sans attendre.

La patience sous-tend le report d’une action, l’ajournement momentané d’un dessein, elle existe lorsque nous acceptons enfin de différer nos buts,  et s’épanouit à travers une forme de temps retenu et suspendu sans assouvissement de quelque désir que ce soit, juste pour profiter pleinement de la conscience de l’instant.

Mais la tentation est trop grande et c’est ainsi…

Les nouvelles technologies sont venues donner un grand coup de pied dans la fourmilière en nous offrant une consommation sans modération des évènements planétaires. Face à cet accès "open bar" immédiat, et face au "tout inclus", comment ne pas succomber à la tentation du zapping, de la polychronie, et de l’immédiateté ?

Nos cerveaux sont poly-sollicités, nos sens sont stimulés à l’extrême, nous rentrons par effraction partout et à tout moment, puis nous repartons aussi vite que nous sommes venus comme des gentlemen cambrioleurs qui perdraient en route leur butin, et qui s’achemineraient toujours et encore  vers d’autres cieux plus prometteurs, puis  à nouveau délaissés…

Dans les salles de classe, les plus jeunes semblent avoir de plus en plus de mal à fixer leur attention ? Les nouvelles générations sont-elles moins patientes que les précédentes ? Quelles sont les conséquences de cette " impatience" notamment sur la vie sociale et professionnelle ?

Odile Chabrillac : Oui, les nouvelles générations sont en général moins patientes et moins attentives que les précédentes… Ils n’y sont pas pour grand-chose d’ailleurs, et sont juste le produit d’une culture et d’une éducation. Si l’on a des parents stressés le soir à la maison, qui font réciter les leçons au lance-pierre en faisant deux autres choses à la fois, on peut difficilement devenir un modèle de sérénité ! Les plus jeunes font donc preuve d’adaptation. Mais les conséquences risquent d’être assez lourdes pour eux : d’abord en terme de santé – nous constatons de plus en plus de cas de burn-out chez des jeunes gens, voire des enfants – car l’on s’épuise à être sur le pont en permanence, en veille continue comme un téléphone portable. En termes de relations humaines aussi, car une relation dans une véritable intimité avec l’autre ne peut se construire que sur le tempo de la vie, un tempo avec des pleins et des vides, un temps de silence et un temps de partage. Enfin, l’apprentissage ne peut s’inscrire dans notre psychique qu’avec un "pas de côté", un temps qui peut apparaître comme de la rêverie et qui se révèle comme un moment incontournable d’intégration. On ne peut pas apprendre si on zappe en permanence d’une activité à une autre, d’un divertissement à un autre, sans se répéter les choses, se les remémorer inconsciemment ou semi-consciemment parfois, d’ailleurs. Au niveau de la vie sociale et professionnelle, cela fait vivre en permanence dans la rapidité, sans aller au fond des choses, en croyant que l’on a tout compris alors que l’on a juste survolé le sujet, et en plus pas pris le temps de l’apprécier.

Catherine Berliet : Les générations actuelles sont probablement plus avides de nouveauté, plus désireuses d’aller au-delà pour tenter l’aventure, partir à la découverte d’un monde illusoire et virtuel tel le Christophe Colomb des temps modernes, en mal d’horizon. Peut-être rêvent-elles même d’une école adaptée à la montée technologique ? A l’heure des échanges intercontinentaux, le seul champ circonscrit par les murs d’une salle de classe semble trop étriqué et restrictif. L’élève se fait la malle à moindre frais sur son écran, son esprit vaque et s’en va, butine, s’éclate, se perd et se délite, s’active, clignote, se mécanise et s’autocentre.

L’autre s’estompe au profit de rituels mécaniques faits de Zapp, de Shift, et de Suppr, voire d’Echap…L’ADT*(Syndrome de l’Attention Deficit Trait) fait rage, et se nourrit de Ritaline…

Dans le dernier numéro de Harvard Magazine, le professeur de sciences humaines Jennifer L. Roberts décrit sa méthode d'enseignement comme étant fondée sur "le pouvoir de la patience." Ce type de méthode est-il transposable dans les classes françaises ? Comment ?

Odile Chabrillac : Oui, les étudiants français ne sont pas moins capables que les étudiants anglo-saxons, même si les méthodes pédagogiques sont très différentes ! L’étudiant français est davantage contrôlé dans son processus d’apprentissage, là où les jeunes anglo-saxons sont plus autonomes et responsabilisés. Il existe néanmoins des écoles en France avec des temps de lecture où l’enfant peut lire ce qu’il veut en vaquant d’un livre à un autre sans obligation de résultat : nous sommes alors aussi sur un apprentissage de la patience, du tempo de la découverte, de se laisser toucher par une œuvre en dehors de toute exigence extérieure…

Catherine Berliet : Plus le champ des possibles s’élargit, plus l’acuité attentionnelle faiblit, et plus notre esprit s’évade, se fait la belle, toujours plus avide, glouton et gargantuesque. La primarité et la réactivité prédominent sur la secondarité et la pro-activité au détriment de la réflexion, de l’analyse, de la structuration de la pensée et de la distanciation. Nos capteurs sensoriels saisissent l’instant sans l’investir ni le retenir, comme un vulgaire objet de consommation, avec pour seul objectif la volonté de passer à autre chose, la nécessité de brûler ce que nous avons adoré.  Accumuler, collectionner, sans jamais s’attacher, ni se concentrer…

Un changement passionnant à observer car il remet en question tous nos apprentissages et concerne directement  la pédagogie à réinventer pour tourner les esprits de nos chers petits vers une attention durable.

De manière générale, comment réapprendre la patience ? Est-ce vraiment possible étant donné les impératifs du monde moderne ? 

Odile Chabrillac : Peut-on décider d’apprendre la patience de manière péremptoire ? Je ne le crois pas. La question est avant tout celle de notre rapport au temps. Celui-ci doit-il impérativement être plein, productif ? Le temps du vide, du rien faire, de la récupération devrait avoir une place dans nos existences sans nous mettre en panique profonde… Nous ne sommes pas des robots adaptés au monde moderne. Nous sommes des êtres humains soumis à des cycles, qui avons besoin de nous exprimer par le travail ou de créer dans nos loisirs, mais aussi de nous reposer et de jouir paisiblement de la vie. J’ai coutume de dire qu’il est inutile de tirer sur les plantes pour les faire pousser : Il existe un temps pour chaque chose, que cela nous plaise ou non. Vivre une vie en mode accéléré ne peut que finir par nous déprimer, puis nous épuiser (à moins que ce soit l’inverse d’ailleurs…).

Catherine Berliet : Réapprendre la patience passe par la case concentration, par l’acuité attentionnelle,  par la monochronie aussi : une chose à la fois, étape après étape… Fustiger le temps passé à favoriser l’esquisse pour retrouver la juste distance focale et l’approfondissement de nos centres d’intérêt, un vrai challenge.

Comment modéliser le pouvoir de la patience dans les écoles françaises ? Après s’être aperçu que les méthodes des théologiens de la Sorbonne étaient néfastes à Gargantua, Ponocrates lui imposa un nouvel emploi du temps et un nouveau mode de travail, ainsi développa-t-il chez lui de nouveaux comportements comme le goût de l’effort, l’esprit critique. Il fit de son éducation une éducation humaniste associée à des apprentissages ludiques et transforma Gargantua en érudit.

C’est en choisissant "d’essentialiser" les programmes, et en ne gardant que la substantifique moelle pour limiter l’essaimage, c’est en privilégiant le qualitatif plutôt que la quantitatif que nous pourrons favoriser le calme et la patience. C’est aussi en se concentrant sur ce qui compte vraiment et en privilégiant l’essentiel à l’accessoire sans atermoiements que nous remporterons la bataille. Vercingétorix ou la seconde guerre mondiale ? Diminuer les cadences infernales imposées à nos enfants, du matin au soir, de la garderie, en passant par la cantine, l’étude, puis le travail à la maison… Remettre le jeu, l’amusement et la gaieté au centre de la pédagogie. Comprendre l’intérêt du ralentir, la nécessité  de ne plus se hâter, différencier, voir et regarder, écouter et entendre. Savoir tenir en haleine ses élèves sans les bousculer, à l’abri de toute agitation dans un temps retrouvé  pour activer  neurones et pensée latérale sur des sujets à creuser et à incuber au fil de l’année…

Une idée à enfourcher dans l’instant pour contrecarrer  l’ère des pétaflops en attendant le tsunami des exaflops…

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