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Le pessimisme : l’incompréhension des ambassadeurs face à cette spécificité si française
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Christophe Notin publie "Français, le monde vous regarde" aux éditions Tallandier. Dans les sondages, la France apparaît comme l’un des pays les moins optimistes au monde, derrière l’Afghanistan et l’Irak... Dans ce livre, 32 ambassadeurs, de tous les continents, livrent leur point de vue sur la France qui les accueille. Extrait 2/2.

Jean-Christophe Notin

Jean-Christophe Notin

Jean-Christophe Notin est l’auteur de nombreux ouvrages tant sur la Seconde Guerre mondiale (La Campagne d’Italie, 2002 ; Leclerc, 2005), que sur les conflits récents (La Guerre de l’ombre des Français en Afghanistan, 2011 ; La Guerre de la France au Mali

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Puisqu’il en fut l’élément déclencheur, il s’impose d’y revenir après avoir passé en revue forces et failles de la France du XXIe siècle. Ce classement sidérant, indiquant depuis plusieurs années que la France se situerait derrière l’Afghanistan et l’Irak en ce qui concerne l’optimisme de sa population… Si l’on retient l’indice du bonheur (qui prend en compte plusieurs paramètres dont le PIB par habitant, la protection sociale, la santé, etc) pour critère, notre pays n’est qu’en vingt-quatrième position en 2019, quasiment dernier en Europe. Certes, c’est toujours sept places de mieux qu’en 2017. Par ailleurs, ces mesures ne livreront jamais l’exact sentiment d’une population. Mais le constat est là, et pour les ambassadeurs auxquels je l’ai révélé, il est probablement l’un des facteurs de la société française les moins compréhensibles…

Juan Manuel Gómez-Robledo (MEX) : Si les Mexicains et les Français partagent de nombreuses valeurs communes et une amitié de longue date, ils n’ont en revanche pas du tout la même perception du monde. L’exemple le plus frappant est leur rapport à la mort, un sujet toujours extrêmement tabou pour de nombreux Français alors que les Mexicains le traitent avec familiarité et dérision. De même, le rapport au temps, marqué chez les Mexicains par une flexibilité et une adaptabilité à toute épreuve, est essentiel pour supporter un rythme de travail soutenu. En outre, si le Mexique valorise des liens forts d’appartenance aux multiples communautés qui le composent sur le mode de l’« être-ensemble », la société française est minée par l’individualisme, le stress urbain, les pressions subies par les jeunes, prisonniers de leurs injonctions de réussite, le manque de communication dans un monde paradoxalement de plus en plus connecté, le monde virtuel s’imposant face au monde réel. D’une manière générale, si nos amis français ont tendance à regarder le verre à moitié vide, c’est-à-dire les difficultés, les mauvaises nouvelles, les choses négatives, les Mexicains gardent le sourire en toutes circonstances et prennent la vie du bon côté, préférant regarder le verre à moitié plein et se dire que demain est un autre jour, pourvu qu’ils le vivent. 

Qëndrim R. Gashi (KOS) : Les Kosovars sont un peuple jeune. Donc, par définition, ils sont optimistes. Moi, je suis le benjamin du corps diplomatique ici en France, et je suis un optimiste mesuré parce que, pendant les années 1990, j’ai vécu au Kosovo un système de quasi-apartheid. Les Kosovars cependant sont également réalistes car ils ont devant eux des défis énormes, l’emploi, le renforcement de l’État de droit, la réconciliation qui permettra la coopération entre voisins et créera d’autres énergies. 

Brendan Berne (AUS) : On appelle l’Australie le Lucky Country. Nous sommes un peuple très optimiste car nous sommes issus d’immigrants qui se disaient : « Voilà, il faut aller à l’autre bout du monde pour tenter d’avoir une nouvelle vie ! » C’est quelque chose de très enraciné en nous… 

Anna Bossman (GHA) : Le Ghanéen est très optimiste. Sur l’avenir du Ghana, sur l’avenir du monde. 

Imants Lieğis (LET) : Nous sommes revenus à la liberté il y a presque trente ans. On a notre pays. On est membres de l’Otan et de l’Union européenne, et c’est déjà très bien. Donc, à cet égard, il y a de l’optimisme en Lettonie.

Jean Galiev (KAZ) : Le Kazakhstanais est plutôt optimiste. C’est un peu la philosophie de nos ancêtres qui ont connu la guerre et les privations. Moi, j’ai été éduqué avec cette mentalité, je la transmets à mes enfants. Pourvu qu’il n’y ait plus de guerre ! Le reste, on peut vivre avec. 

Hanna Simon (ÉRY) : L’Érythréen de base lutte pour sa survie. Si on n’a rien à perdre, on ne peut pas être pessimiste ; on vit avec l’espoir.

Alain Francis Ilboudo (BUR) : Les Burkinabè sont optimistes par essence. Vu l’adversité à laquelle ils doivent faire face, ils arrivent malgré tout à avancer. 

Vanessa Lamothe Matignon (HAÏ) : Il faut vraiment aller en Haïti pour voir à quel point c’est un pays qui bouillonne. C’est un peuple créatif, qui est malgré tout résolument tourné vers l’avenir. On nous dit souvent : « Mais quelle résilience chez les Haïtiens ! »

JCN : C’est vrai qu’on l’entend souvent à votre sujet. 

Vanessa Lamothe Matignon (HAÏ) : Oui, mais pour moi, c’est un gros cliché ! Vous n’entendrez jamais ça sur la Thaïlande par exemple. On ne le dit pas en Afrique non plus. C’est vraiment très spécifique à Haïti. Vous dites : « Je suis l’ambassadeur de Haïti », et vous entendez : « Ah oui, les pauvres Haïtiens… » Nous sommes un peuple fier, et moi personnellement, en ma qualité d’ambassadeur, je pense qu’on en a assez de cette étiquette « pays à catastrophe et peuple résilient ». ça fait un peu les gens traumatisés qui doivent toujours faire un travail sur eux-mêmes. Ce n’est pas ça du tout ! On a un rapport à la mort en Haïti très particulier ; on sait que la mort fait partie de la vie. On vit avec ce que nous donne le sol, ce que nous donne le ciel, nous faisons avec, mais ce n’est pas de la résilience.

JCN : Pour voir les choses de manière bienveillante, ces réactions montrent quand même un attachement particulier à Haïti… 

Vanessa Lamothe Matignon (HAÏ) : Oui et non. C’est bien, parce que c’est vrai que ça témoigne peut-être d’une affection particulière. Mais ça témoigne aussi d’un rapport passionnel, émotionnel. Donc, ce n’est pas un rapport diplomatique classique. ça n’est pas sain. 

Filip Vučak (CRO) : En Croatie, on a vraiment passé une période très dure avec la guerre, la reconstruction. On a dépensé des milliards et des milliards pour reconstruire les maisons, les villages, les autoroutes, et tout ça pratiquement sans aide internationale. On a fait des miracles car on ne voit même plus les traces de la guerre. Au fond, nous sommes optimistes. Il y a toujours des problèmes frontaliers avec la Slovénie, les problèmes des Croates en Bosnie-Herzégovine, mais on trouve toujours des solutions. Même avec la Serbie, les relations se sont améliorées, bien qu’on ait encore pas mal de problèmes à régler ; ils regardent toujours vers le passé, ce qui nous dépasse vraiment. 

Jorge Torres Pereira (POR) : Je crois que la France oscille encore entre l’illusion d’une dimension qu’elle n’a plus, et l’espoir que, via l’Europe, elle pourra retrouver une importance globale qui, peut-être, s’est effritée un peu. Si on voulait caricaturer, au moment où la tentation du cocorico ne viendra plus immédiatement, les Français seront beaucoup plus heureux ! [Rires.] 

Petr Drulák (TCH) : Les Français ne peuvent pas être plus pessimistes que les Tchèques. Chez nous, c’est encore plus profond. Votre pessimisme est toujours léger, ce n’est pas vraiment un pessimisme…

JCN : Votre pessimisme ne serait-il pas plutôt une mélancolie… ? 

Petr Drulák (TCH) : Ce sont des distinctions cartésiennes qui m’échappent ! [Rires.] En France aussi, on peut parler de mélancolie, car c’est lié à un grand passé… Chez nous, c’est lié à notre histoire difficile, souvent violente, les changements de régime avec les envahisseurs allemands et russes – ce que la France n’a pas vraiment expérimenté car l’occupation allemande a été assez brève, quatre ou cinq ans. Le pessimisme ou la mélancolie tchèques trouvent leur source dans ce sentiment d’être occupé, de ruptures violentes qui n’étaient pas les bienvenues. Il y a une peur de la violence possible de l’histoire… 

Oleg Shamshur (UKR) : Par rapport à la réalité ukrainienne, je ne vois aucune justification au pessimisme français. Bien sûr, il y a beaucoup de choses qui peuvent être améliorées, dans tous les domaines, mais en général, le pays est en bonne santé ! 

Brendan Berne (AUS) : On ne comprend pas pourquoi la France manque de confiance. Une puissance historique, un pays de premier ordre non seulement en Europe, mais dans le monde entier… C’est un pays que nous admirons tellement ! 

Paulo Cesar de Oliveira Campos (BRÉ) : En général, nous sommes plus optimistes que les Français. Ce n’est pas dur à vrai dire… Malheureusement, le pessimisme est un état d’esprit que ressentent un nombre croissant de personnes, et cela ne se limite pas à la France.

JCN : Au Brésil aussi ? 

Paulo Cesar de Oliveira Campos (BRÉ) : Partout, parce qu’on est dans un processus de société où les générations pouvaient espérer que celles qui les suivraient vivraient dans de meilleures conditions qu’elles. Il y avait un espoir d’amélioration de la qualité de vie, quelque chose de plus à chaque fois. Moi, je ne suis pas sûr que je puisse donner à mes enfants quelque chose de plus…

JCN : Nous serions arrivés à une sorte de plafond… 

Paulo Cesar de Oliveira Campos (BRÉ) : Et quelquefois, ce plafond donne aussi l’impression qu’il va baisser…

Alexandre Orlov (RUS) : Je suis frappé par le fait que beaucoup de mes amis français pensent que leurs enfants vont vivre moins bien qu’eux. C’est tragique. Quand une nation ne croit plus à son avenir, quelque chose ne va pas bien. Et ça, c’est une vraie question, un vrai défi pour les gens qui gouvernent. En même temps, le peuple français est un peuple fier, qui aime son pays. Et dans l’histoire, le peuple français a démontré qu’il est capable de miracles. Un sursaut national est toujours possible. L’avenir de la France n’est peut-être pas si tragique que certains le pensent ! 

Qëndrim R. Gashi (KOS) : C’est un peu la maladie des grands pays, quand ils sont au sommet. Parce que, quand vous êtes au sommet, c’est un peu difficile d’imaginer qu’il y a quelque chose au-dessus ! 

Ehab Ahmed Badawy (ÉGY) : Chez nous, on a l’histoire des vingt-quatre carats. Les Égyptiens sont convaincus que chacun parmi nous reçoit vingt-quatre carats à sa naissance. Personne n’en recevra plus, Dieu est juste. Mais c’est la combinaison qui est différente. Vous, vous pouvez avoir vingt carats de santé et quatre carats pour tout le reste. Moi, je pourrais avoir quinze carats d’argent et aucun carat de santé. Les carats symbolisent aussi la famille, les enfants… Et j’ajouterais aussi les carats de la vie simple. Par exemple, un Égyptien qui cultive un terrain, se lève à 5 heures du matin, va travailler comme ses ancêtres le faisaient il y a des millénaires. À midi, sa femme va venir le rejoindre avec un fromage blanc et un pain sec. Il va manger. À 6 heures de l’après-midi, elle reviendra le voir avec ses deux enfants. Mais cette famille va passer une soirée agréable, ils vont rire. Ils sont heureux. Puis, le paysan va se poser dans son lit et s’endormir immédiatement. Il est en très bonne santé. Il dit à sa femme : « Tu sais, je vais prendre le terrain d’à-côté, ça nous rapportera un peu plus d’argent », sa femme lui répondra : « Mais pourquoi ? On est bien ! On mange à notre faim, on est bien portants… On ne veut pas plus. » Ce sont les carats de la simplicité. Les carats de ceux qui n’ont pas accès à l’éducation et ne connaissent pas les problèmes de la vie matérielle. Ce paysan ne connaît pas Saint-Tropez, les Maserati ou les restaurants étoilés… Mais il est heureux, il a ses vingt-quatre carats en quelque sorte. 

Alexandre Orlov (RUS) : Le peuple russe ne partage pas le même pessimisme que les Français par rapport à l’avenir. À travers toute son histoire, il n’a jamais eu de vie facile. Il a appris à se contenter du peu de choses qu’il avait pour être heureux. Et pour lui, la vie spirituelle et affective avait plus d’importance que la vie matérielle. Et cela bien avant l’Union soviétique. Si vous lisez Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, vous comprendrez mieux le fameux mystère de l’âme russe. La société de consommation, qui, à mon avis, détruit aujourd’hui la société occidentale de l’intérieur, n’est arrivée sur la terre russe que relativement récemment. Certes, les Russes ne sont pas des moines ou des ascètes. Comme tout le monde, ils aspirent au bien-être. Depuis l’élection du président Poutine en 2000, leur niveau de vie a considérablement augmenté. Vous pouvez vous-même le constater en vous baladant dans les rues de Paris, Nice ou Menton où je passe mes vacances : les Russes n’ont jamais autant voyagé. Ils n’ont jamais eu autant de liberté et de bien-être. Et ceci est un facteur fort pour ne pas être pessimiste… 

Modupe Irele (NIG) : Dans une certaine mesure, je comprends le pessimisme car beaucoup de gens pensent que leur vie était meilleure quand ils étaient enfants que ce qu’ils vivent actuellement. Les gens ont tendance à être nostalgiques de leur jeunesse et de ce qu’ils ont vécu dans le passé. Et parce que beaucoup de gens n’aiment pas le changement, il n’est pas surprenant qu’ils puissent être pessimistes. Cependant, je pense qu’il y a plus de raisons d’être optimiste. Personnellement, je vois beaucoup d’opportunités pour les jeunes qui n’étaient pas là quand j’étais enfant. Je pense donc que les jeunes Nigérians auront désormais un avenir meilleur si des facteurs importants tels que l’infrastructure économique et une éducation de qualité sont mises en place. L’avenir de l’Afrique est radieux. L’Afrique est le Nouveau Monde à propos duquel l’Europe et d’autres parties du monde plus développées se sont peut-être plus blasées. 

Hanna Simon (ÉRY) : Être pessimiste en France, je crois que c’est un luxe : on a quelque chose, ce quelque chose, il faut qu’on le garde ; mais pour qu’on le garde, on voit à l’horizon des choses qui peuvent nous empêcher de le garder […]. Je pense aussi que c’est un pessimisme lié à une situation globale qui n’arrête pas de se détériorer. Quand mes parents nous ont mis, nous, leurs dix enfants, dans une école française, c’est qu’ils avaient de l’espoir, qu’ils vivaient bien avec le peu qu’ils avaient. Et nous, on était très disciplinés. Ils n’avaient pas besoin de nous dire de faire nos devoirs, de ne pas nous mettre dans la drogue. Ils n’avaient pas besoin d’observer ce que nous faisions, nous étions autodisciplinés. Pour eux, c’était facile. ça me manque, ce temps-là. Maintenant, j’ai peur de tout pour mon fils. Qu’est-ce qu’il deviendra ? L’environnement… Pour l’emploi, dans quelle école, dans quelle université faut-il aller ? 

Abdel-Ellah Sediqi (AFG) : C’est vrai que les temps ont été difficiles ici, entre les attentats, les difficultés économiques, surtout le partage pas toujours égal des ressources, des opportunités, des bienfaits de la nature, de la culture… ça, ça peut pousser les gens à se poser des questions. 

Oleg Shamshur (UKR) : Nos cultures, nos histoires sont différentes, mais il y a des similitudes absolument surprenantes. Les Français sont pessimistes, et très critiques : nous aussi. Deuxièmement, je pense que c’est dans nos gènes : on n’aime pas les gens qui ont réussi dans la vie. Qu’ils soient trop beaux ou trop riches. Cette jalousie du succès est présente aussi en Ukraine malheureusement.

Vanessa Lamothe Matignon (HAÏ) : Disons que, vu la précarité, la détresse dans laquelle vit une grande partie de la population en Haïti, c’est vrai qu’ici, ça à l’air de la Terre promise ! Les gens mangent à leur faim, il y a un système de santé… 

Juan Manuel Gómez-Robledo (MEX) : Les Français n’ont pas toute la conscience du privilège qui est le leur d’habiter dans un pays comme la France. Je constate, il est vrai, une augmentation de la pauvreté à laquelle je ne m’attendais pas en revenant et qu’on voit dans les rues, mais parallèlement, les classes moyennes ont atteint des niveaux de vie qui sont vraiment enviables et qui ne tiennent pas seulement aux revenus financiers, mais avant tout à la qualité de vie, à tout ce que la France offre en matière de loisirs, d’accès à la culture pour le plus grand nombre et à une vie quotidienne qui, je pense, est infiniment plus agréable que celle d’il y a une quarantaine ou une cinquantaine d’années. 

Oscar Alcaman (CHIL) : Vous êtes pessimistes parce que vous êtes toujours critiques. C’est un autre aspect de la langue française. Quand j’ai étudié les relations internationales à Paris, j’ai dû faire un stage de trois mois dans une ambassade française. J’ai été affecté au Vatican. Une superbe ambassade, la villa Bonaparte. On m’a appris à rédiger en français : il faut la thèse, l’antithèse et la synthèse. Et l’antithèse, c’est la critique ! ça m’a beaucoup aidé par la suite car c’est la façon avec laquelle je rédige maintenant. C’est un aspect très positif de la langue française qui permet d’accéder à une culture mais aussi à une façon de penser…

Extrait du livre de Jean-Christophe Notin, "Français, le monde vous regarde", publié aux éditions Tallandier

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