Le mystère norvégien : boom des voitures électriques, stabilité de la consommation d’essence <!-- --> | Atlantico.fr
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Des voitures électriques sont chargées sur des bornes dans une rue d'Oslo, la capitale norvégienne,
Des voitures électriques sont chargées sur des bornes dans une rue d'Oslo, la capitale norvégienne,
© JONATHAN NACKSTRAND / AFP

Modèle à suivre ?

Alors que les véhicules électriques représentent près de 90 % des ventes de voitures neuves en Norvège, la demande de carburant n’a connu qu’une baisse de 10 % entre 2017 et 2023.

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou est directeur général adjoint du cabinet de conseil Sia Partners. Il est l'auteur de "Liberté, égalité, mobilié" aux éditions Marie B et "1,2 milliards d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?" (2012).

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Jean-Pierre Corniou : La Norvège, premier producteur de pétrole européen, avec ses 5,5 millions d’habitants, est le pays pionnier du développement de masse de la voiture électrique et présente un champ d’analyse exceptionnel préfigurant, avec dix ans d’avance, la situation que devrait connaitre l’Union européenne à partir de 2035. C’est aussi le pays dont près de 100% de la production électrique est hydraulique, éolienne ou solaire et donc décarbonée. En 2023, la vente des véhicules thermiques est devenue marginale et dès 2020, le parc électrique à batteries représentait 12,1% des véhicules contre 0,5% pour l’Union européenne. En 2023, la Norvège a atteint 20 % du parc, devenant ainsi le premier pays au monde à faire basculer significativement son parc vers l’électrique. Ce résultat est le fruit d’une politique volontariste engagée dès 2010 et qui vise 100% de voitures individuelles électriques dès 2025. Elle laisse toutefois subsister un volume important de véhicules utilitaires qui contribuent au maintien de la consommation de carburants fossiles. Par ailleurs, cette politique volontariste coûte cher aux finances publiques qui tentent de baisser progressivement les avantages accordés, considérant que l’électrification est acquise dans l’opinion. L’analyse de la situation norvégienne, unique au monde, apporte de multiples leçons pour la stratégie européenne.

Atlantico : Bien que les véhicules électriques représentent environ 90 % de toutes les ventes de voitures neuves en Norvège, la demande de carburant n’a connu qu’une baisse de 10 % entre 2017 et 2023. Plus de 50 % des voitures particulières en circulation à Oslo sont électriques. Comment expliquer ce mystère et la réalité du marché norvégien ? Comment expliquer que cette consommation ne soit pas en baisse de manière plus significative ? Est-ce lié aux véhicules en eux-mêmes, à leur conception ou aux pratiques des automobilistes ?

Jean-Pierre Corniou : Le marché norvégien est exceptionnel car il démontre par les faits à grande échelle que l’électrification de la mobilité ne peut se limiter aux seules voitures individuelles si l’on veut atteindre l’objectif majeur de cette stratégie offensive, la décarbonation totale des transports routiers. De plus, si le flux annuel est désormais quasiment entièrement électrique, le stock de véhicules thermiques ne se résorbe pas rapidement. Or, les véhicules thermiques anciens sont les plus consommateurs de carburants et donc les plus émetteurs de CO2.

Si la Norvège a bien résolu la gestion des flux de véhicules en orientant la demande par des mesures intenses de défiscalisation des véhicules électriques (exemption de la TVA de 25% pour les VE, disposition durcie au 1er janvier 2023 pour les  véhicules au-dessous de 47 500 €, taxe à l’achat pour les véhicules thermiques en fonction du poids et des émissions), d’avantages concrets (stationnement gratuit, accès aux voies réservées, utilisation gratuite des bacs) et d’équipement massif en bornes de recharge, elle doit désormais gérer les véhicules professionnels et résorber les stocks de véhicules anciens. 80% des véhicules vendus en Norvège sont électriques en 2022, 8,5% sont des hybrides rechargeables, et les véhicules à essence n’ont représenté que 3,9% des ventes et 2,9% pour les diesels. Avec 80% du flux de vente de véhicules neuf en VE, les constructeurs commencent à se désengager de ce marché avec leurs véhicules thermiques. Ainsi Hyundai vient de décider de ne proposer sur le marché que ses véhicules électriques à batteries.

Ces données expliquent clairement que la consommation de carburants fossiles ne s’est pas effondrée, car le stock de véhicules thermiques est loin d’avoir disparu, et la part de véhicules électriques dans le parc utilitaires est encore anecdotique. Dès 2014, la Norvège représentait le tiers des ventes de véhicules électriques en Europe. Il a fallu dix ans entre 2000 et 2010 pour passer à 10% de véhicules électriques dans le parc, puis trois ans pour atteindre 20%. Cela signifie que 80% des voitures particulières circulent encore à l’essence ou au diesel et la disparition de ce parc prendra largement plus d’une décennie.

Les véhicules lourds, les cars, les bus et les camions, vont-ils nuire aux efforts obtenus grâce à la réduction de consommation des véhicules électriques au regard de l’exemple norvégien ? Les véhicules hybrides ont-ils une responsabilité également ?

Jean-Pierre Corniou : L’ensemble du parc utilitaires est aujourd’hui alimenté en carburant diesel en Union européenne. Les données de l’ACEA portant sur l’année 2020 montrent que 92,2% des utilitaires légers fonctionnent au diesel, et 6,2% à l’essence, et pour les utilitaires moyens et lourds les véhicules diesel représentent 96,3% du parc. La Norvège ne fait pas mieux avec respectivement 93,5% et 96,4%. Le taux de motorisation en véhicules commerciaux est d’ailleurs plus élevé en Norvège, avec 116 véhicules pour 1000 habitants, que pour l’ensemble de l’Union européenne, avec 81 véhicules. Après le Portugal et Chypre, à la configuration géographique très différente, c’est le 3e taux le plus élevé de l’ensemble européen.  Or ces véhicules ne sont pas encore électrifiés et représentent donc une part croissante de la consommation de carburants fossiles. 

Ce retard des flottes professionnelles par rapport à l’évolution du marché des véhicules personnels, alors que les objectifs de sortie des carburants fossiles sont similaires,  représente un défi pour les États, pour les constructeurs et pour toute la profession logistique. Tous les acteurs en sont conscients. Il faut à la fois faire progresser l’offre de véhicules, en qualité et en prix, et développer les infrastructures de recharge, tant pour les véhicules à batteries que pour les véhicules à hydrogène. Si pour les véhicules légers, où dominent les constructeurs de voitures particulières comme Stellantis, Renault, Volkswagen, Ford, Daimler, les solutions opérationnelles pour les voitures individuelles sont applicables, c’est en revanche une mutation majeure pour les véhicules lourds qui implique des investissements considérables. L’objectif retenu par l’Union européenne est une réduction en 2030 de 50% des émissions de CO2 par rapport à 2021 pour les véhicules utilitaires légers (VUL) et une suppression des émissions en 2035. De plus, la Commission européenne a confirmé, le 14 février 2023, vouloir atteindre de nouveaux objectifs de réduction des émissions de CO2 des camions et remorques soit -90 % de réduction en 2040 par rapport à 2019, avec des seuils intermédiaires qui sont de -45 % en 2030 puis -65 % en 2035. La CE est plus drastique pour les autobus et demande que tous les nouveaux bus mis en service dans les villes de l'UE à partir de 2030 soient zéro émission. La Norvège s’est engagée dans une politique résolue de décarbonation des flottes des autobus de ses grandes villes. En 2024, Oslo ne devrait compter que des bus et des bateaux électriques.

L’exemple norvégien devrait-il conduire les pays européens à revoir la stratégie vis-à-vis des véhicules électriques dans le cadre de la transition écologique ? Les objectifs prévus pour 2050 seront-ils atteignables au vu du cas norvégien ? Un certain nombre de grands groupes en France qui ont équipé leur flotte automobile en hybride ont aussi constaté une hausse de la consommation d’essence. Ce phénomène est-il aussi constaté dans d'autres pays européens, notamment en France ?

Jean-Pierre Corniou : La stratégie norvégienne a très bien fonctionné pour les voitures individuelles sur une décennie. Mais elle n’a pas eu d’équivalent pour les véhicules utilitaires. Or la stratégie des décarbonation des transports, secteur qui participe en moyenne à hauteur de 30% à la production de gaz à effet de serre, implique que tous les moyens de transport de personnes et de marchandises, personnels et professionnels, migrent d’une motorisation avec moteur thermique utilisant une énergie fossile vers une solution sans énergie fossile, directe, ou indirecte à travers la fabrication d’électricité. C’est bien le modèle choisi pour l’Union européenne. Il se décline par stratégies sectorielles.

Le secteur des véhicules utilitaires, qui recouvre une vaste diversité de situations, est intégré dans la stratégie européenne de décarbonation des transports. En effet, en 2019, ces véhicules représentaient en France 14% des émissions de CO2, répartis entre les poids lourds (53%), les VUL (31%), les bus et cars (5%) et les engins de travaux publics (12%). Plusieurs solutions techniques coexistent : électrique, bio-GNV (gaz), hydrogène et biocarburants. La profession et les pouvoirs publics coopèrent pour identifier les meilleurs solutions techniques, adaptées à chaque situation, mais aussi pour travailler en amont sur la demande logistique. En effet, comme pour le transport individuel, qui est par construction multimodal, la décarbonation des usages professionnels implique une réflexion globale qui ne peut reposer que sur des solutions techniques uniformes. France Logistique, qui regroupe 150 000 entreprises et 10% de l’emploi salarié en France, travaille sur cette évolution de fond entre les politiques logistiques et les moyens de transport décarbonés pour les satisfaire.

Le cas particulier des véhicules hybrides rechargeables illustre la complexité de l’évolution technique au regard des contraintes réglementaires. Car si les véhicules hybrides rechargeables sont pris en compte dans le calcul des émissions de CO2 moyenne par gamme de véhicules neufs, avec des données théoriques flatteuses, l’usage réel de ces véhicules, notamment dans les flottes d’entreprise, démontre que les conducteurs « négligent » de recharger les batteries et roulent pour l’essentiel avec le moteur thermique dont les performances sont moindres, compte tenu du poids des véhicules avec leurs batteries. C’est ce motif qui a conduit l’Union européenne, au grand dam de nombreux constructeurs très engagés dans la production de solutions hybrides rechargeables pour verdir leur gamme, à ne pas retenir cette solution dans le Plan 2015.

L’électrification des véhicules lourds, en particulier des camions, sera-t-elle la clé pour réduire la consommation globale de carburant ? L'électrification du secteur du transport routier doit-il être un pilier de la stratégie de transition énergétique dans de nombreux pays ? Ces objectifs sont-ils réalisables ?

Jean-Pierre Corniou : Tout ce qui roule avec des énergies fossiles est producteur de gaz à effet de serre. Naturellement, tous les engins utilitaires ont vocation à abandonner l’usage du pétrole ou du gaz. C’est un parc diversifié et complexe à faire évoluer. Les véhicules commerciaux et industriels représentent en Union européenne une flotte ancienne, avec 13,9 ans d’âge moyen, et 12,8 pour les bus. La flotte norvégienne a 12 ans d’âge moyen, contre 9 pour la France mais, par exemple, 18,5 en Italie, 14,3 en Finlande,15,1 en Espagne. Cette disparité des parcs illustre la difficulté de la mutation à accomplir. Les gestionnaires de flottes auront beaucoup de difficulté à accélérer la migration vers des solutions alternatives lorsque leur flotte de véhicules est récente, généralement en Euro. Les pays dont la flotte est la plus ancienne devront trouver les ressources pour acheter des véhicules électriques ou hydrogène plus coûteux et pour lesquels l’offre est moins abondante et diversifiée que pour les véhicules particuliers. Les solutions de type route électrique, où les camions pourraient se recharger en roulant, soit par induction, soit par caténaires, sont à l’étude mais impliquent des investissements majeurs. Par ailleurs l’équipement des réseaux routiers en bornes de recharge rapide, électrique et hydrogène, dédiées aux véhicules utilitaires est équivalent une condition de leur déploiement. 

Le secteur où la transition est la plus rapide est celui des autobus urbains, où les flottes sont captives, au prix d’investissements importants.  Ainsi la RATP, qui s’est engagée avec Ile de France Mobilité dans une politique de décarbonation de ses services depuis 2014, le projet bus2025, a dû modifier ses 25 centres techniques en Ile-de-France pour accueillir 4700 véhicules nouveaux électriques et au biométhane.

Il est clair que la décarbonation de la logistique est un chantier considérable, qui va de pair avec la décarbonation de l’industrie. Il peut être envisagé en Europe occidentale pour les deux décennies à venir, mais se heurtera à des problèmes de coût et d’infrastructures dans la plupart des pays émergents, dont l’économie dépend du transport routier.

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