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Emmanuel Macron, au palais de l'Elysée à Paris, le 18 octobre 2022
Emmanuel Macron, au palais de l'Elysée à Paris, le 18 octobre 2022
©MOHAMMED BADRA / POOL / AFP

Cercle de la raison

Lors de sa première campagne présidentielle, Emmanuel Macron disait vouloir rendre le pouvoir au peuple. Il semble pourtant aujourd'hui mépriser tant le peuple que les institutions

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Atlantico : Le Président qui voulait rendre le pouvoir au peuple lors de sa première campagne présidentielle a bien changé. Pas de référendums. Une multiplication des 49.3. Emmanuel Macron a même fait voter la loi immigration en excluant du scrutin parlementaire les députés RN. Le gouvernement sait d'ailleurs parfaitement que le conseil constitutionnel va la réécrire. Emmanuel Macron méprise-t-il les institutions, les électeurs, ou les deux ?

Philippe d’Iribarne : Il est sûr qu’Emmanuel Macron est convaincu d’être porteur d’une vision pour la France plus pertinente que toutes les visions concurrentes, qu’elles soient le fait de diverses forces politiques ou de diverses fractions de l’électorat. Il considère qu’il lui revient de mettre en œuvre cette vision en tirant au mieux parti des institutions existantes : possibilité d’utiliser le 49.3, Commission mixte paritaire Sénat/Assemblée, Conseil Constitutionnel. Ce faisant, il respecte les institutions, au moins formellement. Méprise-il les électeurs ? Dans le cas de la loi sur les retraites il a été contre l’opinion majoritaire. Au contraire, pour la loi sur l’immigration, il a agi en accord avec cette opinion. Il ne sens pas lié par elle, ce qui ne veut pas dire forcément qu’il la méprise.

Christophe Bouillaud : Pour le moins, Emmanuel Macron fait un usage des institutions où il se contente à respecter la lettre des dispositions constitutionnelles sans ne guère respecter leur esprit. Bien sûr qu’il n’est pas interdit aux parlementaires de voter une loi dont tout ou partie des dispositions ne sont pas constitutionnelles, mais il allait jusqu’ici de soi qu’un gouvernant ne jouerait pas officiellement et sciemment dans un Etat de droit comme la France où la hiérarchie des normes compte avec une telle possibilité. C’est pourtant ce qu’a fait le Ministre de l’intérieur hier lors de sa déclaration devant le Sénat. On a cru comprendre aujourd’hui qu’E. Borne et E. Macron se situent sur la même ligne. La majorité présidentielle a donc décidé de voter des dispositions, certes proposés par d’autres –les LR -, dont elle sait bien qu’elles sont probablement inconstitutionnelles – sauf si le Conseil constitutionnel décide de jeter l’éponge et de tout valider pour désespérer les professeurs de droit. De même, le recours au 49.3 finit par trahir l’esprit de cette disposition : c’était une règle permettant de se sortir d’une difficulté ponctuelle, cela devient une routine pour stériliser toute discussion parlementaire. J’ajouterais, à la circonstance qu’E. Macron n’a jamais souhaité jusqu’ici de référendum, le fait qu’il a vraiment saboté les initiatives de participation citoyenne qu’il a lui-même mis en place. Se souvient-on que les cahiers du « Grand débat » organisé suite à la crise des Gilets jaunes ont fini sous bonne clé dans les archives de la République ? Se souvient-on aussi que la Convention citoyenne pour le climat a proposé des mesures qui n’ont finalement pas été du tout reprises « sans filtre » par E. Macron ? De ce bel exercice de démocratie délibérative, il n’en est resté au final dans la législation française que de l’anecdotique. Et qui se souvient de ce conseil citoyen qui était censé aider le gouvernement à prendre les bonnes dispositions sur la vaccination en temps de COVID ? A la fin, E. Macron a tenu à « emmerder les Français » réticents à la vaccination anti-COVID. Une probable source d’ailleurs du fond complotiste et paranoïaque qu’on observe chez une partie des électeurs aujourd’hui. 

De fait, à observer l’action d’Emmanuel Macron depuis 2017, il est bien évident que jamais ses décisions ne sont venues de la base, du tréfonds de la société civile, comme cela avait été promis en 2016 quand les premiers « marcheurs » allaient faire du porte à porte pour demander ce que les Français voulaient. L’impulsion de la décision vient toujours par en haut, en fonction des convictions du chef sur ce qui est bon pour les Français ou pour la France. Cette année 2023 en offre une belle démonstration : les sondages et la mobilisation syndicale massive montraient que les actifs ne voulaient pas de la réforme des retraites, Macron l’a fait passer au forceps.  Parce qu’Emmanuel Macron croit qu’une réforme du droit des étrangers coupera l’herbe sous le pied du Rassemblement national, tout d’un coup, les sondages donnent la vérité de ce que veulent vraiment les Français, et justifient une loi restrictive en matière d’immigration, mais, du coup, c’est toute une partie de la réalité économique et sociale de la présence étrangère en France qui est ainsi négligée. On se retrouve ainsi avec une majorité de Présidents d’université qui n’apprécie guère de voir l’accueil des étudiants étrangers hors-UE encore plus compliqué qu’il ne l’est déjà.

En somme, depuis 2017, Macron n’écoute guère que lui-même tant il semble persuadé d’avoir toujours raison sur tout.  

Les élites politiques se vendent comme la position centrale, raisonnable et n’hésitent pas à étouffer la démocratie quand le peuple s’y refuse. N’assistons-nous pas à la dérive du cercle de la raison à travers la position d’Emmanuel Macron et des macronistes sur la loi immigration via une stratégie digne de Machiavel et à travers le mépris envers les électeurs du RN ?

Philippe d’Iribarne : La crainte d’une « populace » échappant au cercle de la raison est une constante de notre histoire. Elle a justifié, jusqu’en 1848, l’existence d’un suffrage censitaire. Elle a été ranimée quand le suffrage universel a porté au pouvoir Louis-Napoléon Bonaparte. L’attachement à la démocratie indirecte, à travers l’élection de représentants du peuple n’ayant pas de mandat impératif, par opposition à la démocratie directe des cités grecques, que défendait Rousseau, relève de la même logique. Le développement de l’instruction sous la IIIe République a été vue comme un moyen de « réconcilier le nombre et la raison ». La mise en place de l’Etat de droit, tant célébré, avec au premier chef le rôle du Conseil constitutionnel, s’inscrit dans cette histoire de méfiance envers les passions populaires. Il ne me semble pas qu’Emmanuel Macron aille spécialement loin en la matière. Il considère certes qu’il lui revient de guider l’opinion et non de s’y soumettre mais ne lui dénie pas tout bon sens. Dans son intervention du 20 décembre il a hautement affirmé que, si une grande partie de la population, préoccupée par l’insécurité et l’immigration, se tourne vers le RN, ce n’est pas une affaire de fantasmes, comme le déclare la gauche morale, mais du fait qu’elle rencontre des problèmes réels que ses prédécesseurs n’ont pas traité. 

Selon une étude du politologue britannique David Adler, les citoyens les plus sceptiques à l'égard de la démocratie et des institutions libérales seraient ceux qui se revendiqueraient du Centre. En Europe, seuls 42% des "centristes" considèrent que la démocratie est un bon système, alors que la majorité des autres électeurs la jugent ainsi. Une situation que l'auteur appelle le "paradoxe centriste". Ces électeurs centristes seraient, après ceux représentés sur la droite de l'échiquier politique, les plus enclins à soutenir un pouvoir autoritaire. Cette étude menée dans une centaine de pays montre que les citoyens les plus sceptiques à l'égard de la démocratie et des institutions libérales seraient ceux qui se revendiqueraient du centre. Un paradoxe qui n'est pas totalement une surprise. Pourquoi les centristes sont les plus enclins à se méfier de la démocratie ?

Philippe d’Iribarne : Les centristes sont justement ceux qui se considèrent comme les tenants de la raison. Ils se méfient de la démocratie vue comme le pouvoir souverain du peuple en corps. Ils tendent à rattacher la démocratie à « l’Etat de droit », au respect des droits des individus, spécialement des minorités, critiquent ce qu’ils qualifient de « démocraties illibérales ».

Christophe Bouillaud : Les vrais centristes, par conviction et non par apathie, sont les personnes qui sont dans le fond les plus satisfaites par le statu quo économique, social, culturel en vigueur. Ce qui existe leur convient très bien au fond, même s’ils râlent eux aussi. Les gens de droite ou surtout d’extrême-droite voudraient une société modifiée selon leur vision du monde, idem pour les gens de gauche ou d’extrême-gauche. Il est du coup assez logique que ces personnes centristes, surtout si elles sont favorisées par la vie, soient quelque peu inquiètes des velléités des autres citoyens, situés à leur droite ou à leur gauche, de changer les règles en vigueur via le seul moyen légitime actuellement, à savoir les urnes, les votes, la démocratie. Cela rejoint un constat qui avait été fait sur l’électorat macroniste il y a quelques années : c’est l’électorat qui se déclarait alors le plus heureux. Dans pareil cas, si on est heureux, il est urgent de ne rien changer. On peut comprendre que, dans un pays dont la majorité des citoyens le déclare en déclin, dont le pessimisme est une marque de fabrique, ce genre de « panglossisme » puisse tourner à la crainte vis-à-vis de la démocratie. 


Le centre est de plus en plus isolé politiquement. Est-ce la raison pour laquelle ses positions se durcissent ?

Philippe d’Iribarne : Le rêve, porté par le centre, de construire une société apaisée par la rencontre de l’économie de marché, des droits de l’homme et des institutions internationales, Union européenne en tête, se fracasse de plus en plus sur le réel, entre la désindustrialisation, le niveau du chômage, la montée de l’islamisme, le processus de « décivilisation ». Ceux qui veulent, envers et contre tout, croire encore au rêve sont de plus en plus en décalage avec ceux qui n’y croient plus, ce qui les conduit effectivement à se durcir.

Christophe Bouillaud : Pour revenir directement à l’état des forces politiques en France, le parti présidentiel et ses alliés représentent donc cette France qui va bien. Or cette France est sociologiquement minoritaire, il s’agit essentiellement des retraités aisés et des managers bien payés. Tout le reste du pays se reconnait dans des discours, de droite ou de gauche, qui soulignent les manquements de ce pouvoir et les difficultés de tous ordres qui assaillent le pays. Ce n’est pas pour rien que la majorité élue en 2022 n’est que relative, que la popularité présidentielle n’a pas dépassé les 50% depuis bien longtemps, et que les sondages sur les prochaines élections européennes montrent que le camp présidentiel, chasseurs compris, va, sauf miracle, regrouper moins d’un quart des électeurs-  pour un scrutin sociologiquement biaisé en faveur de cette France qui va bien. Les 75% autres électeurs voteront, plus à droite ou plus à gauche, contre le pouvoir en place. Et l’on ne prend même pas en compte cette France qui n’ira même pas voter, largement formée de gens qui vont mal. 

Se sachant minoritaire dans le pays, pour un pouvoir, il n’y a plus que deux attitudes : celle vraiment démocratique qui consisterait à renoncer, à ne pas faire comme si l’on était légitime, et, éventuellement, à se chercher de vrais alliés pour former une majorité plus large ; celle qui est appliquée en l’occurrence : profiter de toutes les armes institutionnelles qu’offre la Vème République pour continuer à faire avancer son agenda, et cela de plus en plus en force. C’est visiblement ce qu’a promis lors de son passage télévisé du 20 décembre 2023 Macron pour les 3 prochaines années. 

"Je ne pense pas qu'il faille satisfaire toutes les demandes populaires" a déclaré sur RTL Sacha Houlié, Président de la Commission des lois, en parlant du projet de loi immigration adopté par l'Assemblée Nationale. Le député Renaissance de la Vienne était contre ce texte et l'a bien fait savoir. Est-ce du mépris pour le choix des électeurs?

Philippe d’Iribarne : Je suppose que Sacha Houlié considère que les électeurs ont été dupés par de mauvais bergers, RN en tête, et qu’il revient aux responsables politiques de les faire dépasser leurs passions mauvaises, comme l’a fait Badinter à propos de la peine de mort.

Christophe Bouillaud : Sur ce cas précis, il me semble que Sacha Houlié faisait allusion au fait qu’en matière d’immigration, il ne faut pas céder aux solutions faciles qui viennent à l’esprit des plus naïvement xénophobes des électeurs. C’est aussi le rôle des représentants politiques de ne pas proposer des solutions qui n’en sont pas – inconstitutionnelles ou infaisables-, ou qui aggravent en fait la situation. Depuis le XIXème siècle, la représentation dans nos régimes libéraux comporte aussi cet aspect d’ingénierie légale et administrative de la part des élus. Sacha Houlié le rappelle. Comme un avocat sait mieux ce qu’il faut dire devant un tribunal que la personne qu’il défend, un représentant élu doit aussi remplir, en principe, cette mission. De ce point de vue, on se permettra ici de remarquer que la majorité sénatoriale de droite s’est lancé dans un concours Lépine de dispositions censées faire passer le goût à quiconque de venir en France. Je ne suis pas sûr que ces mesures, désormais inscrites dans la loi, sous réserve de leur censure par le Conseil constitutionnel, ne représentent pas un vrai mépris pour les électeurs, y compris les plus xénophobes. Par exemple la re-création d’un délit de séjour irrégulier en France me parait une mesure mensongère, puisqu’en réalité, on se contentera, si j’ai bien compris, d’infliger une garde à vue au contrevenant et une amende, et éventuellement de diriger la personne en question vers le circuit de l’expulsion habituel. Tant qu’à être cohérent, il fallait placer en détention jusqu’à expulsion vers son pays d’origine tout étranger trouvé en situation irrégulière sur le territoire national, disposition, certes probablement approuvée par les Français les plus xénophobes, qui, si elle existait, reviendrait à devoir enfermer des dizaines de milliers de gens pour des durées illimitées dans bien des cas. Trop couteux bien sûr. Comment en effet renvoyer des gens dans des pays qui n’auront bientôt plus aucun lien avec la France, comme le Mali ou le Niger ? Un peu de réalisme géopolitique ne nuirait pas. 

Le mépris mène-t-il à l'autoritarisme ?

Philippe d’Iribarne : A coup sûr. Mais l’autoritarisme a aussi d’autres fondements, tel le refus de la démagogie. Est-ce que, dans leur for intérieur, ceux qui veulent éclairer le peuple le méprisent ? Je n’en suis pas sûr.

Christophe Bouillaud : En tout cas, le fait que le pouvoir actuel ne dispose d’aucune capacité d’une discussion sérieuse avec les diverses composantes de la société civile, en dépit de mises en scène comme le « Conseil national de la refondation », finit par faire système. Comme on ne sait pas discuter, car on méprise, on impose. Ou alors, inversement, on finit par tout céder face aux rares alliés dont on dispose dans cette société civile : les chasseurs, certains agriculteurs, Uber, etc. sans prendre en compte tout le reste des parties prenantes aux différentes questions pendantes. On aboutit donc un modèle qui tend à l’autoritarime, modéré par des accords corporatistes avec quelques secteurs privilégiés. Et l’on s’étonne ensuite que le cercle des perdants à ce jeu-là soit fort large et fort exaspéré. 

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