Le dernier des Compagnons : le jour où Charles de Gaulle fit entrer Hubert Germain dans l’Ordre de la Libération <!-- --> | Atlantico.fr
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Le général Charles de Gaulle avec le lieutenant Hubert Germain (au centre de l'image) à Tunis, en juin 1943. Guillemette de Sairigné publie « Le dernier des Compagnons: Hubert Germain » aux éditions Tallandier.
Le général Charles de Gaulle avec le lieutenant Hubert Germain (au centre de l'image) à Tunis, en juin 1943. Guillemette de Sairigné publie « Le dernier des Compagnons: Hubert Germain » aux éditions Tallandier.
©AFP / Musée de l'Ordre de la Libération / DR

Bonnes feuilles

Guillemette de Sairigné publie « Le dernier des Compagnons: Hubert Germain » aux éditions Tallandier. Le 11 novembre 2021 ont eu lieu les funérailles d'Hubert Germain, l'ultime survivant des 1.038 membres de l'Ordre de la Libération, institué par le général de Gaulle pour distinguer les meilleurs de ses frères d'armes. À 101 ans, il était le dernier des Compagnons. Hubert Germain n'a que 19 ans quand il s'engage, en juin 1940, dans le combat pour la libération de la France. Sous la plume émouvante de Guillemette de Sairigné, la fille de son capitaine, la mémoire d'Hubert Germain revit. Extrait 1/2.

Guillemette de Sairigné

Guillemette de Sairigné

Guillemette de Sairigné est journaliste et biographe, auteur de nombreux succès, dont Tous les dragons de notre vie (1993), Mon illustre inconnu (1998), La Circassienne (2011) et Pechkoff, le manchot magnifique (2019) pour lequel elle a obtenu le Prix de la biographie de l’Académie française.

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Il n’oubliera jamais le moment précis où il a reçu la nouvelle. La guerre, il la faisait depuis presque quatre ans en ce printemps 1944. Après les campagnes de Syrie, de Libye et de Tunisie, son unité, la 13e  demi-brigade de Légion étrangère, avait débarqué à Naples. En juin  1944, la campagne d’Italie durait depuis six mois déjà. Rude épisode que l’Italie pour le corps expéditionnaire français qui devait y laisser six mille morts et trente-cinq mille blessés sans que l’Histoire s’en émeuve outre mesure. Rudes moments pour Hubert aussi, affaibli. Un an plus tôt, en Tunisie, une mitrailleuse lourde lui était tombée sur le cou alors qu’il testait avec son unité de nouveaux matériels envoyés par les Américains –  cette longue asperge grandie trop vite n’est pas de constitution bien solide. D’abord soigné à Hammamet, il était parti en convalescence au Liban avant de gagner l’hôpital d’Ismaïlia. Une chambre magnifique donnant sur le canal. Des repas servis avec des couverts d’argenterie. Des sœurs en cornette plus attentionnées les unes que les autres. C’est de ce petit coin de paradis qu’il avait été rappelé en Tunisie d’où la 13 devait gagner l’Italie.

À peine avait-il rejoint son unité dans les montagnes au nord de Naples que celle-ci avait dû affronter des Allemands bien plus teigneux qu’en Libye. Dans le désert, c’était différent, il y avait de longues échappées même si on se flanquait de temps à autre des peignées. Là, face à face, on se battait comme des chiens pour gagner cinquante mètres de terrain. Bilan des derniers quinze jours : trente tués pour le seul régiment et des blessés à ne plus savoir qu’en faire. Le 21  mai, c’est Joseph de Ferrières, son plus proche ami au bataillon, un garçon d’une belle qualité humaine avec qui il entretenait depuis Bir Hakeim une solide complicité, qui avait été tué par un tir d’artillerie au mont Cassin. La nouvelle avait couru que la ville de Pontecorvo était libérée, en fait les Allemands étaient toujours là en position de force, dominant le champ de bataille. Quand « Jeff », comme on l’appelait, est tombé, touché en plein front, Hubert était à ses côtés, il a tenu contre lui sa pauvre tête éclatée, sa cervelle glissant entre ses doigts. Comment effacer de tels instants de sa mémoire ? Comment ne pas tendre alors le poing vers le ciel ?

Hubert est dévasté par cette mort, il est exténué. Avec ses hommes, pour éviter les tirs de mortier, il se réfugie dans des trous individuels pour dormir. Au matin, il faut deux légionnaires pour l’extirper de là. Il a demandé à prendre le commandement de la section de Jeff, ce qui a été accepté : il n’en pouvait plus de ce rôle de moustique vibrionnant que lui valait son poste d’adjoint au commandant de la compagnie lourde du 2e  bataillon. Il tient à être au plus près du terrain. Il le doit à Jeff. Trois jours plus tard, le 24 mai, c’est à son tour d’être blessé aux reins lors de l’attaque de la ligne Gustav, lardé d’éclats d’obus par un char allemand qui l’a pris dans sa visée. On le transporte à l’ambulance chirurgicale légère de Lady Spears, il y sera opéré puis évacué vers l’hôpital de Bagnoli, aux portes de Naples. Un mois plus tard, il rejoint enfin la base arrière de la 1re brigade française libre (BFL) à Albanova, trente kilomètres plus au nord (tandis que sa compagnie bénéficie d’un repos mérité dans le cadre magique de la Villa Médicis, haut lieu de la culture française à Rome, réquisitionnée par Mussolini depuis le début de la guerre). Sa convalescence est loin d’être achevée, il boite bas, se sent habité par une immense fatigue, morale comme physique, une espèce de désordre intérieur. Il ne veut pas trop se l’avouer mais sa famille lui manque cruellement. Il s’est toujours posé des questions sur la valeur de son engagement, sur l’opinion que ses supérieurs pouvaient avoir de lui. Il se livre plus que jamais à ces ruminations. Jeff n’est plus là pour refaire avec lui le monde, non plus qu’aucun officier de son cher deuxième bataillon. Il vit mal cette solitude nouvelle.

Par bonheur, cet après-midi, il vient de retrouver Pierre Bapst, un ami médecin qu’il connaît depuis l’enfance  : en Syrie où, fils d’officiers, ils avaient tous deux suivi leur père dans sa garnison, ils sont à dix  ans amoureux de la fille du capitaine de gendarmerie, une petite rousse qui, au grand désarroi d’Hubert, a plutôt le béguin pour Pierre. La conversation va bon train quand un motard arrive en pétaradant dans la cour  : « Le lieutenant Germain ? » « C’est moi ! », répond Hubert, se demandant bien qui peut chercher à le joindre. Le motard lui tend un pli  : « Ordre est donné au lieutenant Germain de se présenter demain 30 juin à 11 heures sur le terrain d’aviation de Caserte où le général de  Gaulle le recevra dans l’Ordre de la Libération. »

« La foudre m’est tombée dessus », se rappelle Hubert ; « de ce genre de coup de foudre qui, loin de vous abattre, illumine tout à coup l’avenir. Dieu sait pourtant si les décorations, on s’en fichait. Mais là, c’était différent. À vingt-trois ans, simple lieutenant, j’entrais dans un Ordre, je passais dans un autre monde, celui où mes chefs avaient pénétré avant moi : Koenig, qui commandait les Français libres en Libye, Amilakvari, le patron de la 13 tombé à El-Alamein, Sairigné, sous les ordres duquel j’étais à Bir Hakeim. » Un général, un colonel, un capitaine passé depuis commandant, tous trois décorés le même 10 août 1942 au camp de Talag en Égypte. « Des héros patentés, des seigneurs, des gloires de l’armée française. Et voilà que moi, encore un gamin, je recevais cette consécration ! On m’aurait annoncé ça à l’hôpital que j’y aurais peut-être vu un colifichet qu’on me donnait pour me consoler, mais là, sur le théâtre d’opérations… J’étais plombé, transformé en statue de sel. Cette annonce m’a délivré de tous mes chagrins. » Mais tout de même, s’il y avait, qui sait, erreur sur la personne ? Habité soudain d’un doute, Hubert joint le commandant Saint-Hillier, le chef d’état-major de la BFL. La réponse sera à l’image de cet officier à la franchise parfois rugueuse : « Vous savez lire ou pas ? Foutez-moi la paix et soyez au rendez-vous demain ! »

« Nous vous reconnaissons

comme notre Compagnon… »

Le lendemain, venant d’Afrique du Nord, de Gaulle a atterri à Caserte. Depuis le début de la campagne d’Italie, il a nommé cinq Compagnons de la Libération, dont Joseph de Ferrières à titre posthume. Ce 30  juin,  ils seront encore une poignée à recevoir la croix, dont deux prêtres, le père Jean Starcky, aumônier à la BFL, et le père François Bigo détaché auprès du 22e  bataillon de marche nord-africain, ainsi qu’un pasteur protestant. Germain est le seul officier de Légion. Un régiment d’artillerie rend les honneurs au chef de la France libre. En l’attendant, les récipiendaires se sont mis en ligne devant l’état-major du général Diego Brosset, le nouveau patron de la BFL, il règne dans leurs rangs une joyeuse effervescence. Comme les autres, Hubert se retourne pour plaisanter avec Jean-Pierre Aumont, l’aide de camp de Brosset, qui a déjà percé comme jeune premier au cinéma, et avec Jean-Pierre Melville, le futur cinéaste, son porte-étendard. Tous ignorent les rappels à l’ordre de Saint-Hillier, qui ne plaisante pas avec la discipline.

À l’arrivée du général, le silence se fait. On sent monter l’émotion. De Gaulle prononce la phrase rituelle : « Nous vous reconnaissons comme notre Compagnon pour la libération de la France, dans l’honneur et par la victoire. » « Je suis heureux d’être le premier à vous donner l’accolade », ajoute-t-il à l’adresse d’Hubert. Face au mètre quatre-vingt-neuf du lieutenant Germain, le général n’a pas eu besoin pour une fois de plier en deux son presque double mètre. Tandis que de Gaulle s’éloigne après avoir officié, Hubert revient en claudiquant vers le groupe d’amis avec lequel il plaisantait cinq minutes avant  : « Leur regard avait changé, il s’était chargé d’une révérence nouvelle qui me mettait presque mal à l’aise. » L’expérience se renouvellera le lendemain à l’heure du déjeuner à la popote des officiers  : « Quand j’ai franchi la porte, je les ai vus se lever d’un seul mouvement : ils saluaient le nouveau Compagnon de la Libération. »

Devenir Compagnon vaut pour Hubert Germain adoubement dans une nouvelle chevalerie. La croix de Lorraine verte et noire n’est pas une décoration comme les autres, de celles qui sont faites pour stimuler l’énergie, pour proclamer  : « Vous avez bien travaillé. Faites encore mieux la prochaine fois. » « Non, cette croix exigeait de moi un don total. Une constante invitation au dépassement. La formule magique traçait le chemin  : “Nous vous reconnaissons comme notre Compagnon pour la libération de la France…” Pour atteindre ce but, il n’était pas de demi-mesure possible, il fallait accepter de prendre tous les risques. Celui d’abandonner pendant des mois, des années peut-être, la famille, les êtres aimés. Celui d’assumer un choix jugé par certains contraire à l’honneur. » Vingt-quatre officiers de la 13 n’avaient-ils pas été condamnés par contumace, en décembre  1941, à la peine de mort, à la dégradation militaire et à la confiscation de tous leurs biens « pour désertion à l’étranger en temps de guerre » ? « Il y avait le risque aussi d’y laisser sa peau bien sûr, mais cela, nous l’avions tous accepté d’emblée, conscients que nombre d’entre nous ne verraient jamais la victoire tant espérée. » Dès le départ, Koenig avait été sur ce point très clair : « Ne crois pas que tu vas rentrer en France, tu te feras descendre avant ! », a-t-il lancé à l’aspirant Germain lors de leur première rencontre en Syrie.

Sur le terrain de Caserte comme à la popote des officiers, la dimension mythique de l’Ordre est déjà là. Au fil des jours, nombre d’occasions seront données de la vérifier. En septembre  1944, place Bellecour, à Lyon tout juste libérée, le général de Lattre passe en revue des éléments de la 1re  division française libre (DFL). Pour l’occasion, chacun s’est habillé la poitrine des décorations chèrement gagnées, le lieutenant Germain est le seul Compagnon présent ce jour-là : « J’ai senti le regard de De Lattre qui s’attardait sur ma croix. » Ce n’est qu’à la fin du mois, dans le Doubs, que le chef de la 1re armée sera à son tour intronisé dans l’Ordre.

L’année d’après, en avril  1945, alors que la 13, au sortir d’une rude bataille dans le massif de l’Authion, fait relâche à Nice, on annonce l’arrivée de De Gaulle. Deux compagnies sont alignées pour le recevoir  : « C’était la fin de la journée, le général semblait fatigué. Il traînait un essaim bourdonnant de civils qui se pressait sur ses talons. L’inspection des troupes commençait quand il s’est brusquement arrêté, créant un carambolage derrière lui : “Quel est cet officier ?”, a-t-il demandé en désignant le gaillard qui portait sa croix bien en évidence. De  Gaulle m’avait croisé à plusieurs occasions – il passait nous voir chaque fois qu’une unité avait subi un coup dur  –, j’avais même servi à deux reprises dans la compagnie de garde qui assurait sa protection, notamment à Tunis. Mais bon, il est difficile à un grand chef de connaître toutes ses troupes. Je me suis présenté  : “Lieutenant Germain, 13e   demi-brigade de Légion étrangère, mes respects, mon général !” Oubliant tous ceux qui l’entouraient, il m’a serré la main, m’a parlé, il prenait son temps, cela donnait le sentiment qu’il avait retrouvé quelqu’un de la famille. Un silence absolu s’est étendu sur ma compagnie  : elle ressentait l’hommage que lui faisait le général en distinguant l’un des siens. »

Extrait du livre de Guillemette de Sairigné, « Le dernier des Compagnons: Hubert Germain », publié aux éditions Tallandier

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