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Le capitalisme va-t-il se noyer dans le néo-progressisme woke ?
Le capitalisme va-t-il se noyer dans le néo-progressisme woke ?
©Noam Galai / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Engagement des entreprises

De plus en plus d’entreprises s’engagent sur le terrain des luttes antiracistes ou décoloniales. De grandes entreprises dont le but est de fabriquer des produits et de fournir des services commencent à s'impliquer dans de vastes questions sociales. Le choix d’Evian de s’excuser pour avoir fait la promotion de ses bouteilles d’eau en pleine période de Ramadan illustre cette tendance.

Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Atlantico : L’exemple d’Evian qui s’est excusé pour avoir fait la promotion de ses bouteilles d’eau en temps de Ramadan illustre la tendance que de plus en plus d’entreprises s’engagent sur le terrain des luttes antiracistes ou décoloniales. Si la lutte contre les discriminations est légitime, le comportement de ces entreprises est-il la preuve d’un réel engagement ou n’est-ce là qu’un des gages donnés pour satisfaire une minorité agissante ? Ces entreprises ont-elles un intérêt marchand à tenir cette ligne idéologique ?

Frédéric Mas : Il me semble qu’il y a dans le raté de la communication d’Evian une erreur d’évaluation de son public cible. En réagissant face aux réactions hostiles qui l’accusait de vouloir briser le Ramadan, Evian a déclenché une tempête identitaire sur les réseaux sociaux totalement inattendue. Le message d’Evian était anodin, mais les passions identitaires s’en sont emparées pour y mêler des considérations communautaires et victimaires assez éloignées des intentions de l’entreprise mise en procès public.

Les excuses d’Evian n’ont fait qu’empirer les choses, mais cette fois-ci en mobiliser les publics dénonçant la progression de l’Islam dans la société. Au lieu de différencier son discours pour séduire les publics musulman et non musulman, Evian s’est en quelque sorte mis à dos les deux publics. Le clivage est trop profond pour que le « doux commerce » lui-même puisse en atténuer la portée.

Aujourd’hui, tout peut devenir prétexte au déploiement du discours identitaire et victimaire sur les réseaux sociaux : les clivages politiques, idéologiques et sociaux qu’on trouve en politique se retrouvent aussi désormais dans l’univers de la consommation courante. Il devient de plus en plus difficile d’adresser un même message à une société désormais fractionnée en « archipels » pour reprendre l’expression du politologue Jérôme Fourquet.

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Nous ne sommes toutefois pas encore au niveau de ce qui se passe aujourd’hui aux Etats-Unis, où une grosse partie des grandes entreprises a choisi, comme Coca-cola, d’embrasser la cause des minorités jusqu’à soutenir son discours racialisant. Il existe encore en France une culture commune universaliste qui, si elle ne rend pas impossible le discours woke dans le monde de l’entreprise, nous rend capables de le mettre à distance pour l’interroger.

De grandes entreprises dont le but est de fabriquer des produits et de fournir des services commencent à s'impliquer de plus en plus dans de vastes questions sociales. Y-a-t-il un risque que lorsque le capitalisme se fasse déborder par les sensibilités, il vienne perturber nos débats démocratiques ? Par quels mécanismes en viennent-elles à porter de telles questions ?

En d’autres termes, le « wokisme », la nouvelle idéologie portée par la gauche identitaire, est-elle soluble dans la société de consommation ? Il me semble que c’est un pari risqué de la part du monde de l’entreprise, parce qu’il en sous-estime son potentiel révolutionnaire. Cette idéologie est par essence anti-libérale et anti-capitaliste, et témoigne de la crise que traverse les universités occidentales. En effet, son cheminement jusqu’au monde des grandes entreprises et des grandes administrations aux Etats-Unis n’aurait jamais pu se faire sans son triomphe relativement récent sur les campus universitaires.

Dans un essai récent, (Cynical Theories, Pitchstone Publishing, 2020), Helen Pluckrose et James Lindsay estiment que l’idéologie woke s’est imposée comme la nouvelle doxa en sciences humaines dans les plus grandes universités du monde anglophone. Cette domination incontestable n’a pas plus de 10 ans, mais elle a remplacé l’ancienne éducation libérale qui reposait sur la méritocratie. La première génération formée au wokisme est désormais sur le marché du travail, et occupe en particulier les places dans les administrations et les grandes entreprises. C’est tout naturellement qu’ils transposent dans leur vie professionnelle ce qu’ils ont appris des ayatollahs du post-modernisme.

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Il me semble d’ailleurs que ce triomphe du wokisme dans les universités, qui par effet de spillover influence aussi la culture d’entreprise et les administrations, doit être interprété comme une véritable révolte politique contre la méritocratie. La compétition qui règne dans les meilleures universités pour accéder aux meilleures places, aux diplômes et aux statuts sociaux les plus valorisés est impitoyable. Elle est relativement anonyme, récompense peu d’individus, et crée énormément de frustration et de ressentiment, comme le souligne Michael Sandel dans La tyrannie du mérite (Albin Michel, 2021).

Pour tenter « d’inclure » tout le monde dans la réussite sociale, certains vont vouloir casser les codes de la sélection et « redistribuer » la dignité en fonction de critères culturels moins exigeants. On organise la pression politique des médiocres contre la pression sélective de l’élite cognitive. N’oublions pas que le wokisme prospère aussi grâce à leur anti-élitisme et entretient des rapports compliqués avec la science.

Quel problème cela porte-t-il lorsque la cause est louable ? Les entreprises doivent-elles faire le choix de la neutralité pour être pérennes ?

A qui sa propre cause n’est-elle pas juste ? Quand Google licencie James Damore en 2018 pour un rapport jugé sexiste parce qu’il critiquait la politique diversitaire de l’entreprise, quand Coca-Cola propose à ses cadres des formations antiracistes qui leur demandent d’être « moins blancs » ou quand les glaces Ben & Jerry’s s’engagent auprès des migrants ou de Black Lives Matter, tous estiment embrasser des causes louables.

Cette approche « culturaliste » de l’esprit d’entreprise, qui consiste non seulement à vendre un produit mais un message social fort pour le porter, est à double tranchant : elle s’adresse à une niche et peut créer du clivage, voire du « bad buzz ».

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C’est le cas pour Evian en France, mais aussi pour Coca aux Etats-Unis. Le racialisme woke n’est pas encore complètement entré dans les mœurs et suscite encore des réactions fortes de la part des consommateurs qui ne veulent pas voir de la propagande, bonne ou mauvaise, sur leurs pots de yahourt ou la nourriture de leur chat.

Le problème essentiel survient quand les entreprises « woke » se trouvent en position dominante sur leurs marchés, et qu’elles peuvent imposer leurs préférences aux consommateurs qui n’en demandent pas tant. Aujourd’hui, les GAFA, et plus généralement les entreprises qui sont locomotives dans le capitalisme d’innovation qui est le nôtre sont imprégnées de wokisme. Comme je l’évoquais plus haut, les élites sociales qui sont passées par les universités les plus sélectives sont aujourd’hui formatées par l’idéologie diversitaire et identitaire.

La convergence entre pouvoir économique, prestige social et influence politique font des géants de la Silicon Valley une puissance à part entière capable de peser dans les décisions publiques. C’est ce qu’on a vu avec les débats qui ont suivi l’éviction de Donald Trump de Twitter, ou des protestations adressées par certains consommateurs aux politiques de modération des réseaux sociaux, jugées partiales et même hostiles aux opinions de « droite ».

Ici, le meilleur moyen de se prévenir des dangers du « progressisme » des entreprises, c’est encore de garantir la concurrence et d’encourager la compétition. Si un produit ne vous convient pas parce que vous n’aimez pas le message qu’il véhicule ou que les prises de position de son CEO vous exaspèrent, vous devez pouvoir trouver un autre produit sur le marché plus satisfaisant.

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Cela suppose de pénaliser les pratiques anti-concurrentielles des grosses entreprises qui peuvent manipuler la réglementation pour placer leurs produits au détriment de ceux de leurs concurrents, mais aussi de remettre l’Etat à sa place.

Sur ce dernier point, il me semble utile de rappeler que la croissance et l’activisme de l’Etat fédéral américain a beaucoup fait pour diffuser l’idéologie diversitaire, et en imprégner la société civile. Christopher Caldwell dans son livre The Age of Entitlement (Simon & Schuster, 2020) fait de la révolution des droits des années 1960 l’origine d’un basculement de l’Etat neutre vers un Etat partisan.

Celui-ci a commencé par promouvoir la juste cause de l’égalité raciale, puis, au fil des années, il s’est transformé en énorme machinerie sociale, légale et réglementaire visant à « pousser » les minorités sur le plan politique, social et économique. Cela s’est fait au détriment de la majorité, mais aussi de la liberté d’association, de commerce ou même de la neutralité de la décision publique. Le capitalisme sur le sol américain n’est donc pas totalement exempt de coloration politique. Contraint par les couches réglementaires successives visant à promouvoir la diversité, il ne sera réellement libre que quand le poids de l’Etat diminuera.

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