Marx attaque... Le capitalisme est-il en train de s'autodétruire de la manière exacte dont il l'avait prédit ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La théorie de Karl Marx prédisant la fin du capitalisme est de plus en plus reprise.
La théorie de Karl Marx prédisant la fin du capitalisme est de plus en plus reprise.
©Reuters

Un forum économique et ça repart

L'édition 2014 du Forum économique mondial a notamment été marquée par la prédiction d'autodestruction du capitalisme de l'éminent économiste Nouriel Roubini. Une fin qui pourrait être inscrite dans les gênes de ce système toujours plus critiqué.

Atlantico : Nouriel Roubini, l'économiste qui avait en 2005 alerté sur les signes d'une crise économique imminente, a déclaré lors du forum de Davos que le capitalisme était en voie d'autodestruction, par le manque de consommation qu'il provoque à terme. Faut-il voir là une résurgence de la pensée marxiste parmi les observateurs de l'économie ou un constat factuel ?

Jean-Marc Daniel : Depuis l’origine - Marx en est un exemple mais la pensée marxiste a vieilli et mal vieilli ; elle sert de référence rituelle mais plus personne ne se sert de son contenu - , des commentateurs annoncent la fin prochaine du capitalisme. Ce qui ne veut rien dire parce qu’il faudrait définir ce qu’est le capitalisme, c'est-à-dire ce qui doit et va disparaître – la propriété privée  totalement ou en partie ? L’Etat avec l’installation  d’une situation d’anarchie ?

Monsieur Roubini s’est enfermé pour exister dans un personnage de Cassandre qui lui assure sa notoriété mais manque de rigueur. On peut d’ailleurs comprendre que pour faire parler de soi il est plus porteur d’annoncer l’apocalypse que de dire que tout va bien - on passe alors pour un benêt.

Dire que nous allons manquer de consommation est doublement erroné : la croissance se fait sur la dynamique entrepreneuriale et l’investissement. La consommation est rendue possible par la croissance et non l’inverse. La consommation est le but et non le moyen. Et quand on voit le nombre d’habitants de la Terre dans le besoin, il y a des réserves de travail et d’investissement.

Nicolas Goetzmann : Roubini fait un peu le spectacle mais l’idée n’est pas dénuée de fondements. Et je ne parle pas du retour de Marx. Le manque de consommation dont parle Roubini est la conséquence de la part de plus en plus faible des salaires dans l’économie. En effet, depuis le début des années 1980, la part des salaires dans les revenus s’affaiblit par rapport à ceux provenant des capitaux. Ce point est factuel.

Bien évidemment cette situation pose un problème majeur en termes de cohésion sociale, car si le système ne profite pas à tous, il ne peut être considéré comme viable sur le long terme. Mais ce type de constat n’est pas à même, selon moi, de remettre en cause l’idée de capitalisme. Cependant, si un régime politique, basé sur un système économique, ne peut plus se reposer sur le bien commun, nous avons un problème. A partir d’un tel constat, deux solutions, soit tout remettre en cause et espérer le grand soir, soit affronter les défauts du système et les corriger. La vitalité de la pensée économique est aujourd’hui à même de relever le défi, mais il serait tout de même intéressant qu’elle soit relayée en France.

François Leclerc : Ce ne sont pas les constatations qui manquent pour accréditer la perspective d'une autodestruction du capitalisme. Nul besoin de se référer à Karl Marx pour observer, même si un certain retour en grâce de celui-ci exprime le besoin de comprendre la crise actuelle, ce que la pensée économique dominante, avec ses schémas et ses croyances, ne permet pas. Parmi les observations que l’on peut faire figure en bonne place l’énorme volume atteint par la sphère financière, comparé à la taille de l’économie mondiale qui en dernière instance garantit les actifs financiers, avec comme conséquence un déséquilibre structurel grandissant. Comment y remédier est une question non résolue. Lors de l’épisode précédent, la titrisation était censée diluer le risque et les obligations souveraines, présumées à zéro risque, constituaient un socle solide. Qu’en est-il aujourd’hui, alors qu’il est craint une pénurie de collatéral - ces actifs apportés en garantie des transactions - en raison d'une demande accrue provenant des nouvelles réglementations et d’une confiance ébréchée des investisseurs, et de la perte de qualité de la dette souveraine ?

Dans cette logique, Roubini relance l'idée que le décalage entre l'augmentation des bénéfices et celle des salaires provoquerait un déficit de croissance, enclenchant ainsi le cercle vicieux qui pourrait détruire le capitalisme. Que faut-il penser de ce raisonnement ? Roubini fait-il preuve d'alarmisme ?

Nicolas Goetzmann : Je suis en désaccord avec Roubini sur ce point. La corrélation entre faible croissance et inégalités est réelle, mais selon moi, ce ne sont pas les inégalités qui génèrent une faible croissance, mais la faible croissance qui génère les inégalités. Une faible croissance signifie que les grandes économies tournent en deçà de leur potentiel, c’est-à-dire que le chômage y est institutionnalisé, ce qui provoque une incapacité structurelle à négocier les salaires à la hausse. C’est l’employeur qui a la main lorsque la croissance est faible. Si nous avions une croissance forte et une situation de plein emploi, ce pouvoir de négociation serait partagé entre employeurs et salariés et offrirait dès lors une véritable situation d’équilibre. Ce n’est plus le cas depuis 30 ans, car la croissance est tenue en laisse par les différentes banques centrales à travers le monde. On a voulu lutter avec force contre l’inflation, nous avons obtenu les inégalités et le chômage de masse. Nous devons trouver un équilibre, et cet équilibre est clair ; c’est le plein emploi. Cette idée est aujourd’hui reprise, notamment par la nouvelle présidente de la Fed, Janet Yellen, qui semble bien décidée à agir en ce sens et redonner aux Etats Unis le plein emploi réel.

Jean-Marc Daniel :Cela n’a pas de sens car cela signifierait que les bénéfices ne sont pas dépensés. Ils le sont et notamment sous forme d’investissements nouveaux. On retrouve l’idée que la croissance est portée par la consommation, ce qui est faux. Autrefois, on appelait cela le modèle fordiste selon lequel la distribution de revenus engendre et soutient la croissance. Depuis la stagflation des années 1970, on est revenu de ce genre d’assertion.

François Leclerc : L’accroissement continu des inégalités de la distribution de la richesse a été relevé aussi bien par l’OCDE que le FMI, et l’ONG Oxfam a produit en ouverture du Forum de Davos un document impressionnant à cet égard. Faut-il aussi rappeler le titre du dernier livre de Joseph Stiglitz, Le prix de l’inégalité ? Quant au raisonnement liant inégalité et déficit de croissance, il repose sur une simple donnée : la consommation contribuait pour 70% à la croissance des USA, pays où c’est le plus criant. Si le crédit ne peut plus se substituer aux revenus qui décroissent afin qu’elle reste ce moteur, que faire ? Préconiser le développement des exportations comme solution de rechange est illusoire, car tous les pays ne peuvent pas être exportateurs nets simultanément ! Enfin, les inquiétudes qui se manifestent à propos du développement des inégalités ne trouvent pas uniquement leur source dans la crainte de crises sociales et politiques montantes, mais aussi dans le fait que la machine finira par s’enrayer. Nouriel Roubini est lucide.

Faut-il ainsi considérer que ces inégalités sont consubstantielles au capitalisme ? En sont-elles une conséquence ou une composante ?

François Leclerc : Une fois les inégalités constatées, quelles en sont les causes ? Il y a moins foule pour répondre à cette question. La comparaison des rendements dégagés par l’activité financière et économique est pourtant sans appel. Il est dans la logique du capitalisme financier - au sein duquel l’activité financière n’est plus au service de l’économie mais est devenue un but en soi - de créer des écarts grandissants de revenus entre ceux qui travaillent pour vivre et ceux qui font travailler leur argent. C’est cela qui n’est pas tenable et qui est, pour reprendre votre terme, consubstantiel.

Nicolas Goetzmann :Les inégalités sont une composante du capitalisme mais encore une fois, l’objectif est le bien commun, il faut donc corriger ce qui peut l’être pour que le système ait un sens. Ensuite il y a tout de même quelques absurdités qu’il faut prendre en compte dans le débat actuel. Accuser la France de s’être livrée toute entière à l’ultralibéralisme, constater les inégalités et la précarisation depuis 30 ans, tout en oubliant que les dépenses publiques représente 57% du total, c’est-à-dire plus de 10 points de plus qu’en 1975, est totalement contradictoire. La France n’a de fait jamais été aussi "socialiste" qu’aujourd’hui, il est délirant de parler d’ultralibéralisme. Ce débat est devenu tellement toxique qu’il semble presque impossible de livrer une analyse sans être accusé soit de marxiste, soit d’ultralibéral. Cela ne fait pas avancer les choses. 

Les inégalités peuvent être corrigées de façon efficace en remaniant la politique monétaire européenne, et en se donnant un objectif de plein emploi. C’est sans doute la réforme qui sera, et de loin, la plus efficace si l’on veut s’attaquer de front à la pauvreté et aux inégalités.

Jean-Marc Daniel : Les inégalités sont consubstantielles à toute société humaine. Il y avait de fortes inégalités dans les sociétés féodales antérieures au capitalisme et dans les sociétés communistes d’Europe de l’Est. En revanche, le libéralisme est un tout et la liberté politique va de pair avec la liberté économique. Les sociétés libérales capitalistes sont celles qui donnent le plus d’égalité des chances, qui est la forme juste de l’égalité.

Cette conséquence du capitalisme sur lui-même est-elle "inscrite dans ses gênes" ? Ou relève-t-elle de la forme qu'il a pris au fil de l'Histoire, de ce que nous en avons fait ?

Nicolas Goetzmann : Je vais être plus cynique. Le public ne s’intéresse que peu aux questions monétaires qui  n‘ont rien de très attrayant. Et si le public délaisse cette question, le politique ne va pas s’y attarder non plus car  il n’y a pas d’enjeu électoral. Et pourtant, le pouvoir monétaire est le pouvoir économique le plus puissant au service de l’Etat, La façon de gérer la monnaie est le point essentiel de l’économie. Si vous observez les salles de marché, elles se moquent des déclarations de tel ou tel ministre, car ces décisions n’ont pas d’impact macro suffisamment évident. Par contre, un discours, une interview, ou même un mot d’un banquier central peut bouleverser le cours des choses en une seconde. Ce n’est pas par hasard.

Et c’est là où je veux en venir. Aussi longtemps que le politique ne s’emparera pas de la question monétaire avec sérieux, nous serons empêtrés dans cette situation. Le politique doit parler de monnaie, connaître la monnaie, s’il veut changer le cours des évènements. Le capitalisme ne s’est pas égaré, on a simplement oublié quels étaient les fondamentaux pour agir sur la réalité.

Jean-Marc Daniel : Si l’on veut amender le capitalisme, il faut renforcer la composante égalité des chances. C'est-à-dire la possibilité de chacun d’exprimer son talent dans le cadre de la concurrence. De fait, le vrai problème du capitalisme, ce n’est pas le capitalisme et la liberté économique, ni la dynamique d’enrichissement de certains, mais la connivence, c'est-à-dire la constitution d’une logique de réseau, de copinage, de rente qui permet à certains de s’enrichir sans fournir de travail ou sans prendre de risque. Les bureaucraties surdéveloppées sont plus néfastes dans la société que l’esprit capitaliste qui consiste à créer des entreprises et à faire fortune, tout en sachant que certains sont incapables d’y arriver.

François Leclerc : Je n’adhère pas à la notion de capitalisme de connivence. Simon Johnson, professeur au MIT, évoque bien pour sa part une dérive oligarchique du pouvoir politico-financier, qu’il a étudié, mais sans souscrire aux thèses libertariennes qui font de l’État leur cible principale. Le capitalisme est devenu assisté et j’en veux pour preuve le rôle déterminant et durable que jouent les banques centrales dans sa stabilisation précaire actuelle. Par analogie, cela rappelle ces avions de chasse modernes qui ne volent que parce qu’une batterie d’ordinateurs y concourent, car sinon ils tomberaient comme des pierres. Par ailleurs, une récente étude commandée par le groupe écologiste du Parlement européen estime que les banques de la zone euro économisent de 200 à 300 milliards d’euros tous les ans, en raison de l'aléa moral et de la garantie implicite de l’État qui leur permet d’emprunter à moindre coût. La New Economic Foundation l’estimait plus modestement à 40 milliards d’euros en 2010. On pourrait multiplier les exemples étayant une même conclusion : le capitalisme est parvenu à un stade de dépendance affirmée aux aides publiques, d’où le terme d’assisté qui lui convient le mieux désormais.

Peut-il être sauvé ? Comment doit-il se réformer pour y parvenir ? 

Jean-Marc Daniel : Le capitalisme survivra à tous ses fossoyeurs. La vraie réforme porte sur le combat contre la rente. Il faut généraliser la concurrence et recentrer les politiques publiques sur l’égalité des chances et la lutte contre la pauvreté, alors qu’elles signifient trop aujourd’hui, notamment en Europe du sud préservation des droits acquis sans réflexion sur la légitimité de ces droits.

François Leclerc : J’ai coutume de dire que je ne connais pas la fin du film. Par contre, je crois indispensable de sortir du cadre du capitalisme, ce mode de production (pour cette fois-ci faire référence à Marx) qui ne peut prétendre à l’éternité et qui continue à être secoué par une crise destinée à durer, comme l’épisode actuel du rapatriement brutal des capitaux hors des pays émergents l’illustre, avant qu'un autre ne survienne. Enfin, la multiplicité des obstacles rencontrés par les régulateurs, ainsi que la grande timidité des réformes accomplies, tout comme leur calendrier à rallonge, ne témoignent pas d’une grande capacité de réforme, c’est le moins que l’on puisse dire…

Nicolas Goetzmann : Le premier point est de rediriger l’économie vers le plein emploi, ce ne sont pas des mots, c’est le but objectif de toute politique monétaire qui se respecte. A partir de là il est possible de créer une dynamique de croissance, de baisse du chômage et le politique retrouvera des moyens d’agir sur la réalité et de définir une politique en adéquation avec les choix des électeurs.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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