Lampedusa : face au choc migratoire qui vient, l’Europe saura-t-elle sortir du désarmement total dans lequel elle s’est piégée ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L’île de Lampedusa a connu une arrivée record de plus 7000 migrants il y a deux nuits.
L’île de Lampedusa a connu une arrivée record de plus 7000 migrants il y a deux nuits.
©alessandro serrano / AFP

Défi gigantesque

L’île de Lampedusa a connu une arrivée record de plus 7000 migrants il y a deux nuits.

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier est général de division (2S) de gendarmerie. Spécialiste du maintien de l’ordre et expert international en sécurité des Etats, il est notamment régulièrement engagé en Afrique. Le général Bertrand Cavallier est l'ancien commandant du Centre national d’entraînement des Forces de gendarmerie de Saint-Astier. 

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Atlantico : L’île de Lampedusa a connu une arrivée record de plus 7000 migrants il y a deux nuits. A quoi attribuer ce flux ? Derniers passages avant que lhiver ne rende la Méditerranée difficile à traverser ou signe avant coureur dun véritable déferlement ? 

Bertrand Cavallier : Le débarquement de milliers de migrants à Lampedusa est un phénomène aisément compréhensible qui n’est qu’un prélude à ce qui pourrait effectivement devenir un déferlement comme l’imaginait il y a plus de quarante ans Jean Raspail dans « Le Camp des Saints ».

L’Afrique, et notamment l’Afrique subsaharienne connaît une croissance démographique extrêmement rapide. A titre d’exemple, « avec un taux de fécondité de près de 7 enfants par femme, le Niger est de loin celui dont la croissance est la plus forte : sa population pourrait être multipliée par 7 dici 2100 et ainsi passer de 23,3 millions dhabitants en 2019 à près de 165 millions à la fin du siècle ».[1]

Face à ce boom démographique, la Banque Africaine de développement (BAfD), la Banque mondiale et le Forum économique mondial estimaient en 2017 dans un rapport sur la compétitivité conjoint que « moins du quart des 450 millions de nouveaux emplois nécessaires au cours des 20 prochaines années seraient créés sans politique de l’emploi structurées ». Or, l’éducation de la jeunesse, condition première au développement, est de plus en plus compromise sous les effets conjugués d’une saturation des capacités d’accueil existantes des établissements « scolaires », et de leur délabrement général, sans évoquer la stratégie très efficace des mouvances islamistes d’anéantissement systématique des systèmes éducatifs actuels, comme notamment au Burkina Faso.

La question démographique doit aussi être posée au Sahel, au regard selon lexpression du géographe Christian Bouquet, de « l’équation eau-terre-population », laquelle va devenir de plus en plus insoluble. Selon lui, le constat est implacable : « il y a de plus en plus de monde et de moins en moins d’eau sur des terres arables qui se réduisent ».

Chômage massif, sous-alimentation croissante compensée pour l’instant par l’aide internationale, fournie notamment par le Programme Alimentaire Mondial (PAM), changement climatique, gouvernance erratique, conflits en expansion, tous ces facteurs structurels qui assombrissent l’avenir d’une grande partie du continent africain, vont, sauf inversion rapide et radicale de ces phénomènes, provoquer des flux d’émigration d’une très grande ampleur, intra-africains mais aussi vers les autres continents dont principalement l’Europe.

À quel point la déstabilisation politique des États du Sahel joue-t-elle dans les flux actuels ? 

Qu’entend-on par déstabilisation politique des Etats du Sahel ? La réponse n’est pas aisée. Doit-on s’intéresser à la crise de la démocratisation ou à une gouvernance incapable d’assurer la sécurité des populations, condition première au développement ? Doit-on également dans le même esprit, pour contribuer à fixer les populations, évoquer la défaillance dans la capacité à satisfaire les autres besoins humains fondamentaux ? La question posée est sensible, dans un contexte marqué par une mutation profonde du ressenti des populations africaines vis à vis des apports occidentaux. Retenons cependant, au-delà du type de régime concerné (à l’exclusion de ceux totalitaires), qu’une mauvaise gouvernance ne permet pas de juguler les graves problèmes évoqués, qu’elle ne facilite pas l’action de la communauté internationale, comme par exemple dans la lutte contre le trafic d’êtres humains, voire qu’elle peut dissuader les acteurs extérieurs, telle que l’Union européenne à maintenir son aide, alors qu’elle est le plus grand bailleur de fonds en Afrique.

S’agissant de la situation sécuritaire, on commence à percevoir les premiers effets du retrait du dispositif militaire français ou de son inaction imposés par certains nouveaux pouvoirs. L’exemple du Mali est ainsi particulièrement préoccupant.

On a vu la Russie instrumentaliser des flux migratoires aux frontières de la Pologne ou de la Norvège ces dernières années, peut-on imaginer que Moscou surfe sur la situation pour laggraver ?

Dans son affrontement avec l’Occident, le pouvoir russe actuel agit dans le cadre d’une stratégie protéiforme. Il est donc fort probable qu’à défaut de les initier, il soit incité à stimuler ces flux migratoires. Cependant, favoriser une submersion de l’Europe de l’Ouest par des flux migratoires issus notamment d’Afrique comporte de sérieux risques à moyen terme pour la Russie elle-même. En effet, l’Europe est un tout, « de l’Atlantique jusqu’à l’Oural » selon la célèbre formule du Général de Gaulle prononcée lors d’un discours tenu en novembre 1959 à Strasbourg. C’est un tout déjà affaibli, qui le sera plus encore, à l’issue, espérons prochaine, de ce conflit dévastateur entre la Russie et l’Ukraine, pays agressé et qui se défend fort légitimement et courageusement. Comment imaginer que l’effondrement démographique des peuples slaves, accru et accéléré par ce conflit « fratricide », ne fasse pas des grandes plaines si riches d’Europe orientale des espaces magnétiques attirant des migrants transitant par l’Europe occidentale ? Est-ce si hypothétique ?

La Méditerranée est-elle une zone impossible à contrôler ? À quel point ces flux migratoires seraient-ils difficiles à maîtriser si la volonté politique de le faire existait ? 

La Méditerranée est une mer quasi fermée, qui est aujourd’hui aisée à surveiller compte tenu des moyens d’observation dont dispose la France mais aussi les autres Etats côtiers de l’Union européenne. Sachons qu’ils permettent par exemple de localiser et d’identifier des départs des côtes libyennes, fussent-ils avec de petites embarcations. Le Centre de planification et de conduite des opérations du ministère des armées (CPCO) dispose ainsi en temps quasi-instantané de ces informations.

S’agissant des capacités navales de l’UE pour contrer ces flux maritimes, elles seraient à même d’un point de vue opérationnel de pouvoir en contenir une grande partie. Notons pour appuyer mon propos que suite à la conférence de Berlin sur la Libye, l’Union européenne a déployé une opération militaire baptisée EUNAVFOR MED IRINI, dont la principale mission est de mettre en oeuvre et faire respecter l’embargo imposé par les Nations Unies à la Libye. Ce dispositif a cependant pour mission secondaire de contribuer au démantèlement du modèle économique des réseaux de trafic de migrants et de traite des êtres humains. Evoquons également les missions maritimes de Frontex en Méditerranée qui viennent en aide à lItalie, à la Grèce et à lEspagne dans leurs actions de contrôle de la pression migratoire :

-    l’opérationThemis (anciennement Triton), qui couvre la Méditerranée centrale ;

-    l'opération Poséidon, qui couvre la Méditerranée orientale ;

-    l'opération Indalo, qui couvre la Méditerranée occidentale.

Cependant, il faut prendre en considération le droit international, qui, pleinement exploité par certaines organisations non gouvernementales ayant armé des bâtiments pour secourir d’éventuelles « personnes en détresse », est objectivement favorable au sauvetage et à l’accueil des migrants. La question est aujourd’hui ouvertement posée sur une collusion entre ces Ong et les filières de passeurs, favorisant évidement ces flux migratoires et participant ainsi d’un véritable système qui réduit grandement l’efficacité des moyens déployés pour les réduire. Cette question renvoie à celles du financement de ces organisations et à leur intentions profondes.

Evoquons également le droit d’asile conçu dans les années 50, soit dans un tout autre contexte, et auquel aujourd’hui une partie notable de l’humanité pourrait être éligible en invoquant tous les motifs possibles.

Sauf à changer les règles au nom d’un principe qui relèverait de l’intérêt supérieur d’une nation, ce qui a pour préalable une grande volonté politique, les flux migratoires ne pourront que croître.

Les divisions voire conflits politiques larvés entre États européens rendent-ils vains les espoirs de garder la situation sous contrôle ?

Depuis des années, apparaissent au grand jour des divergences profondes entre des Etats européens sur la question migratoire. Les choses évoluent cependant très rapidement. Les peuples européens déchantent de plus en plus face à une situation qui est objectivement hors de contrôle. Le désenchantement est profond et de plus en plus vif face à ce qu’ils considèrent comme une perte de souveraineté de leurs nations, à l’émergence de nouvelles conflictualités de nature culturelle sur leurs territoires, et de plus en plus à un risque de supplantation par d’autres peuples. L’exemple des pays nordiques si prompts à accueillir et à donner des leçons aux pays du Sud de l’Europe est de ce point de vue très révélateur. Si tant est que la démocratie soit une réalité effective dans l’Union européenne et au sein des Etats qui la composent, c’est la vox populi, exprimée par le vote, qui devrait pousser les élites de ces pays à davantage admettre les faits, et agir pour préserver des équilibres en assurant une réelle maîtrise des flux migratoires. Cette maîtrise ne signifierait pas l’arrêt total de l’immigration, et notamment ne saurait par exemple exclure l’accueil de femmes subissant l’obscurantisme islamiste comme en Iran.

Selon vous, des solutions existent pourtant, lesquelles ? Et quel électrochoc politique, quel changement de logiciel idéologique seraient nécessaires pour un sursaut européen ?

Le changement de logiciel idéologique est déjà acquis au sein des populations si tant est que la formule soit bien adaptée. Les faits sont d’une telle évidence que le bon sens populaire, ne peut plus être taxé de populisme. Plutôt que de parler de logiciel idéologique, privilégions plutôt le constat depuis des décennies d’une grande frilosité, pour ne pas dire d’une faiblesse des élites politiques, pourtant lucides, face à la pression d’une certaine intelligentsia très structurée, incluant les milieux artistiques majoritairement abonnés à « la légèreté de l’être », incarnant le camp du bien et hostile à toute mesure anti-migratoire. Frilosité, faiblesse qui n’ont pas permis de mettre en oeuvre effectivement les mesures structurelles qui s’imposaient et que mettaient en avant par exemple le Premier ministre Jospin, non sans un certain cran, lors d’un discours prononcé à Bamako en décembre 1997 face aux 147 députés de l’Assemblée nationale du Mali, et rapporté dans Les Echos : « L'état de notre économie, le niveau élevé du chômage, ne nous permettent pas d'accueillir » plus d'étrangers, a-t-il expliqué à Bamako. La population française n'est pas prête à l'accepter, a-t-il dit, avant de souligner devant les députés maliens qu'une attitude laxiste ferait le jeu des « partis extrémistes ».

Les conditions sont donc réunies pour agir. Cette action ne peut être considérée et conduite que dans le cadre de l’Union européenne, ou de sous-ensembles européens, bien entendu stimulés par les Etats membres et le parlement européen.

Elle a pour préalable, en tout domaine, la réhabilitation de la volonté de puissance, indispensable pour établir des relations selon le principe d’un respect mutuel, comme par exemple avec l’Algérie et la Turquie. L’UE ne la démontre-t-elle pas déjà dans son soutien à l’Ukraine?

Dès lors que la volonté sera acquise, plusieurs champs d’action inter-agissants s’imposent :

-     Selon un principe d’homogénéisation des principes de contrôle et de régulation,  la réforme profonde des règles de l’UE en matière d’asile ainsi que de toutes les dispositions systématiques, notamment sociales, incluant le regroupement familial, rendant l’immigration si attractive. Le critère de compatibilité culturelle devra par ailleurs être mis en avant ;

-     un rapprochement stratégique avec le Maghreb qui, évoluant par ailleurs vers la stabilité démographique, se trouve désormais tout autant menacé que l’Europe par des flux migratoires massifs venus du sud ; ce rapprochement va imposer de faire des choix clairs comprenant par exemple la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le dit Sahara Occidental ;

-     le déploiement de dispositifs opérationnels, nécessairement à dominante militaire, sur les approches de l’Union européenne, à même de contrer les trafics d’êtres humains mais aussi ceux concernant le trafic de produits stupéfiants ;

-     la restauration effective des contrôles des flux par les forces de sécurité intérieure, non seulement aux frontières mais également à l’intérieur des territoires nationaux ;

-     une politique réelle de retour des immigrés illégaux par la signature d’accords de réadmission avec les pays d’origine, dont le respect devra être assuré sous peine de mesures de rétorsion concernant notamment les programmes d’aides ;

-     enfin, volet capital, un recentrage majeur de la politique d’aide de l’Union européenne sur le défi essentiel qu’est l’émancipation des femmes, condition première à un développement harmonieux, notamment par la capacité donnée aux femmes à maîtriser leur fécondité. Ceci passe évidemment par l’éducation, mais aussi par une réforme des lois existantes devant donner la possibilité réelle aux femmes de disposer librement de leur corps. Cela passe aussi par une réforme du code de la famille qui doit, contrairement à des évolutions rétrogrades ou de blocages, constatés par exemple depuis des années au Mali, garantir la stricte égalité entre les femmes et les hommes. Alors que l’UE envisage dans les prochaines année d’engager plus de 150 milliards d’euros pour le développement en Afrique, notamment pour l’électrification, projet louable, qu’en est-il au sein de chaque délégation de l’Union européenne (DUE), soit ses ambassades, des projets concrets sous-tendus par l’émancipation effective des femmes ? Dans ce domaine, observons avec le plus grand intérêt l’engagement des Etats-unis. Dans un article paru dans le Point le 4 avril dernier, intitulé « Etats-Unis : les femmes au coeur de la stratégie de Washington », est relatée la tournée de la vice-présidente américaine, Kamala Harris, qui a annoncé des investissements massifs publics et privés en direction des femmes africaines pour favoriser leur autonomisation : « Nous pensons que les investissements que j'ai décrits aideront à construire un avenir où les femmes ne sont pas seulement traitées de manière égale mais sont capables de s'épanouir, où les femmes ont la possibilité de diriger, et un avenir tout simplement où il n'y aura pas d'obstacles à la capacité des femmes à participer à l'économie, où elles peuvent être à l'abri de la violence et avoir un accès égal aux soins de santé et à l'éducation, et où elles peuvent briser tous les plafonds de verre ». Cette action au profit des femmes, prioritaire, ne saurait toutefois être compromise par d’autres démarches « sociétales » très mal perçues par les populations et susceptibles ainsi de les inciter à rejoindre les mouvances obscurantistes.  Tout ce grand défi, je l’avais notamment déjà évoqué sur ce même média dans un article intitulé  « Face à lislamisme qui conduit lAfrique au chaos, le défi central de l’émancipation des femmes » paru le 18 avril 2020.

Cependant, et là, on rejoint un défi idéologique, l’Europe, et la France en particulier, doivent s’engager sur un autre défi, qui s’il n’est pas relevé, compromettra gravement leur avenir. Ce défi est celui du retour du sacré, d’une vision de l’individu et de société qui dépasse le court-terme, l’hédonisme, le primat de cet individu roi qu’évoquait le sociologue Michel Clouscard aux lendemains de Mai 68.

Ce sacré qu’évoque Sonia Mabrouk dans son dernier ouvrage. Sans lequel il ne peut y avoir de vitalité, voire d’élan vital, de dépassement individuel et collectif, d’une Europe fière de ses valeurs, de son héritage, et souhaitant les transmettre. Et là se pose le défi européen de sa propre démographie ! « N’ayez pas peur » déclarait le Pape Jean-Paul II .

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