La propulsion nucléaire française, du miroir américain à l’émancipation technologique<!-- --> | Atlantico.fr
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Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof publient « Les atomes de la mer. La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion » aux éditions du Cherche Midi
Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof publient « Les atomes de la mer. La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion » aux éditions du Cherche Midi
©ACindy MOTET / Naval Group / AFP

Bonnes feuilles

Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof publient « Les atomes de la mer. La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion » aux éditions du Cherche Midi. A l'heure des tensions en Europe et dans la zone indopacifique, cet ouvrage dresse le portrait de la propulsion nucléaire dans le monde, objet depuis la guerre froide d'une bataille acharnée sous les océans pour la conquête de l'hégémonie en matière de dissuasion. Extrait 1/2.

Félix Torres

Félix Torres

Félix Torres est un historien spécialiste de l'histoire du nucléaire en France et dans le monde. Il a notamment publié en 2013 le livre de référence « L'Énergie de la France. De Zoé aux EPR, une histoire du programme nucléaire français » et en 2022 « Les atomes de la mer - La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion ».

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Boris  Dänzer-Kantof

Boris Dänzer-Kantof

Boris Dänzer-Kantof est un historien spécialiste de l'histoire du nucléaire en France et dans le monde. Il a notamment publié en 2013 le livre de référence « L'Énergie de la France. De Zoé aux EPR, une histoire du programme nucléaire français » et en 2022 « Les atomes de la mer - La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion ».

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Les racines de la propulsion nucléaire française sont pour leur part étroitement liées au parcours de la propulsion nucléaire américaine, avec un double effet de miroir, conceptuel et technologique, paradoxalement amplifié par le changement de régime et de doctrine stratégique opéré par le général de Gaulle à partir de juin 1958. Dès 1954‑1955, la Marine nationale et le gouvernement de Pierre Mendès France envisagent de construire un sous-marin atomique analogue au Nautilus, un projet mené en parallèle avec le très discret programme de réalisation d’une bombe atomique française. Le Q  244 sera un échec pour des raisons conceptuelles, technologiques et organisationnelles. Faute de l’uranium enrichi nécessaire que ne produit pas encore la France, il a pâti du recours à un réacteur fonctionnant à l’uranium naturel et à l’eau lourde, source d’innombrables problèmes techniques et d’un alourdissement excessif. Le fiasco du Q 244 sera néanmoins riche de nombreux enseignements. Il formera une nouvelle génération d’ingénieurs atomiciens, au CEA comme dans la Marine et les chantiers navals, fournira les éléments de coque du futur sous-marin expérimental Gymnote. D’une longueur de 83,80 m pour 10,60 de largeur, pesant 3 000 tonnes avec une capacité d’immersion de 250 m, ce laboratoire d’essais in vivo équipé de 4  tubes verticaux lance-missiles permettra d’effectuer les expérimentations en mer des futurs missiles mer-sol balistiques stratégiques (MSBS) destinés aux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) français au large de Toulon, puis dans le Centre d’essais des Landes, dans le golfe de Gascogne.

L’arrivée aux affaires du général de Gaulle et le lancement au grand jour d’une force de frappe française initient, sous l’égide de l’indépendance nationale, la prise de distance avec les ÉtatsUnis tout en s’inspirant des trois composantes de leur force de dissuasion stratégique. C’est notamment le cas de celle navale des SNLE, calquée – le nombre de missiles embarqués inclus – sur les SSBN américains inaugurés par le George Washington et sa batterie de 16 Polaris A-1. Instruits du double exemple du Q 244 et du chemin suivi par l’accélération de la propulsion nucléaire américaine avec la mise au point en 1957-1958 de missiles balistiques tirés sous l’eau – une information qui paraît d’abord fantaisiste quand elle parvient pour la première fois de ce côté-ci de l’Atlantique –, le programme français va sauter d’emblée deux étapes intermédiaires, celle du premier sous-marin prototype (Nautilus) et celle de la première classe nucléaire d’attaque (Skipjack).

En cours de rattrapage des Trente Glorieuses, la France n’a bien sûr ni les ressources ni les moyens humains et technologiques pour tenter d’imiter le rythme exceptionnel de la production américaine en matière de propulsion nucléaire, près de 70 réacteurs et navires nucléaires en service ou en chantier dès 1962 ! Son programme naval de sous-marins lanceurs d’engins, l’une des trois composantes de la force de dissuasion, rappelons-le, se doit d’être beaucoup plus modeste. Il n’est pas question de produire autant d’unités et de franchir autant d’étapes intermédiaires, hormis celle d’un prototype à terre construit à Cadarache, équivalent de celui d’Arco en Idaho, une phase incontournable de la mise au point préalable. La France fera cependant preuve d’une certaine originalité en intercalant une phase supplémentaire absente du programme américain, celle du Gymnote, qui lui permettra de concevoir et de tester le système de lancement avant de disposer du Redoutable ou de tout autre sous-marin. Elle évite également une étape en matière de propulsion de ses futurs missiles balistiques embarqués, choisissant d’emblée la propulsion solide plutôt que la propulsion liquide plus puissante, un choix ambitieux et un saut qualitatif qui lui permettront de devenir en 1965 (au passage, pourrait-on dire !) la 3e  puissance spatiale avec le lancement réussi de la fusée Diamant. Une percée rapide pénalisée par la suite dans le retard pris à mettre au point les propulseurs solides stratégiques pour la dissuasion terrestre et maritime qui ne seront opérationnels qu’au début des années 1970.

Si le choix du général de Gaulle, revenu au pouvoir, de mettre en œuvre une force de dissuasion indépendante des États-Unis et de l’OTAN a fait couler beaucoup d’encre, on oublie que le passage de la France « atlantiste » de la République précédente à la France « gaullienne » du nouveau régime n’a pu être que graduel, en termes de sensibilité, de personnel politique et militaire et, bien sûr, de technologies et matières nucléaires nécessaires. Si, aidé par l’explosion de la bombe atomique française en février 1960, le général de Gaulle fixe le cap d’une souveraine indépendance nucléaire, le décrochage avec les États-Unis sera progressif, notamment pour le combustible et l’éventuel transfert, comme entre Américains et Britanniques lors des accords de juillet 1958, d’un réacteur nucléaire naval. En retirant en février 1959 la flotte française en Méditerranée du commandement de l’OTAN, le Général commence à couper sciemment les ponts avec son grand allié, n’en déplaise aux amis comme aux adversaires de la France à Washington, malgré ses bonnes relations avec le président Eisenhower. Soucieux de protéger l’avantage technologique stratégique américain en évitant qu’il ne « fuite » vers Moscou, l’amiral Rickover se montrait très gaullien à sa manière, mais son fameux « non » au transfert d’un réacteur naval nucléaire n’a pas été la source du divorce nucléaire entre les deux pays. Il a été d’abord acté par la volonté irréductible du Général d’une « France forte et fière ». Mais l’Amérique reste une alliée historique, à la fois brutale et bienveillante, qui livrera à la France sur sa demande le système de navigation par satellite Transit et les avions-ravitailleurs KC-135 nécessaires aux Mirage de sa Force aérienne stratégique, lui proposant même, OTAN oblige, des SSN Skipjack clés en main…

La remarque supposée –  et très largement inventée a posteriori – de l’amiral Rickover « Les Français n’y arriveront pas » va stimuler les responsables français chargés de construire la propulsion nucléaire française, Jacques Chevallier, le chef du Département de propulsion nucléaire du CEA (DPN), en tête. Ils vont largement s’inspirer des grandes caractéristiques du modèle américain : technologie à eau pressurisée, prototype à terre installé dans un caisson de sous-marin immergé, « tours du monde » simulés afin de roder le principe de chaufferie, étapes et techniques puisées dans la large documentation existante et disponible, les équipes du CEA de Saclay et de Cadarache réinventant l’ensemble avec talent.

La divergence du PAT en août 1964 à Cadarache ouvre clairement une nouvelle étape et un nouveau devenir pour la propulsion nucléaire française. La maîtrise de l’eau légère autorise l’aventure du Redoutable et des autres sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de 1re  génération qui le suivront ; elle permet aussi d’innover de manière indépendante par rapport au modèle américain. C’est le développement majeur que constitue la chaufferie avancée prototype (CAP) du Département de la propulsion nucléaire (DPN) du CEA devenu l’ingénieriste Technicatome, qui diverge en novembre  1975. Compacte – le générateur de vapeur est placé au-dessus de la cuve –, elle est aussi modulaire, ouvrant la voie des développements futurs du réacteur K15 qui équipe aujourd’hui le porte-avions Charles de  Gaulle et les SNLE de la classe Le Triomphant. La mise au point de la CAP permet aussi au successeur de Jacques Chevallier, Jean-Louis Andrieu, de proposer la première classe de sous-marins nucléaires d’attaque français, les SNA Rubis, les plus petits (et les moins chers) du monde, et de contourner la 2e  étape post-Nautilus (et post-Dreadnought, son équivalent britannique) au profit de la réalisation directe des SNLE avec le recours astucieux au sous-marin expérimental lance-missiles Gymnote.

Au cours des années 1980-1990, la maîtrise poussée de la technologie de la propulsion nucléaire, grâce à une connaissance profonde du réacteur nucléaire permise par la possession de l’ensemble des moyens d’essais et réacteurs de recherche nécessaires, débouche sur la mise au point de la nouvelle génération de SNLE, les SNLE-NG de la classe Le Triomphant, plus discrets et dotés des nouveaux missiles M45, puis M51, ainsi que celle du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle. Le contrecoup de la fin de la guerre froide et des restrictions budgétaires expliquent en partie les années creuses des deux premières décennies du XXIe  siècle, marquées surtout par le long développement de la 2e  génération de SNA de la classe Suffren issue du programme Barracuda. Sa mise en service débute à partir de 2020, soutenant désormais la comparaison avec ses homologues des autres pays et leurs missions. En 2020 et 2021, la décision est prise de lancer la 3e  génération de SNLE et le 2e porte-avions de nouvelle génération (PANg), équipés d’une nouvelle chaufferie plus puissante.

Soixante ans après sa naissance, la seconde filière nucléaire française atteint l’âge de la maturité, assise sur un solide trépied structurel qui la conforte et la pérennise. Tout d’abord cette « œuvre commune » fondée en 1961 est celle du partenariat réussi entre le CEA, la DGA, les Armées, la construction navale, entre politiques, militaires, ingénieurs et personnels, une « famille » d’objectifs, d’ambitions et de moyens partagés. C’est ensuite l’existence d’une ingénierie nucléaire constituée, entretenue et perfectionnée dans la durée par une organisation dédiée, celle de l’entreprise TechnicAtome, créée en 1972 avec le Département de construction des piles (DCP) et le DPN du CEA, aujourd’hui forte d’une riche expérience et d’une précieuse expertise tant militaire que civile. Elle apparaît comme un contre-exemple aux déboires de la filière nucléaire civile française, de la déconfiture d’Areva aux mises au point sans cesse repoussées des EPR, des difficultés récurrentes provoquées en grande partie par la perte de la capacité d’ingénierie nucléaire que formaient Framatome et la direction de l’équipement d’EDF qui avaient permis la réalisation en une décennie du grand programme nucléaire français des années 1970 et du début des années 1980.

C’est enfin la volonté française d’indépendance incarnée par la force de dissuasion dans le monde devenu troublé, incertain et brutal du XXIe siècle, après l’éclipse du multilatéralisme qui avait marqué celui de l’après-1945. L’éviction en septembre 2021 de la France du marché de sous-marins australiens par l’accord AUKUS entre les États-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne l’illustre si besoin en était. Héritée de la guerre froide, l’arme nucléaire, ses SNLE, ses SNA et ses missiles, est redevenue un attribut incontournable… quand elle s’accompagne de son indispensable condition, la propulsion nucléaire. Par son endurance, sa quasi-invulnérabilité et sa capacité de frappe préventive ou de riposte dans les profondeurs des océans, celle-ci apparaît comme l’instrument ultime, l’« assurance vie » de la Nation. Comme l’a résumé l’un des participants de l’œuvre commune : « Sans propulsion nucléaire, pas de dissuasion. »

Extrait du livre de Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof, « Les atomes de la mer. La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion », publié aux éditions du Cherche Midi

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