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La prison à l’épreuve de la radicalisation
©DENIS CHARLET / AFP

Bonnes feuilles

Loïk Le Floch-Prigent publie "Repenser la prison" aux éditions Michalon. La prison est devenue une école de la criminalité. Une prison qui enferme, surveille et infantilise peut-elle préparer à la sortie ? Loïk Le Floch-Prigent plonge aux racines du problème pénitentiaire français. Extrait 2/2.

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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La troisième catégorie est la plus délicate car les « fous de Dieu » recouvrent un ensemble très disparate. Ceux qui ont commis des crimes odieux en ont perdu leur humanité et l’on voit mal comment on pourrait les admettre de nouveau un jour « parmi nous ». Mais que faire des autres, ceux qui se sont laissé embarquer dans une secte barbare, ceux qui ont joué à la guerre, celles qui ont aimé jouer le rôle de repos du guerrier ? Et des enfants ? Pas plus que les autres, je n’ai de réponse à cette question et seules l’expérimentation, les tentatives d’action, les recherches scientifiques sont susceptibles de nous apporter un jour une solution à ce problème. 

La peur qui imprègne la société conduit à considérer d’un même œil cet ensemble disparate et à généraliser les lourdes peines d’emprisonnement. Mais c’est précisément la prison qui va transformer un primo-délinquant en individu dangereux pour la société. Un grand nombre de maisons d’arrêt sont ainsi devenues des « fabriques de délinquants ». Les incarcérations en masse créent donc le mal qu’elles sont censées combattre. 

Les attentats qui ont été commis en France, en Europe et dans un grand nombre d’autres pays emplissent les journaux et remuent les consciences. Toutes les religions ont eu leurs « fous de Dieu » à un moment de leur existence, aujourd’hui, c’est l’islam qui en est la victime puisque certains musulmans extrémistes se cantonnent à une lecture littérale de textes anciens et refusent toute lecture contextuelle, toute interprétation liée aux évolutions des sociétés. Ce passage d’une pratique religieuse au suivi d’une doctrine rétrograde et brutale, c’est ce que l’on appelle la « radicalisation ». 

Or, le processus de « radicalisation » peut avoir un grand nombre de causes et il concerne des individus divers. Il n’est pas possible de déceler scientifiquement et à coup sûr le candidat à la tuerie. La société a donc tendance à réclamer que tous ceux qui s’orientent vers une interprétation stricte de la religion musulmane soient surveillés, voire neutralisés, ou même privés de leur nationalité. Il y a donc des accès de colère contre les mosquées qui professent une pratique stricte de la religion puisque c’est là que se recrutent les assassins futurs. Le fait de ne prendre aucune mesure préventive est considéré comme un laxisme coupable, et le pouvoir finit ainsi par jeter en pâture à l’opinion publique un ou deux centres de prière où les bornes semblent avoir été franchies, tandis que la police fiche ceux qui lui paraissent devenir des prosélytes actifs. À l’égard de nos lois, il est impossible d’aller plus loin puisque dans la plupart des cas, aucun délit n’a encore été commis. 

Les politiques et les journalistes se sont donc orientés vers une solution susceptible de satisfaire l’opinion : la neutralisation et la « déradicalisation ». 

Le concept de « radicalisation » est déjà flou et dépourvu de toute assise scientifique, celui de « déradicalisation » est encore moins sérieux. Cela n’a pas empêché en 2018 la création dans les prisons de nouveaux « Quartiers d’évaluation de la radicalisation » ou QER ! On mène donc des politiques qui ne visent qu’à montrer à l’opinion publique que l’on prend en compte ses peurs, sans s’appuyer le moins du monde sur l’état des recherches scientifiques. Que l’on veuille rassurer, c’est louable, que l’on refuse systématiquement de tenir compte des travaux académiques, c’est absurde. Tout n’est pas à prendre au pied de la lettre mais les travaux des experts méritent au moins d’être discutés. Il faut tout de même noter que certains directeurs de prison et surtout bon nombre de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ont déjà pris conscience de l’importance de ces travaux. 

Les premiers travaux sur l’Islam et les banlieues françaises ne datent pas d’hier. Gilles Kepel, auteur de nombreux livres sur le sujet, s’en fait régulièrement l’écho et n’est jamais entendu. Un grand nombre d’ouvrages se sont intéressés à cette problématique depuis une vingtaine d’années : le livre collectif  Les territoires perdus de la République dirigé par Georges Bensoussan en 2002, l’Atlas des nouvelles fractures sociales en France de Christophe Guilluy en 2004… Les recherches en sciences sociales sont encore plus nombreuses et convergent pour dénoncer le mal-être des enfants et petits-enfants d’immigrés, la montée des communautarismes et le repli de certains d’entre eux dans l’islam radical. Malek Chebel, expert de l’islam et tenant de « l’islam des Lumières » a publié de son côté de nombreux ouvrages et a participé aux côtés d’un rabbin et d’un prêtre à l’émission télévisée « Les fils d’Abraham » pour essayer d’endiguer la vague montante de revendications mortifères.

Dans le même temps, on observait que les prisons se remplissaient de petits délinquants de la deuxième ou troisième génération d’immigrés et que ceux-ci étaient embrigadés par des « spécialistes » autoproclamés se réclamant d’un islam rigoriste seul à même de les sauver. Les Corans peuplaient les bibliothèques des maisons d’arrêt, les cours de prison étaient le théâtre de démonstration de prosélytisme. Comme sur beaucoup d’autres sujets, le déni de la réalité l’a emporté. Tout le monde a détourné le regard des prisons, « qui n’intéressent personne », comme on le disait à l’époque dans les rédactions. 

Le résultat de cet aveuglement collectif, on le connaît : la plupart des auteurs d’attentats ont été auparavant incarcérés et ont appris les rudiments de l’islamisme entre les murs d’une prison, à travers des lectures et des rencontres. On s’est donc trompé en 2005, la question est de savoir si nous voulons ou non continuer à nous tromper quinze ans plus tard. 

Les délits pour lesquels ont été incarcérés les auteurs des attentats ont d’abord été bénins. Mais le choc de l’arrivée en prison, et ensuite l’isolement et le désœuvrement ont des effets dévastateurs, surtout lorsque le contexte familial d’origine est complexe. Ne pas mesurer les effets néfastes de l’incarcération est irresponsable. C’est le démarrage d’un processus irréversible qui en conduit certains à l’embrigadement, à la violence verbale, puis à la violence tout court. 

Incarcérer ces jeunes délinquants désorientés est une erreur fondamentale, surtout si l’on ne prépare pas correctement leur réinsertion. Cette incarcération « aveugle » qui satisfait le Code pénal est l’erreur qui va conduire à toutes les autres. Ces jeunes, pour la plupart, sont là pour des petits délits qui justifieraient une réparation, un travail d’intérêt général bien encadré, des cours de civisme, pas un emprisonnement. 

Le nombre de jeunes incarcérés pour possession de cannabis est toujours important, et pour peu qu’ils soient accusés de ne pas se contenter d’en consommer mais d’en faire également le commerce, ils sont destinés à rester un temps certain en cellule. Si l’on trouve ces jeunes sur les listes des fichés des mosquées, c’est le point de départ d’un isolement encore plus sévère, et c’est la fin de tout espoir de réhabilitation future. L’isolement prolongé rend complètement fou, altère les sens, fait perdre les repères spatio-temporels… et crée un ressentiment irréversible. On produit ainsi, avec les meilleures intentions du monde, le mal que l’on prétend combattre.

Extrait du livre de Loïk Le Floch-Prigent, "Repenser la prison", publié aux éditions Michalon

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