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La perverse gradation des cibles attaquées par les terroristes
©Reuters

De Merah à Nice en passant par Charlie

Du groupe identifié comme cible à la tuerie de masse, la violence des actes commis par Daech en France depuis 2012 s'est amplifiée. Ce qui peut apparaître comme une gradation produit un effet sur certaines franges de la population, tantôt de soutien, tantôt de rejet.

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : Depuis 2012 en France, on remarque une évolution dans le mode opératoire des terroristes qui ont commencé par cibler des groupes désignés (les militaires, la communauté juive, les journalistes) avant de poursuivre sur des tueries de masse où les victimes semblent indifférenciées. Quels sont les ressorts de cette évolution ? Peut-on estimer que cette gradation dans le choix des victimes est consciente de la part des terroristes ?

François Bernard-Huyghe : Plusieurs facteurs sont ici à considérer. Tout d'abord, on peut remarquer une tendance plus ou moins spontanée de tous les mouvements qui utilisent le terrorisme à élargir un certain nombre de leurs cibles, censées être représentatives du système qu'ils détestent. Si l'on fait un bref historique, les anarchistes ont commencé par viser des procureurs, des policiers, avant qu'Emile Henry ne lance une bombe sur le café Terminus avec cette idée qu'aucun bourgeois n'est innocent. De la même façon, si l'on prend l'exemple des Brigades rouges, l'organisation commençait par viser des contre-maîtres, des fascistes ou des policiers, avant de s'attaquer aux syndicalistes, aux journalistes, etc. 

A cela s'ajoute le fait que plus vous avez de cibles, plus elles sont dites "molles" et plus c'est facile. Il est plus difficile de vouloir tuer le président de la République qu'un passant dans la rue selon cette logique. 

Tout ceci a été pensé en amont par l'EI selon un plan à la fois théologique et stratégique. Sur le plan théologique, il s'agissait de se demander si l'on avait le droit de couper la tête à ces gens, de frapper des femmes et des enfants, etc. Dans tous les cas, la réponse est oui, accompagnée à chaque fois de raffales de hâdiths et autres citations de docteurs de la loi musulmane qui affirment que tous ceux qui n'oeuvrent pas pour le califat en tant que salafistes ou djihadites - les chiites, les non-croyants, les chrétiens, les Yézidis - participent à un système qui oppressent les musulmans sunnites, et doivent donc être tués. 

Sur le plan stratégique, et comme l'affirment les écrits de Daech, frapper plus de cibles dites "molles" est plus facile : faire ce qu'a fait l'auteur de l'attentat de Nice est à la portée de n'importe qui à la différence de l'opération du Bataclan. Cela permet également d'accroître la panique de l'ennemi. De même, plus vous attaquez de cibles tierces, plus vous coûtez cher à l'ennemi : protéger certains groupes désignés comme cibles est possible ; en revanche, protéger chaque individu de la société ne l'est pas. 

Cette évolution du niveau de violence et du mode opératoire des terroristes s'inscrit-elle dans une stratégie élaborée en amont par la mouvance djihadiste ?  L'objectif est-il, de la part des terroristes, de ne pas "effrayer" trop tôt des recrues potentielles, en s'attaquant à des groupes plus ciblés ? 

Former un terroriste de haut niveau, comme ceux responsables de l'attentat du Bataclan, coûte du temps et de l'argent. Or la stratégie de Daech ne consiste pas à réutiliser ses éléments "d'élite" : toutes les personnes impliquées dans les attentats du 13 novembre étaient censées disparaître après les attaques. On peut envisager néanmoins que certains artificers - qui sont plutôt rares - puissent être réutilisés pour deux ou trois autres attaques. Mais d'une manière générale, Daech est plutôt dépensier sur le plan humain aussi bien sur les fronts syrien et irakien que lors des attentats. 

Si l'on raisonne en comparaison avec d'autres groupes terroristes, et sans faire d'amalgames idéologiques, on rcobstate que les membres d'Action directe n'ont pas commencé à tuer directement un individu, mais plutôt à mitrailler une façade, à se faire arrêter, etc. Dans le cas de Daech, ceux qui sont envoyés commettre des attentats du type Bataclan ou Bruxelles ont l'expérience du terrain en Syrie et en Irak ; ils ont déjà vu une arme, et plus généralement ont acquis une certaine expérience dans la délinquance. 

Ce qui est le plus terrifiant, c'est la soif de tuer que Daech a été capable de créer chez les djihadistes, y compris chez les enfants. Citons d'ailleurs l'exemple de cette vidéo produite par l'EI intitulée Sur les traces de mon père : il s'agit d'une interview d'un fils de djihadiste français, qui doit avoir aux alentours de 8 ans, et qui a suivi son père depuis la France jusqu'en Syrie où celui-ci est mort en martyr. Dans l'interview, on lui demande ce qu'il aimerait faire plus tard, à quoi il répond qu'il souhait mourir en martyr comme son père. Il fait ensuite l'apologie de la vie en Syrie, insistant sur le fait qu'à l'école, il n'y est pas question d'homosexualité, ni d'égalité hommes/femmes, etc. A la fin du film, on demande à l'enfant ce qu'il souhaite faire, question à laquelle il répond qu'il aimerait bien tuer un mécréant. On lui met dans les mains une arme à feu avec laquelle il met une balle dans la nuque d'un homme. 

Suite aux attentats de Charlie Hebdo qui ont fait 12 morts, on a pu entendre, dans certaines franges de la population, des réactions du type "c'est bien fait, ils l'ont cherché.", laissant sous-entendre une adhésion de ces populations aux actes commis. Cette adhésion aurait-elle été la même si les terroristes avaient commencé par perpétrer des attaques du type Bataclan ou Nice plutôt que des attaques ciblées faisant un nombre de morts relativement faible ? L'Etat islamique a-t-il songé à une gradation de la violence de ses attaques pour susciter l'adhésion de certaines franges de la population ? 

Dans le cas de Charlie Hebdo, nous étions dans une logique différente puisqu'on tournait autour du thème de la vengeance suite aux humiliations du prophète et des musulmans par le journal. Ce n'était pas la première fois qu'on pouvait entendre des propos ant-Charlie. Lors des attaques du Bataclan, il n'y a pas vraiment eu de réactions d'approbation, du moins chez les jeunes issus de l'immigration. Avec Nice, il est encore plus difficile de susciter ce type de réactions d'approbation compte tenu de la nature de l'attaque et du fait que tout le monde, sans exception, était visé. Le problème de tout acte terroriste réside dans le fait de ne pas se présenter comme un acte gratuit mais comme un châtiment, une vengeance vis-à-vis d'un acte qu'un coupable aurait commis. Dans le cas de Charlie Hebdo, cela paraissait évident. Tuer des clients d'un hyper-casher nécessite d'être très fortement anti-sémite pour considérer qu'ils l'ont mérité en tant que suppôts du sionisme. Il existe toute une littérature djihadiste qui explique que tuer des juifs revient à tuer des complices du sionisme. Pour ce qui est du Bataclan, la justification de la culpabilité des victimes devenait très difficile à admettre. La presse djihadiste de l'époque disait qu'ils étaient dans l'iniquité, que les victimes étaient des pêcheurs qui buvaient des bières, écoutaient de la musique, etc. A ce stade, il faut être très avancé dans le salafisme pour trouver que ces comportements méritent la mort. Avec Nice, on est véritablement dans l'attentat au hasard, d'autant plus que, statistiquement, il est fort probable pour que des musulmans se trouvent dans la foule ce soir-là. L'attentat de Nice n'a aucune justification dans la personnalité, ou dans ce qu'ont fait ou pourraient faire les victimes. Elles constituent des victimes tout simplement parce qu'elles se trouvaient là, par hasard.

A l'heure actuelle, la justification des actes terroristes perpétrés par Daech relève du takfirisme, soit le fait de considérer que tous ceux qui ne sont pas strictement des sunnites, des salafistes, des djihadistes ayant fait allégeance au califat, méritent la mort. L'exemple le plus extrême de tout cela a été le GIA algérien, dont les membres pouvaient égorger un village entier parce que ses habitants n'étaient pas dans le maquis avec les combattants du GIA, ce qui signifiait pour ces derniers qu'ils étaient contre eux.

Je ne pense pas que l'élargissement du mode opératoire de Daech était planifié depuis des années. Plus on fait appel à des "amateurs", comme celui de Nice, plus les auteurs de ces actes auront tendance à choisir n'importe qui dans la rue. En décembre 2014, des individus s'étaient déjà élancés dans la foule avec leurs véhicules en France. Au nom du politiquement correct, on avait affirmé que cela n'avait aucun lien avec l'islamisme.  

Jusqu'où peut aller cette gradation dans le choix des victimes et dans le niveau de violence ? Après "tout le monde", quelle pourrait être l'étape suivante ?

C'est souvent la question qui se pose aux groupes terroristes, et notamment lorsque ceux-ci ont atteint des sommets dans leurs actions - souvenons-nous du 11 septembre. L'EI travaille à tous les étages : du commando composé d'aguerris type Bataclan au loup solitaire à qui leurs discours ont donné des idées, comme cela fut vraissemblablement le cas pour l'attentat de Nice. 

L'étape suivante pourrait constituer à tuer plus de personnes lors de leurs attaques, mettre une bombe dans le métro, ou bien essayer d'autres armes comme les armes chimiques. Peut-être pourraient-ils instaurer une guérilla permanente dans certaines villes françaises, de gagner des quartiers, etc. Certains experts affirment qu'ils pourraient passer aux attentats à la voiture piégée en France, sur le modèle de ce qui se fait en Irak. La seule limite qu'ils ont, c'est leur imagination. 

Propos recueillis par Thomas Sila

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