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La pauvreté rend obèse mais l’obésité rend-elle pauvre… ou l’inverse ?
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Imbroglio

On pense souvent que la pauvreté est à la source de l'obésité sans jamais songer à la réciproque. Mais à y regarder de près, on remarque que le lien entre obésité, pauvreté et maladie semble indéniable.

Catherine Grangeard et Jean-Louis Lambert

Catherine Grangeard et Jean-Louis Lambert

Catherine Grangeard est psychanalyste. Elle est l'auteur du livre "Comprendre l'obésité" chez Albin Michel, et de Obésité, le poids des mots, les maux du poids chez Calmann-Lévy.

Jean-Louis Lambert est sociologue et économiste, il étude l'évolution des pratiques alimentaires.

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Atlantico : L'économiste anglais John Cawley estime qu'il n'y a pas de lien de causalité entre revenu et poids. N'y a-t-il pas pourtant des preuves abondantes à travers le monde que l'obésité est un état particulier pour les populations pauvres dans les pays riches ? Quels sont les facteurs qui contribuent à établir un lien entre pauvreté et obésité ?

Jean-Louis Lambert : L’obésité est le résultat d’un déséquilibre entre les apports nutritionnels, notamment caloriques, et les dépenses énergétiques des individus. Mais les individus sont très inégaux entre eux. Le même niveau d’apport calorique n’entraîne pas forcément les mêmes stockages en masse adipeuse. Les mêmes activités physiques, surtout musculaires, ne provoquent pas les mêmes niveaux de dépenses énergétiques selon les individus. Ces différences semblent liées à des facteurs génétiques et les spécialistes considèrent que ceux-ci sont à l’origine d’un tiers de l’obésité. La majorité des cas d’obésité semble donc liée aux comportements de consommation alimentaire excessive par rapport aux besoins. Elle est apparue historiquement dans les populations les plus riches qui étaient les seules à avoir les moyens de beaucoup manger en même temps qu’elles avaient des activités physiques réduites. La majorité de la population souffrait alors de malnutrition par insuffisance. Depuis le XIXe siècle, la croissance économique a permis à la fois une augmentation des revenus et des disponibilités alimentaires, donc la possibilité d’augmenter le niveau de consommation. En même temps, l’évolution des technologies (mécanisation, transports) a considérablement réduit les niveaux de dépenses énergétiques des individus. Le développement des revenus est donc bien à l’origine de comportements alimentaires excessifs entraînant le surpoids et l’obésité.

Mais ce n’est pas si simple. En effet, dans les pays les plus pauvres, la situation est encore comparable à celle de l’Europe il y a plusieurs siècles : l’obésité ne touche que les catégories les plus aisées quand la majorité de la population ne mange pas suffisamment. Par contre, dans les pays riches, on constate des corrélations inverses entre les prévalences d’obésité et les niveaux de revenus. Dans la majorité de la population mondiale, on assiste à une situation intermédiaire : la malnutrition par insuffisance persiste dans les populations (surtout rurales) vivant en dessous des seuils de pauvreté, l’obésité apparaît quand les revenus dépassent les seuils de pauvreté mais les cas d’obésité sont plus faibles dans les catégories les plus aisées. Il semble donc bien que lorsque les humains sortent de la situation historique de pénurie alimentaire et de peur de manquer, ils cherchent à stocker les aliments disponibles. Mais alors que les rares périodes de vaches grasses alternaient avec les longues périodes de vaches maigres, dans l’environnement actuel d’abondance alimentaire qui perdure, les stockages sous forme de masse adipeuse s’accumulent. La moindre prévalence de l’obésité dans les populations les plus riches laisse penser qu’elles se sont progressivement adaptées à cet environnement d’abondance. L’hypothèse est alors que l’adaptation nécessiterait plusieurs générations.

Les nutritionnistes pensent majoritairement que les comportements alimentaires inadaptés sont corrigibles. Or les politiques et les discours nutritionnels ne semblent avoir des effets que sur les catégories les plus aisées de la population. L’alimentation procure des plaisirs immédiats surtout lorsqu’on a ressenti la faim. Mais ces « plaisirs de la chair » sont parmi les rares accessibles chez les pauvres qui sont frustrés de ne pouvoir accéder aux loisirs et divers biens des sociétés de consommation.

L’observation des données sur la prévalence de l’obésité montre une relation plus forte avec le niveau de formation qu’avec celui des revenus. Il est bien sûr évident que ces deux facteurs sont dépendants. Si le niveau de formation donne accès à des statuts sociaux plus rémunérateurs, il favorise aussi les capacités d’abstraction qui sont nécessaires pour envisager le long terme. Les niveaux de formation faibles sont donc handicapants pour appréhender les effets sanitaires à long terme présentés par les nutritionnistes. De plus, les contraintes économiques des pauvres sont telles qu’ils sont plus focalisés sur la gestion du lendemain et des fins de mois que sur le long terme.

Catherine Grangeard: Si on va faire ses courses, on voit bien une différence de prix entre les « bas morceaux » et la viande de meilleure qualité, les premiers étant bien plus gras que les seconds. Ce gras se retrouve dans le corps de leurs consommateurs ! Ce n’est pas bien compliqué à comprendre. En revanche, d’autres éléments viennent se surajouter, éléments qui tiennent plus du comportement que de la rationalité économique. Le kilo de pommes ou de bananes est moins cher que les biscuits, même bas de gamme. Or, les goûters des écoliers sont rarement des fruits, malgré les conseils de santé publique. Et plus rarement encore dans les cartables des classes les plus populaires. Ces attributions mentales relèvent d’idées préconçues qui ont la vie dure. Peut-être que lorsque l’on a peur d’avoir faim parce que l’on est pauvre, on veut manger des aliments qui tiennent au corps, qui remplissent…

Aux Etats-Unis, les femmes blanches riches et les hommes noirs pauvres ont les taux d'obésité les plus faibles (suivis par les hommes blancs riches). Inversement, les femmes pauvres sont les plus touchées par l'obésité. Retrouve-t-on cette tendance en France ? Que faut-il conclure d'une pareille information ?

Jean-Louis Lambert : En complément de ce qui a été dit précédemment par la présentation des effets revenu et formation, les différences de corpulence que l’on observe chez les femmes en France et plus généralement dans les pays latins comparativement à celle des pays anglo-saxons sont sans doute liés à des approches culturelles différentes dans la gestion de leur image du corps. Ces différences facilement observables dans les pratiques alimentaires et de maquillage, voire de chirurgie esthétique, sont également importantes à l’égard du culte de la minceur.

Catherine Grangeard: Pour traiter de cette question, il est important de s’attarder aux identifications et aux représentations de l’idéal. En France, tout particulièrement, l’étude menée par Delphine Robineau et Thibaut de Saint Pol ("Les normes de la minceur : une comparaison internationale" dans Population et sociétés n°504) montre l’IMC faible des femmes françaises en comparaison aux autres pays. Ces normes conditionnent l’idée que l’on se fait de soi, le modèle vers lequel tendre. Ces normes sont véhiculées par les médias, incarnées par les people. Les femmes blanches riches de USA (comme les nôtres) ont les moyens de leurs ambitions… les pauvres sont plus à distance du modèle et ont moins les moyens de les atteindre ! Pour les hommes, c’est différent. Dans l’imaginaire collectif, un homme se doit d’être fort, la corpulence est donc mieux vécue. Le roman de Zola, le Ventre de Paris, montre l’affrontement entre « les Maigres et les Gras ». Alors, en 1873, les Gras sont les bourgeois et les Maigres ceux qui ont faim…

A l’échelle de la planète, de nos jours, on meurt encore de faim dans les pays les plus pauvres et presque dans les mêmes proportions, l’obésité tue dans les pays dits développés. Le juste rapport au besoin de nourriture relève donc de nombreux facteurs, loin d’être tous rationnels !

A contrario, en quoi peut-on établir que l'obésité rend pauvre ? Par un salaire inférieur ? Par des dépenses de santé supérieures ? 

Jean-Louis Lambert : Les surcharges pondérales ont des effets handicapants pour la mobilité, peuvent provoquer des troubles du sommeil et augmentent la prévalence de certaines pathologies (cardio-vasculaires, certains cancers). Elles peuvent donc avoir des effets sur les carrières et les revenus ainsi que sur la gestion des dépenses : mobilité restreinte pour les achats, dépenses de santé.

Mais la représentation sociale de l’image de la surcharge pondérale est également en pleine évolution. Alors que jusqu’à une période récente « être gros » était majoritairement perçu comme un signe de richesse et de bonne santé, cela entraîne de plus en plus la stigmatisation. Jean-Pierre Poulain a bien montré que cette stigmatisation a des effets délétères sur les trajectoires sociales des obèses. Et ces différents effets s’accumulent avec les générations : la prévalence d’obésité augmente fortement lorsque les deux parents sont obèses.

Catherine Grangeard : Le cercle vicieux « pauvre donc plus en obésité » et « en obésité donc plus pauvre » se referme sur lui-même. Effectivement, est-ce la poule ou l’œuf ? Ce qui est clair, c’est que la progression dans le monde du travail est moins bonne pour les personnes ayant un IMC élevé. Les statistiques le montrent… Dans le domaine amoureux, c’est pareil. Etre bien dans sa peau aide à accepter que l’on puisse s’intéresser à soi ! Psychologiquement, lorsque la norme est à la minceur, se situer hors norme est compliqué, et a un coût en termes de dévalorisation de soi. Etre différent est compliqué. Regardez les cours d’école. Les quolibets sont cruels envers les enfants trop gros. Ça n’aide pas à se construire avec un bon narcissisme. En découle des choix d’orientation scolaire au rabais, puis accepter des conditions de travail médiocres, etc. Vous soulevez les complications que l’obésité entraîne sur la santé et par conséquent les dépenses de santé sont bien sûr supérieures. Il est indéniable que  de nombreuses maladies découlent de l’obésité, comme le diabète de type 2, pour donner un exemple. Le coût de ces traitements sera logiquement énorme si le nombre de personnes en obésité continue à augmenter. C’est ce qui inquiète tous les gouvernements !

John Cawley remarque que toute personne obèse est plus susceptible d'être pauvre et malade. Toute personne pauvre est plus susceptible d'être obèse et malade. Et quiconque est malade est plus susceptible d'être pauvre et obèse. Quel est le lien de causalité entre obésité, pauvreté et maladie ?

Jean-Louis Lambert : Alors qu’il est montré que l’obésité augmente les risques de certaines maladies, cette liaison ne semble pas évidente chez les pauvres où perdure l’image positive de la surcharge pondérale. Ils sont donc peu motivés par des pratiques préventives aux effets hypothétiques comparativement aux plaisirs immédiats qu’ils expérimentent avec leur alimentation.

Les statistiques sur la santé montrent bien que les taux de maladies et leur gravité sont beaucoup plus élevés chez les pauvres. Cela se traduit en France par des écarts d’espérance de vie de près de 20 ans selon le niveau de richesse. Les perspectives de longue vie en bonne santé présentées par les nutritionnistes sont donc plus motivantes pour les riches. Il n’est donc pas surprenant que les pauvres privilégient la recherche de plaisirs immédiats dans leur alimentation.

Catherine Grangeard : Je ne pense pas tout à fait en ces termes de causalité. Oui, des liens existent indéniablement. Mais des logiques aussi. Prenons un exemple qui ne se réduit pas à seulement considérer l’alimentation. Que font les gens le week-end ? S’il s’agit principalement de faire les courses au supermarché pour la semaine, de faire le ménage ou les lessives la place accordée à la vie de famille, donc aux enfants, est bien différente des familles où l’organisation du week-end se fait autour d’activités sportives ou culturelles. Qu’est ce qui est à l’origine de ces emplois du temps ? les conditions de vie ? Les habitus ? Les liens de causalité, pour reprendre les termes de votre question, se situent souvent bien plus en amont que l’on peut le croire. C’est très important de s’en saisir car plus d’opportunités de prévention (et de soin d’ailleurs) sont envisageables.

Toujours en amont, la logique des produits est une variable sur laquelle intervenir est du ressort des pouvoirs publics. Proposer plus de produits sains et accessibles financièrement, sanctionner les publicités où les mannequins sont squelettiques, interdire au monde de la mode de montrer des mannequins trop jeunes et anorexiques... ce serait aller vers des normes fabriquant moins d’obésité. Prendre le problème à la racine, c’est aider tout le monde, individuellement et la collectivité, et donc les populations les plus fragiles. Il est injuste de demander aux personnes d’être raisonnables, de se modérer et en même temps d’avoir en amont, sur tous les plans, des incitations à la démesure : invitation à l’hyper-consommation de produits médiocres, normes de maigreur menant aux troubles du comportement alimentaire,… autant de causes au fléau d’obésité partout dénoncé comme gravissime. Pour conclure, ces articles sont utiles pour interpeller largement sur ces questions dont les causes sont à éradiquer partout et rapidement.

Propos recueillis par Marianne Murat

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