Justice internationale : comment la CPI se retrouve en proie à une instrumentalisation croissante<!-- --> | Atlantico.fr
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Des femmes tiennent des pancartes indiquant "Cour pénale internationale à La Haye" au-dessus des portraits du président russe Vladimir Poutine et du président biélorusse Alexandre Loukachenko devant l'ambassade de Russie à Rome le 24 février 2022.
Des femmes tiennent des pancartes indiquant "Cour pénale internationale à La Haye" au-dessus des portraits du président russe Vladimir Poutine et du président biélorusse Alexandre Loukachenko devant l'ambassade de Russie à Rome le 24 février 2022.
©FILIPPO MONTEFORTE / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Hazan publie « Négocier avec le diable. La médiation dans les conflits armés » aux éditions Textuel. Pierre Hazan tente d’élaborer une boussole morale dans un monde violent et en pleine recomposition. Comment ne pas glisser du compromis à la compromission ? Jusqu’où négocier avec des régimes criminels ou des organisations terroristes ? Extrait 2/2.

Pierre Hazan

Pierre Hazan

Pierre Hazan est conseiller senior auprès du Centre pour le dialogue humanitaire, l'une des principales organisations de médiation des conflits armés. Il a conseillé des organisations internationales, des gouvernements et des groupes armés sur notamment les questions de justice, d'amnistie, de réparations, de commissions vérité et de disparitions forcées. Pierre Hazan a aussi travaillé au Haut-Commissariat pour les droits de l'homme. Il fut membre du Groupe international de contact pour le conflit basque. Il a travaillé dans de nombreuses zones de conflit, particulièrement en Afrique, dans les Balkans, au Proche-Orient et en Europe. Chercheur associé à Harvard Law School (2005), au United States Institute for Peace à Washington (2006), puis à l'Académie Robert Bosch (2022), Pierre Hazan a enseigné notamment à Sciences Po Paris et à l'Institut de hautes études internationales et du développement (Genève). Il fut auparavant journaliste. Pierre Hazan a publié de nombreux ouvrages dont La Paix contre la Justice (GRIP/André Versailles, 2010) et Juger la guerre, Juger l'histoire (PUE 2007).

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Mais si David Crane s’enivre de sa puissance, les hommes politiques et même des militants de diverses causes, pour une fois unis –  gouvernements européens, chefs d’État africains, activistes palestiniens  – comprennent rapidement l’usage politique de la justice pénale internationale. De l’horizon kantien prôné par David Crane, peu leur chaut. Par contre, ils voient très bien comment instrumentaliser l’arme judiciaire à leurs propres fins pour installer leur propre récit dans l’espace public, ce que les Américains ont baptisé du terme de lawfare (la guerre par le droit). Il s’agit moins de juger des crimes de guerre (ce que la Cour fait) que de désigner le coupable devant l’opinion publique. C’est la weaponisation de la justice internationale, sa transformation en arme de guerre, qui vise à installer sa vérité dans l’espace public par des dépôts de plaintes, voir des inculpations. Formidable retourne - ment : la justice pénale internationale qui avait été conçue initialement comme une « contribution à la paix » est utilisée à diverses fins politiques. Que ce soit tactiquement pour « sortir » des leaders encombrants de pourparlers de paix  – comme les chefs bosno-serbes Radovan Karadzic et Ratko Mladic en 1995 – et ainsi faciliter un accord (Dayton), pour délégitimer une partie, voire légitimer une intervention militaire.

Ainsi, les pays occidentaux utilisent la CPI pour délégitimer le fantasque dictateur libyen, Mouammar Kadhafi, au moment où l’OTAN s’apprête à intervenir militairement. Le 26 février 2011, le Conseil de sécurité de l’ONU demande à la CPI d’enquêter sur les crimes internationaux commis en Libye. Six jours plus tard, le procureur de la Cour, Luis Moreno Ocampo, annonce l’ouverture d’une enquête et quelques semaines plus tard, Mouammar Kadhafi est inculpé pour crimes internationaux. De quoi justifier l’intervention militaire de l’OTAN. L’aspiration des organisations des droits humains à une justice internationale libre d’interférence politique cède le pas à une instrumentalisation de plus en plus manifeste.

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Ce dévoiement perdure jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, l’activisme actuel de la Cour pénale internationale en Ukraine est emblématique de cette évolution qui vient limiter l’espace de médiation. Alors qu’il faut des années pour que la CPI intervienne en Afghanistan, en Israël-Palestine et ailleurs, le procureur Karim Khan, de nationalité britannique, est aussi rapide pour intervenir en Ukraine que son prédécesseur le fut en Libye. Seulement quatre jours après l’invasion russe, il déclare son intention d’enquêter sur les crimes de guerre. Quarante-huit heures plus tard, 39 pays dont la quasi-totalité sont membres de l’OTAN ou militairement proche des États-Unis demandent l’intervention de la Cour et financent l’intervention de celle-ci en Ukraine, un pays qui pourtant n’a pas ratifié les statuts de la CPI (!), mais a simplement reconnu la compétence de celle-ci après l’attaque russe en Crimée et dans le Donbass en 2014. L’intervention de la CPI est d’autant plus surprenante que l’article 17 des statuts de la Cour affirme que celle-ci n’intervient qu’à titre subsidiaire, si « l’État n’a ni la capacité, ni la volonté de juger » les plus hauts responsables de crimes internationaux. Or l’Ukraine a jugé et condamné très rapidement les premiers criminels de guerre et son système judiciaire est particulièrement actif…

On peut comprendre le sentiment d’outrage de l’opinion publique occidentale face à l’agression russe et à la destruction de villes et de vies, et le besoin d’envoyer un message de solidarité envers un pays agressé. Il n’en demeure pas moins que la CPI semble devenir le bras juridique de l’OTAN pour délégitimer le pouvoir russe, le président Biden qualifiant de « génocide » les crimes commis par l’armée russe. Devant l’activisme de la Cour, l’ex-président russe, Dmitri Medvedev réagit de manière… explosive. Il recourt au chantage à l’arme nucléaire (!) si la CPI poursuivait son travail, trahissant sa vision du monde réduite à un affrontement entre grandes puissances dont rien ne peut venir limiter l’usage de la force la plus brutale : « L’idée même de châtier un pays qui a le plus grand arsenal nucléaire du monde est absurde en soi. Cela crée potentiellement une menace pour l’existence de l’humanité », prévient le vice-président du Conseil de sécurité russe. Qui aurait pu imaginer un jour que la justice pénale internationale qui devait « contribuer à la restauration de la paix » participe à l’escalade d’un conflit menant jusqu’à la menace d’un holocauste thermonucléaire ?

Extrait du livre de Pierre Hazan, « Négocier avec le diable : La médiation dans les conflits armés », publié aux éditions Textuel

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