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La grande transmutation : finis les électeurs citoyens, bonjour les consommateurs de politique ?
©Reuters

Paquets de lessive

Quand les électeurs font une croix sur la capacité réelle des candidats à changer les choses au profit d’un vote de plus en plus consumériste.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Dans une récente interview accordée au Figaro, l'ancien ministre de l'intérieur Jean-Pierre Chevènement fait part de ses hésitations pour le premier tour de l'élection présidentielle. Divisé entre affinité idéologique et raison, il fait part de sa sympathie pour Jean-Luc Mélenchon mais n'exclut le choix de la raison que semble représenter le leader d'En Marche ! Une telle hésitation peut-elle également illustrer celle qui habite les électeurs ? En écartant les programmes au profit d'une impression générale, en privilégiant une "certaine idée" au détriment du contenu réel, les électeurs n'ont-ils pas renoncé à ce que les candidats aient un impact notable sur la réalité s'ils étaient élus ?  De quoi ce comportement peut-il être le symptôme au sein de nos sociétés, privilégiant la "marque", le "titre", plutôt que le contenu, rapprochant l'électeur d'un simple consommateur ?

Jean PetauxJean-Pierre Chevènement est bien placé pour faire part de son trouble et de ses hésitations entre son « cœur » et sa « raison ». En se présentant en 2002 contre Lionel Jospin dont il avait pourtant été le ministre de l’Intérieur plusieurs années de suite à partir de l’entrée de ce dernier à Matignon en 1997, il contribua (et pas qu’un peu… avec Christiane Taubira entre autres) à réussir l’élimination directe du candidat socialiste au soir du premier tour… On comprend que l’ancien leader de l’aile gauche du PS sous Mitterrand, le CERES, Jean-Pierre Chevènement (dont un des proches collaborateurs, Florian Phillipot a connu le destin que l’on sait) s’interroge sur la pertinence de ses éventuels choix politiques. Au-delà du cas particulier du « Miraculé de la République » (titre du livre que Chevènement publia après son accident opératoire où il faillit bien perdre la vie) la question que vous posez est parfaitement judicieuse.

Je ne pense pas, en revanche, qu’elle pointe un phénomène nouveau et original. Il serait vain d’imaginer que le corps électoral était plus « studieux », plus « sérieux » en quelque sorte, hier, dans son choix de tel ou tel programme. En 1974 on peut aisément concevoir qu’en dehors des militants du PS ou du PCF peu d’électeurs avaient lu le Programme Commun d’Union de la Gauche et seuls des choix comme « les nationalisations des moyens de production » étaient vraiment connus des Français (sans pouvoir, souvent, rentrer dans les détails). En, 1981, l’ignorance de certains électeurs était telle que nombreux furent les témoignages de clients se présentant le lundi 11 mai 1981 aux guichets de grandes banques pour y retirer leurs avoirs, placements et autre épargne, au motif que les « Rouges allaient tout leur prendre ». Ces banques, le Crédit Lyonnais, la Société Générale, la BNP étaient juste nationalisées depuis la Libération, par le général de Gaulle et Michel Debré… Les épargnants n’en savaient rien. Et qui se souvient encore des propositions de Nicolas Sarkozy en 2007 en dehors de son slogan, fort pertinent et efficace : « Travailler plus pour gagner plus » ? L’électeur-consommateur qui se prononcerait sur le contenu détaillé des programmes est un idéal-type. Un « citoyen-démocrate » que nous envierait le monde entier. Dans le monde réel ce qui détermine le choix du vote est un cocktail complexe, souvent fait de contradictions, où le rejet de certains candidats joue autant que l’adhésion à certains autres. Et comme, en l’espèce, la polygamie ou la polyandrie sont exclues, il faut en choisir une ou un. Plus les prévisions des sondages confirment un écart serré entre plusieurs « finalistes » possibles (quatre c’est une première dans le genre) et moins le « vote utile » est opératoire et moins la cristallisation du vote peut s’opérer. Autrement dit et paradoxalement, là où le comportement stratège propre au « vote utile » peut s’exprimer quand l’incertitude est faible, il est plus difficile à se manifester quand il y a une pluralité de configurations possibles pour le combat final.

Eric Deschavannes : L'attitude de Jean-Pierre Chevènement est celle d'un homme libre, qui se revendique comme tel et qui entend conserver sa liberté de décision jusqu'au jour du vote. Cette attitude peut en effet illustrer l'évolution du comportement électoral, marqué par l'individualisme qui caractérise l'ensemble des conduites sociales. La liberté de l'électeur est ici à entendre au sens sartrien d'un refus de se laisser enfermer dans un déterminisme, fut-ce celui de ses propres engagements. La philosophie de Sartre, contrairement à ce qu'on dit parfois, n'est pas une philosophie de l'engagement, mais une philosophie de la "porte ouverte", du refus de la réification, du droit de ne pas être ce que l'on est, de la liberté d'échapper à ses propres engagements. La pensée de Sartre constitue peut-être à cet égard la meilleure expression philosophique de l'individualisme démocratique. L'individu contemporain, qu'il s'agisse de consommation, de vie de couple, de travail ou de comportement électoral, entend conserver sa liberté-disponibilité à travers ses engagements, dont il ne veut pas être le prisonnier. Dans le registre électoral, cet individualisme prend la forme de la désaffiliation idéologique ou partisane : les électeurs s'émancipent  dans une certaine mesure des traditions familiales, du sectarisme idéologique, et même de leurs engagements passés. Il entendent se garder disponibles, se réserver un droit de juger et de choisir. La figure du "militant", qui paraît être une sorte de robot programmé pour répéter servilement des slogans, fait figure de repoussoir. C'est en un sens un progrès, mais cela s'accompagne au niveau collectif de phénomènes qui posent problème : l'abstention, l'indécision, la volatilité et l'imprévisibilité électorales, la crise des partis politiques, le consumérisme d'électeurs qui s'adressent aux politiques en leur disant  : "parlez-moi de moi, il n'y a que ça qui m'intéresse !". Le grand faux problème brandi à l'occasion des campagnes électorales par les médias consiste dans la déploration du fait que les politiques ne sont pas "à l'écoute" ni suffisamment "proches" des gens.  

Dans le discours de Chevènement, on voit fort bien en outre que la liberté de l'électeur – cette indétermination qui fonde la capacité d'auto-détermination – s'accompagne d'une hésitation à s'engager et d'une plus grande défiance à l'égard de ceux que l'on choisit. Cette hésitation et cette défiance fragilisent évidemment les partis politiques, les élus et le pouvoir. Elles précarisent l'identification politique et favorisent la démagogie, puisque le candidats doivent en quelque sorte redoubler d'effort  pour susciter cette identification jamais définitivement acquise. La communication devient déterminante, afin de créer l'image du candidat la plus séduisante, indépendamment même du contenu idéologique ou programmatique, puiqu'on voit de plus en plus d'électeurs hésiter ou osciller entre des candidats aux propositions diamétralement opposées sur des points essentiels.

La liberté nouvelle de l'électeur est un progrès démocratique par rapport aux identités figées et au sectarisme de naguère, mais elle pose le problème de l'usage qu'on peut en faire. Quel critère de vote choisir ? Le coeur ou la raison ? Le vote de conviction ou le vote utile ? L'expression d'une colère et d'un dégoût, ou l'anticipation rationnelle des effets de la décision électorale ? Dans le cas de Chevènement, c'est à dire d'un homme dont le jugement est bien informé et n'a rien de superficiel, l'hésitation est motivée par le conflit entre l'affiliation idéologique et la considération de l'intérêt de la France, lequel incline à choisir le réalisme. Il s'agit à tout le moins de deux critères politiques. La plupart des électeurs, cependant, n'ont ni le goût ni le temps de s'intéresser à la politique. Le critère du jugement ne sera peut-être pas la conviction idéologique ou l'anticipation des effets de la mise en oeuvre d'un programme. Il s'agira d'exprimer une colère à l'égard du système, ou un engouement pour un candidat qui paraît sincère, sympathique, direct, proche des gens, etc. Ou encore d'exprimer une conviction morale, un jugement moral, parce que les critères moraux sont simples et accessibles, tandis qu'un raisonnement politique est toujours complexe et demande un effort d'information. On peut  donc comprendre que la construction médiatique de l'image du candidat devienne déterminante.

Dans une tribune publiée par le Monde le philosophe Peter Sloterdijk indique "Dans ce carnaval des égomanies, il devient régulièrement tout naturel qu’une bonne moitié du corps électoral approuvent sans la moindre gêne de purs systèmes d’idées délirants, que ces délires soient codés en jargon de gauche ou en jargon de droite. On le fait probablement en ayant confiance dans le fait que le déluge, malgré tout, n’arrivera pas. Au second tour, on donne en règle générale une chance à la raison du vote utile.". Comment en arrive-t-on à un système ou les Français ne craignent pas le déluge ? En quoi cela peut-il également révéler le sentiment d'impuissance des politiques ? 

Jean PetauxSloterdjik est un Européen convaincu et un excellent connaisseur de la France. Quand il s’adresse aux Français aussi bien dans « Le Monde » que dans « Die Zeit » il les met en garde contre le « grand saut » hors de l’Europe qu’il assimile à une forme de déluge. Il serait plus juste de parler d’ailleurs de « tsunami ». En réalité ce que pointe du doigt Sloterdjik c’est ce mécanisme d’élection présidentielle à deux tours qui faisait que, jusqu’au 21 avril 2002, le premier tour tenait à la fois du défouloir et de l’entonnoir.

Le défouloir (une image moins élégante désignerait ici un « crachoir ») se caractérise par le fait que les électeurs bénéficiant de deux cartouches (deux tours) pouvaient tirer la « première en l’air », comme un « tir de sommation » en quelque sorte adressé à celui pour qu’ils allaient voter au second tour. En 1981 par exemple, si François Mitterrand a obtenu 25,85 % des voix au soir du premier tour, 2,5 points derrière VGE arrivé en tête avec 28,32%, trois « petits candidats » de gauche (non-communiste) ont totalisé lors de ce premier tour 7,19% des suffrages exprimés soit plus de 2 millions de voix autrement dit à 300.000 voix la différence séparant le deuxième du premier tour (Mitterrand) du troisième (Chirac). Ce « défouloir-exutoire » permettait d’adresser un message clair au candidat socialiste Mitterrand : « Je voterai pour toi au second tour, mais je t’adresse un avertissement sans frais au premier… : tu as intérêt à faire ce que tu dis quand tu seras élu… ». On comprend bien que cette attitude a littéralement explosé au soir du 21 avril 2002… Puisqu’à vouloir adresser un « message d’alerte » au candidat Jospin celui-ci a été « descendu en plein vol ».

Reste donc l’entonnoir. Autrement dit le « filtre » entre les candidats pour parvenir au second tour et ne retenir que, « normalement », les deux plus « rationnels ». Ceux qui se positionnent dans leur discours, dans leur programme, comme étant des « gouvernants crédibles ». Eh bien aujourd’hui, dans un « ménage à quatre » force est de constater que ce filtre-là ne fonctionne plus aussi. Et que le « frisson-excitation » du « je me défoule » au premier tour peut tout à fait se transformer en « frisson-frayeur » au second : « passé le défoulé , revient le refoulé »… Fin de la plaisanterie. Ce n’est pas le déluge qui tombe sur la tête des Français, c’est le ciel sur celle des Gaulois. Et comme Nicolas Sarkozy n’est plus là pour leur dire qu’il faut qu’ils soient heureux d’être Gaulois, « bonjour la Gaule de Bois »…

En réalité ce que désigne le philosophe allemand Sloterdjik et qui est tout à fait judicieux c’est ce qu’il appelle « l’égomanie » propre à l’élection présidentielle française » qu’il compare même à un carnaval. Cette expression fait écho à ce que Régis Debray appela jadis, fort intelligemment, « le tout à l’égo démocratique ». Ce que l’on peut appeler comme une « obscénité politique ». Au sens étymologique du mot « obscène » : ce qui se tient « sur le devant de la scène ». Car ne nous y trompons dans ce « carnaval », le public, les électeurs, les citoyens, ne se tiennent pas sur le trottoir en train de regarder passer les « 11 chars » des candidats. Ils sont eux aussi acteurs. Ils ont le sentiment (et ce n’est pas qu’une impression justement) de peser sur le casting. Avec tous les éléments d’une projection sublimée : « je vote pour celle ou celui à qui je veux ressembler » ou qui « va me ressembler-rassembler le mieux ». Le « tout à l’égo » c’est aussi bien l’égo démesuré du candidat à la présidentielle que l’égo de celui qui va voter pour lui…

Eric Deschavannes : J'aime bien l'idée de carnaval et celle de la boîte de Pandore ouverte tous les cinq ans. A l'ère de la prolifération médiatique, les campagnes présidentielles prennent en effet la forme d'un gigantesque café du commerce où s'expriment, dans la cacophonie et le plus grand désordre, les colères, les ressentiments, les engouements, la dérision, les arguments à l'emporte-pièce. C'est à peu près le seul moment où il est impossible de débattre sérieusement et raisonnablement des affaires publiques. Je comprends qu'un penseur allemand puisse éprouver le sentiment d'une grande légèreté et d'une forme d'irresponsabilité devant ce spectacle. Il est vrai que les choses sérieuses commencent au second tour. Cette fois-ci, elles pourraient même ne commencer qu'après les présidentielles, à l'occasion des législatives.

Il faut cependant distinguer deux choses. Il y a un phénomène qui n'est pas proprement français mais démocratique : plus la démocratie est démocratique, plus le débat démocratique, notamment grâce aux médias et aux réseaux sociaux, mobilise le public le plus large, et plus il devient difficile de faire prévaloir la raison et l'éthique de la responsabilité. Cela fragilise les politiques, contraints pour la conquête du pouvoir à tenir des discours irréels, ce qui accroît le hiatus avec l'exercice du pouvoir et contribue donc au discrédit du pouvoir. C'est une des causes de l'impuissance publique. Cela n'est évidemment pas nouveau. On sait depuis Platon que la démocratie est victime de la démagogie. Mais le phénomène prend des proportions gigantesques à l'ère de la démocratie médiatique, où la dimension de l'opinion l'emporte sur celle de la représentation.

Ce qui est propre à la France, c'est le primat de l'élection présidentielle sur l'élection législative, qui accentue les travers de la démocratie médiatique. Cela dit, le grand cirque politico-médiatique et de la personnalisation ont pour contrepartie positive la mobilisation de tous, ce qui est tout de même le principe de la vie démocratique : le café du commerce s'invite dans le cercle de la raison, les experts et  les acteurs politiques doivent dialoguer avec le peuple, ce qui est une bonne chose. En France, particulièrement, il y a une passion pour la politique, une passion pour les palabres et pour les idées, y compris les plus délirantes (je précise du reste que les intellectuels n'échappent pas à la règle, bien au contraire). Il y a cependant une alchimie électorale qui fabrique aussi du vote utile, du vote de bon sens et responsable. L'élection présidentielle et la personnalisation permettent également d'introduire du jeu dans la vie politique : Sloterdijk déclare par exemple sa préférence pour Macron, mais Macron n'aurait eu aucune chance d'émerger sans l'élection présidentielle : il lui aurait fallu  d'abord devenir un apparatchik et tenter de faire son trou durant trente ans au sein d'un parti.

Sur cette base, comment opérer un classement des principaux candidats à la présidentielle ? Quels sont ceux qui attirent le plus les électeurs sur une "marque", en opposition à ceux qui peuvent compter sur des électeurs à la recherche d'un contenu ?

Jean Petaux :  Tous, plus ou moins, sont, comme on dit en termes de marketing, dans le « personnal branding ». Mais incontestablement les trois parmi les quatre mieux placés qui ne sont pas passés par la case « primaires », Le Pen, Macron et Mélenchon (par ordre alphabétique pour éviter que le lecteur-contributeur d’Atlantico ne se déchaine…) sont plutôt sur une logique de « marque » ou de « marquèterie » pour être plus précis encore. Le fait qu’ils n’aient pas eu à développer, dans les longs débats des primaires, leur propre programme, à l’occasion d’une campagne de sélection publique organisée par leur propre parti, les prédispose plus à capitaliser sur leur nom propre. Marine Le Pen a certes le FN comme soutien mais ce parti est très faible, peu structuré sur le terrain en dehors de zones de prédilection. La « marque » Le Pen est consubstantielle à l’entreprise FN, même si la famille détentrice du capital connait le sort des « familles de légende » : celui promis, dans le pire des cas, aux Atrides. Les deux autres « hors partis », Macron et Mélenchon sont dans une aventure personnelle qu’ils ont voulu élargir le plus possible mais leur démarche reste bien celle propre à l’élection présidentielle française telle que l’a voulue le général de Gaulle : la rencontre entre un homme et le peuple. Au passage, si on doutait de la volonté de Mélenchon de changer les institutions, il y a là matière à ne plus douter : éventuellement élu par le génie propre de la constitution de la Cinquième république et la transformation des conditions de l’élection du président de la République en octobre 1962, on voit mal comme Mélenchon se « tirerait une balle dans pied » et modifierait en profondeur non seulement le mode de désignation du PR mais surtout ses attributions…. Se donner tant de mal pour arriver à l’Elysée et se saborder en y étant. « Cynique », Mélenchon : certainement. « Suicidaire » : non.

Eric Deschavannes : L'analogie avec la "marque" est pertinente dans la mesure où, à l'ère de la démocratie médiatique, l'autorité la plus influente dans la détermination du choix de chacun est l'opinion publique, laquelle se révèle à elle-même à travers les médias et les réseaux sociaux. Le rôle des notables et des partis politiques est relativisé, de sorte que la vie politique se structure autour de personnalités qui n'existent dans l'opinion qu'au travers de leur visibilité médiatique. Être une marque est devenu une condition nécessaire de la réussite politique. Les partis politiques eux-même ne sont plus que les labels et des grandes marques. On voit cependant, avec Le Pen, Mélenchon et Macron, qu'une force électorale peut émerger à partir d'une personnalité-marque. En Marche! représente sans doute à cet égard la quintessence de la modernité politique : le mouvement n'existe que par et pour son leader; il est probable qu'il disparaîtra avec lui de la scène politique. La marque peut être construite dans la durée (Juppé, le "vieux sage chiraquien", par exemple), ou soudainement à l'occasion d'une performance médiatique (Poutou "l'ouvrier cool et insolent qui parle 'cash'").

Les cas les plus intéressants dans cette élection sont ceux de Mélenchon et de Macron. Mélenchon n'a pas de parti derrière lui. Il ne fonde pas son succès sur la cohérence de la ligne idéologique, à l'instar du PCF "old school", ni sur le réalisme de son programme, comme s'y est malgré tout toujours efforcé le parti socialiste. Il a construit sa marque en mobilisant l'imaginaire et les mythes de toutes les gauches, de la Révolution française jusqu'à l'écologie contemporaine, de la Commune de Paris à Nuit Debout, en passant par la laïcité républicaine, le révolutionnarisme castriste, le verbe hugolien, la légalisation du cannabis pour les jeunes, la relance keynesienne, les acquis sociaux, etc. Rien n'est oublié, le but n'étant pas de construire un programme réaliste et cohérent mais de frapper les imaginations. La marque ainsi fabriqué est l'image de la "gauche authentique", trahie par le socialisme de gouvernement et qui ne peut se retrouver dans le pragmatisme libéral et réformiste d'Emmanuel Macron. Ce dernier, en revanche, construit la marque parfaitement complémentaire d'une gauche moderne, émancipée de l'archaïsme et du sectarisme idéologiques. Le "ni droite-ni gauche", ou le "et droite et gauche" est en partie fictif, mais il signifie une volonté de dépassement des vieux clivages destiné à faire prévaloir l'efficacité gouvernementale. A cela s'ajoute l'image de la nouveauté, laquelle, à elle seule, ne suffirait toutefois pas à assurer le succès du candidat. Macron n'est pas davantage que Mélenchon un candidat marketé. Construire une marque, en outre, ne signifie pas que l'on ne propose pas de contenu et, en terme de réalisme programmatique, on peut considérer que Macron a davantage de "contenu" que Mélenchon.

Le problème de Hamon, c'est qu'il se présente sous un label en perte de vitesse. Je ne suis pas certain qu'un autre candidat étiquetté "PS" aurait fait beaucoup mieux dans cette campagne. Il perd toutefois sur tous les tableaux dans la mesure où son programme est peu crédible et qu'il n'a pas joué le jeu de la personnalisation. Hamon n'est pas un marque, et cela lui nuit.

Le cas de François Fillon est également intéressant. Il est sans doute le plus crédible des candidats, le seul auquel il est impossible de dénier une stature d'homme d'État, mais l'image de la marque qu'il avait construite comprenait aussi celle d'un homme droit et honnête, non compromis par les "affaires". La question pour lui est de savoir s'il lui est possible de se remettre de l'accident industriel qu'il a subi, de la détérioration irrémédiable de son image qui résulte de l'affaire Pénélope. DSK après ses procès ne pouvait plus faire valoir sa compétence économique auprès de l'opinion; celle-ci ne voyait plus en lui que le libertin libidineux, trop dépendant de son addiction à la sexualité pour être écouté en tant qu'expert. C'est une preuve par l'absurde de l'importance stratégique de l'image personnelle dans la vie politique contemporaine.

François Fillon et Marine Le Pen semblent posséder l'électorat le plus solide tout en étant socialement réprouvé, comment expliquer un tel décalage ? 

Jean Petaux :  J’ignore ce que signifie le « plus socialement réprouvé ». En tout état de cause le comportement de l’électorat Le Pen et Fillon se comprend très bien quand on lit l’ouvrage de référence de Serge Moscovici (père de l’actuel commissaire européen), grand psychosociologue français et justement intitulé : « Psychologie des minorités actives » (PUF, 1979). Dans cet ouvrage, Moscovici montre parfaitement que plus vous vous reconnaissez dans une minorité et plus vous êtes fier de cette appartenance, plus, en quelque sorte, vous la revendiquez et la défendez. Il est donc tout à fait logique que les électorats Le Pen et Fillon, pour des raisons différentes, stigmatisés l’un et l’autre, soient solides et forts. C’est la « foi des premiers chrétiens » si vous voulez qui se manifeste ici. Les militants de « Sens Commun », qui se représentent volontiers comme des « apôtres » ou des « croisés » de la droite assumée (cf  Valérie Boyer par exemple, député fillonniste de Marseille) ne souffrent d’aucune critique, au sens où « rien ne les atteint ». Bien au contraire, plus leur champion fait l’objet de mises en cause, plus il raconte n’importe quoi pour se défendre et plus il est un héros à leurs yeux : « Saint François, bouche d’or et martyr ». Même cause, même motif pour Marine Le Pen, du côté de ses soutiens frontistes-marinistes, de manière bien plus structurelle et ancienne que pour François Fillon. L’erreur consisterait à considérer que ces électeurs sont plus « conscients » que les autres. Ils sont plus « conscientisés » incontestablement mais pas plus rationnels ou plus ou moins sincères que les 55 à 60% autres électeurs qui voteront dimanche. Si l’on additionne aujourd’hui les intentions de votes Le Pen et Macron on arrive aux environs de 40 à 45% des voix au total des deux.

Eric Deschavannes : L'événement majeur de cette campagne électorale est l'effondrement du Parti socialiste (et de la gauche plurielle dont il était l'épicentre). C'est un bouleversement considérable au regard des quatre dernières décennies. Dans la mesure où l'on assiste à un phénomène de décomposition-recomposition idéologico-politique à gauche, on comprend aisément que les électeurs de gauche, qui sont en quelque sorte déboussolés, hésitent entre les trois principaux candidats qui s'offrent à eux. Le "cas" Chevènement témoigne du fait que cela vaut pour les esprits les plus structurés. A droite, en revanche, rien ne se passe. En conséquence, les deux campagnes les plus dynamiques sont celles de Macron et de Mélenchon, qui sont les acteurs de la recomposition à gauche (tandis que Hamon est la victime de la décomposition), et les deux bases électorales les plus solides ou les plus fixes sont celles de Marine Le Pen et de François Fillon. Le match va se jouer entre les deux forces de gauche, dynamiques mais instables, et les deux forces de droites, stables mais statiques.

A l'inverse, Emmanuel Macron semble être le candidat le plus flou pour les électeurs. Seuls 31% des français déclarent savoir quelles seront les premières mesures du candidat s'il était élu (Harris Interactive 14 avril), et 61% considèrent que "ce n'est pas clair.". Comment expliquer cette faiblesse en apparente contradiction avec son avance dans les sondages ? 

Jean PetauxMa réponse est, en creux, contenue dans la précédente. Parce qu’il est « fluide » et « liquide » l’électorat Macron est en phase avec l’état de la société française actuelle dont Marcel Gauchet a parfaitement montré dans son dernier ouvrage « Le Nouveau monde » (Gallimard, NRF, 2017) qu’elle est directement influencée désormais par l’ultra-libéralisme et l’hyper-individualisme qui ressortent, entre autres caractéristiques sociétales, de la mondialisation débridée. Il ne faut donc être surpris par le fait que l’électeur Macron ne voit pas de netteté là où lui-même éprouve toute les difficultés à se situer. Il faudrait d’ailleurs s’intéresser à un phénomène peu exploré en science politique : le décalage entre les comportements électoraux à tel ou tel scrutin. « Je suis de gauche, je vote pour un maire de droite dans ma ville, parce que j’aime ce qu’il fait comme choix politiques à l’échelle de ma ville ou de ma métropole. Mais aux élections départementales je me « recale » à gauche et aux régionales et nationales aussi ». Autrement dit, je suis « et de droite et de gauche et j’assume totalement cette ambivalence ». On peut tout à fait inverser la configuration au demeurant et constater un comportement électoral de gauche au plan local en face d’une attitude électoralement classée à droite à d’autres élections. Evidemment, pour que cela se produise, il ne faut pas imaginer que l’offre électorale locale ou  nationale soit trop éloignée l’une de l’autre. Reste que l’on a vu aux dernières élections régionales nombre d’électeurs de gauche voter aussi bien pour Xavier Bertrand à la présidence des futurs Hauts-de-France que pour Christian Estrosi en PACA. Si pour le premier, « humaniste », réputé « ouvert » et plutôt « anti-Sarko » cela pouvait se concevoir face au danger Marine Le Pen, pour le second,  bien plus classé à droite, le pronostic était plus risqué… même face à l’excellente candidate qu’a été Marion Maréchal-Le Pen.

Pour revenir à Macron, sa faiblesse apparente (en train de se réduire au fur et à mesure que la cristallisation de son électorat s’opère) correspond bien au profil de ses électeurs potentiels. Ceux-là, comme leur modèle ou leur champion, sont aussi dans le « en même temps » : « Je vais voter Macron parce que…[ plusieurs raisons possibles ].. mais, en même temps, je m’interroge sur …. [plusieurs questions possibles] ». Finalement c’est peut-être cela la grande leçon qui pourrait être tirée de cette présidentielle : « le retour du doute ». On verra bien dimanche à qui aura profité le doute. Aux « accusés » Fillon et Le Pen ou aux « philosophes » Mélenchon et Macron.

Eric Deschavannes : L'explication est la même. Macron est le facteur déclencheur du bouleversement en cours. Sa candidature a contribué à empêcher Hollande de se représenter, à démonétiser Valls, à révéler les deux gauches irréconciliables à elles-mêmes, à mettre en place le "casse-noix" destiné à broyer le candidat du parti socialiste et à déplacer les lignes entre la droite et la gauche. Par sa rupture assumée avec la rhétorique anti-libérale de la gauche, il attire à lui des électeurs venus de la droite. Je ne sais pas s'il va gagner l'élection, mais il en est indéniablement l'acteur majeur, ayant réussi en quelques mois à désintégrer le parti socialiste pour lui substituer une force politique nouvelle.

Il suscite un engouement extraordinaire chez ceux qui le suivent. Cet engouement est dû à sa capacité de séduction, à l'attrait pour la nouveauté, mais aussi sans doute à une aspiration plus profonde au renouvellement et au dépassement des sectarismes. Il est en quelque sorte le candidat qui est le plus en phase avec la liberté nouvelle qui caractérise de manière générale l'électeur contemporain, le candidat qui se présente comme n'étant pas prisonnier d'un déterminisme idéologique, comme n'étant pas partisan dans ses orientations et décisions. Bien entendu, il entre une part d'illusion là-dedans. Emmanuel Macron entretient le flou et cultive l'ambiguïté afin de ne pas effaroucher l'électeur de gauche encore réticent à l'égard du libéralisme économique et d'attirer l'électeur de droite qui pourrait voir en lui le continuateur de Hollande. Il est dans l'ordre des choses que l'électorat soit encore incertain de son identité politique, et que son propre électorat ne soit pas stabilisé.

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