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Emmanuel Macron lors d'une conférence de presse avec Olaf Scholz et Volodymr Zelensky.
Emmanuel Macron lors d'une conférence de presse avec Olaf Scholz et Volodymr Zelensky.
©Sergei SUPINSKY / AFP

Effort de guerre

Selon des recherches récentes réalisées en Pologne et en Ukraine, la France ne compte que pour 2% des livraisons d’armement à Kiev, contre 49% pour les Etats-Unis, 22% pour la Pologne ou encore 9% pour l’Allemagne.

François Heisbourg

François Heisbourg

François Heisbourg est président de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), basé à Londres, et du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP).

Il est conseiller spécial à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Il a été membre du Centre d'Analyse et de Prévision du ministère des affaires étrangères (1978-79), premier secrétaire à la représentation permanente de la France à l’ONU (1979-1981. 

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Atlantico : La contribution à l'effort de guerre en Ukraine de la France est quantitativement faible. Est-ce un indicateur important ?

François Heisbourg : C’est le baromètre du niveau de soutien politique et militaire que l’on est prêt à consentir ou non. Si l’effort est faible cela peut vouloir dire qu’on n’a pas de matériel ou qu’on a choisi politiquement de ne pas en envoyer. C’est un indicateur d’engagement et ce n’est pas bénin.

Une analyse récente menée sur le terrain en Pologne et en Ukraine montre que la part française des livraisons d'armes étrangères est inférieure à 2 %, loin derrière les États-Unis (49 %), mais aussi derrière la Pologne (22 %) et l'Allemagne (9 %). Ces chiffres sont-ils exacts ?

Tout à fait. On peut être surpris par les chiffres allemands mais comme ils se font souvent houspiller et sont sensibles aux critiques et finissent par livrer. Les chiffres français sont faibles et les Ukrainiens n’ont pas manifesté un grand intérêt public pour la France, un peu comme si l’on avait fait une croix sur nous. Les Ukrainiens passent leur temps à demander des livraisons d’armes de la part des pays dont-ils pensent qu’ils vont effectivement obtenir quelque chose, comme l’Allemagne. ils remercient ceux qui leur en livre beaucoup, comme les Britanniques ou les Polonais et évidemment les Américains. En ce qui nous concerne, on nous oublie un peu, sauf concernant les Caesar. Ce sont des pièces d’artillerie très appréciées et extrêmement utiles. Nous en avons livré 18 jusqu’à présent, et probablement une dizaine prochainement. C’est un prélèvement sur une commande faite au Danemark qui a accepté de se sacrifier pour soutenir les Ukrainiens. Mais c’est à comparer à la presque centaine de canon 155 mm automoteurs fournis par la Pologne. La Pologne donne trois fois plus dans cette catégorie. Et elle donne aussi des chars d’assaut et de la cavalerie. Nous sommes derrière la plupart de nos partenaires.

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Qu’est-ce qui explique la faiblesse française ?

Il y a trois facteurs. Le premier est que, dans les premiers mois, la France s’est obstinée à aider l’Ukraine tout en voulant jouer les médiateurs. C’est une position compliquée à tenir. Même si cela n’a jamais été exprimé ainsi, cela peut expliquer pourquoi nous avons été peu généreux et peu bavards sur le sujet. La seconde explication est que l’on craint de manquer de matériel par rapport à d’autres besoins, par exemple, si la Turquie rentrait en conflit avec la Grèce, avec qui nous avons un accord de défense. Les Britanniques ont une politique d’opérations extérieure similaire à la France, mais ils ont choisi de garder moins d’équipement sous le pied. C’est un choix politico-stratégique. Il n’est pas absurde, mais il fait qu’actuellement nous pesons moins que ce qui pourrait être judicieux. La troisième raison, comme ailleurs en Europe, c’est que les budgets de la Défense ont eu plutôt tendance à baisser ces 25 dernières années. Et en capacité de production industrielle de défense, nous n’avons pas les moyens nécessaires à une grande guerre. Et la relance de la filière prendrait plusieurs années. Entre ces trois grandes raisons, difficile d’évaluer l’importance relative de chacune.

La France, et Emmanuel Macron notamment, veulent mener l'Europe vers une nouvelle ère d'autonomie stratégique européenne. La France peut-elle prétendre jouer un rôle décisif dans la construction d’une défense européenne tout en livrant aussi peu d’armes à l’Ukraine ?

Il est très difficile d’être crédible en matière d’autonomie stratégique si l’on consent à 1/25 de l’effort américain. Les armes sont faites pour faire la guerre. Et en guerre, on pèse ce que l’on amène sur le champ de bataille. C’est évidemment un problème car personne ne nous entend. Les Américains ricanent puisqu’ils font autant que toute l’Europe réunie, alors même que c’est une guerre européenne. Les Polonais et les Britanniques se moquent de nous car ils donnent plus que nous. Les Allemands sont polis, ils ne se moquent pas, mais ils n’en pensent pas moins. Il y a une forme d’attitude présomptueuse de la France, qui monte sur ses ergots pour dire qu’il faut une autonomie stratégique européenne. Il y a une incohérence manifeste entre l’ambition affichée et l’ambition réalisée. Et il faudra du temps pour s’en remettre. L’Allemagne, elle, met 100 milliards sur la table, mais ne se gargarise pas de son action.

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Emmanuel Macron devrait-il envisager l’envoi de nouvelles armes en Ukraine afin de positionner la France comme un leader européen en la matière ?

Il faudrait surtout qu’elle envisage d’augmenter sa base industrielle de défense. Il y a deux problématiques qui se croisent. D’abord, quelle est notre politique de soutien à l’Ukraine ? Voulons-nous les aider à gagner vite, à ce que le conflit dure longtemps ou encore ne pas fâcher les Russes, etc. Au début de la guerre, nous avons voulu poursuivre toutes ces options à la fois. L’autre sujet, c’est pouvons nous peser militairement en Europe à l’avenir ? En termes d’analyse, ces questions n’appellent pas exactement les mêmes réponses. Si je veux soutenir l’Ukraine, je dois fabriquer plus d’armes. Mais même si je ne veux pas forcément soutenir l’Ukraine, il faut aussi produire plus d’armes puisque la guerre est de retour en Europe. Quand on commence à réfléchir sur ce qu’on peut ou non envoyer à l’Ukraine par peur d’en avoir besoin face aux Turcs, c’est souvent le signe que le pantalon que l’on porte est un peu court. Une autonomie stratégique, à l’époque du retour de la guerre, ne pourra se faire sans un effort proportionnellement plus important que naguère par rapport à nos partenaires et alliés.

L’ambition européenne de la France va-t-elle donc forcément être déçue ?

L’avantage, dans les plans pluriannuels, c’est que faire le premier pas nous fait crédit de ce qui va suivre. Mais on ne sait pas encore à quoi va ressembler la prochaine loi de programmation, notamment sur les cadences de production. Ce n’était pas vraiment le sujet dans la guerre face à Daesh, où les enjeux étaient plus liés au personnel, à la projection de forces, etc. La part dédiée aux cadences sera un indicateur assez puissant de notre volonté, ou non, d’avoir les moyens de notre volonté d’autonomie stratégique. Une volonté que je partage par ailleurs. C’est une ambition légitime, utile et raisonnable à viser, mais encore faut-il mettre l’argent pour obtenir les résultats escomptés.

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