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La France des sanctions collectives
©MEHDI FEDOUACH / AFP

Tous punis

Visiblement, le réveillon 2020 a conduit à moins de troubles que les années précédentes. Que penser de la manière dont on y est parvenu ?

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Depuis des années en France la nuit du réveillon est l’occasion de graves atteintes à l’ordre public : feux de poubelles, destruction de mobilier urbain, incendies de voitures, guet-apens dirigés contre les pompiers et les forces de l’ordre, avec de plus en plus l’usage de feux d’artifice de type mortiers en tir direct, et souvent, en prime, incendie de quelques établissements publics – poste, école crèche… Un coût matériel énorme pour la collectivité, une sensation de quasi impunité pour ceux qui s’exercent ainsi à la guérilla urbaine, et un sentiment d’abandon de la part de l’État pour les tous les autres quand, pourtant,, l’ordre public est le premier devoir de cet État auquel, par le contrat social, nous acceptons d’abandonner quelques une de nos liberté et une part de nos gains. Or, effectivement, nous ne battrons pas cette année le record de la nuit du Nouvel An 2019, avec ses 1.457 voitures brûlées en France. Mais il est vrai que les circonstances n'avaient strictement rien à voir.

Rappelons, d'abord, que pour lutter contre l'épidémie de Covid-19, un couvre-feu interdisait ce soir-là, comme tous les autres, tout déplacement entre 20 heures et 6 heures, hors motif autorisé. Un couvre-feu dont l’application est effectivement régulièrement contrôlée depuis qu'il a été mis en place, le 15 décembre, avec, selon le ministre de l'Intérieur plus de 560.000 contrôles effectués (soit près de 38.000 par jour) et 30.000 verbalisations (2.000 par jour) – la sanction étant cette amende de 135 euros qui peut monter jusqu’à 3.750 en cas de récidive. Pour le faire respecter pour cette Saint-Sylvestre, le ministère de l'Intérieur avait évoqué une mobilisation particulièrement importante des forces de sécurité intérieure, avec plus de 100.000 (132.000 selon certaines déclarations) policiers gendarmes et membres de la sécurité civile - « mobilisés » ne voulant cependant pas dire « déployés ».

Mais on ne s’en est pas tenu là. Non content par exemple de déployer des effectifs sur ces Champs-Élysées où la foule se rassemble classiquement, seule la moitié des 16 lignes du métro parisien fonctionnaient à compter de 20 heures le 31, et encore, avec de rares passages et des stations non desservies… À Strasbourg, cette capitale de la maintenant « région européenne d’Alsace » qui s’est faite une réputation dans l’incendie festif de voitures, on avait enlevé les épaves des « quartiers sensibles » et proposé aux habitants de venir garer leurs véhicules dans des parkings sécurisés.

Est-ce tout demandèrent les Français ? Non. Dans nombre de départements les préfets avaient aussi interdit, du 31 décembre au 2 janvier, la vente et l’utilisation de pétards ou de feux d’artifices. Est-ce assez alors ? Non encore. Des préfets avaient aussi interdit la vente de tous les produits inflammables à la même date : acide, carburant à emporter en jerrycan ou alcool ménager. Est-ce le châtiment cette fois Jupiter ? Toujours pas. Plus de quinze préfets avaient encore interdit la vente d’alcool, avec des arrêtés différant parfois, selon les heures d’interdiction, le type de vente (il ne s’agissait que d’alcool à emporter, mais cela variait selon les vendeurs) ou les sortes d’alcools (seulement les les alcools « forts » (+ de 18°) des catégorie IV et V dans certains départements)…

Pour quel résultat ? 45.400 contrôles et 6.650 verbalisations pour non-respect du couvre-feu selon le ministre mais aussi 662 interpellations et 407 individus placés en garde à vue selon la même source, les FSI ayant été une nouvelle fois délibérément prises à partie, « parfois de manière très violente avec des usages de mortiers d'artifice », et 25 policiers et gendarmes ayant été blessés dans la nuit.

Car il y a quand même eu des véhicules incendiés - une soixantaine à Strasbourg, 41 à Angers, d’autres ailleurs - et des heurts violents ont eu lieu dans plusieurs agglomérations. Ainsi à Bordeaux où, intervenant pour du mobilier urbain et un bureau de poste incendiés, les FSI ont essuyé des tirs de mortiers et des jets de projectiles divers. Même tirs de mortiers, entre autres, à Calais (trois policiers blessés), à Angers, à Toulouse, où il leur a fallu des tirs de grenades lacrymogènes pour se dégager, et même violences à Limeil-Brévannes, Arcueil, Nanterre, Villemomble ou Noisy-le-grand.

Peut mieux faire donc. Peut mieux faire bien sûr comme résultat, médiocre au vu des restrictions préventives comme de la mobilisation des FSI, mais, surtout, peut mieux faire comme méthode. L'État met ici en place des interdictions générales et absolues touchant l'accès à certains produits pour interdire leur usage par des fauteurs de troubles, dans une course poursuite totalement grotesque. Non content d’être incapable de sanctionner ceux qui perturbent gravement la vie de leurs concitoyens, il ajoute aux problèmes de ces derniers avec ce que l’on appelle une punition collective.

Qu’est-ce que cela nous dit du fonctionnement de l’État… ou de son dysfonctionnement ?

La punition collective traduit toujours un dysfonctionnement de l'autorité qui la met en œuvre, quelle que soit cette dernière, du Chef de l’État au père de famille en passant par tous les agents, publics ou privés, disposant d’un quelconque pouvoir. Qu'elle révèle simplement leur incapacité à trouver le fauteur de troubles ou leur refus de l’affronter en face et de le sanctionner, elle démontre en tout cas ainsi leur totale incompétence pour exercer la fonction, essentielle dans une société, du maintien d’un ordre juste. Seul le coupable qui viole la loi doit en effet en supporter les conséquences, alors qu’ici c’est l'ensemble de la communauté dans laquelle il réside qui subit cette charge.

Pour prendre le cas de ce Nouvel An, il est sans doute des Français qui auraient aimé, en respectant les consignes de sécurité, tirer dans leur jardin isolé, sans déranger leurs voisins, un feu d’artifice pour amuser leurs enfants. Il en est d’autres qui auraient souhaité, recevant finalement les cinquième et sixième personnes non prévues de leur réveillon, aller acheter une bouteille, d’autres encore qui auraient aimé prendre un bidon d’alcool de chauffage supplémentaire pour leur poêle d’appoint ou d’essence pour leur tronçonneuse, et qui n’ont pas pu le faire à cause des débordements impunis de quelques personnes généralement connues.

De telles mesures sont pourtant totalement inefficaces, car les fauteurs de troubles décidés à agir, et on l'a bien vu lors de cette soirée de Nouvel An, trouvent toujours de quoi se livrer à leurs activités festives – essence, mortiers -, et ne sont pas en manque d'imagination pour en utiliser de nouvelles. Rappelons ici qu’aucun objet n’est dangereux en soi, pas plus un jerrycan d’essence qu’une bouteille d’alcool – ou une arme -, et que le danger ne vient que de leur utilisation. Il est aberrant d’espérer qu’en faisant disparaître l’objet on fera disparaître l’acte délictueux.

Autre type d'erreur, celle qui consiste non plus à interdire de disposer d'un objet permettant d'accomplir un acte illégal, mais d'écarter d'une zone ceux contre lesquels il pourrait s’exercer. C’est le cas ici avec ces voitures placées dans un parking protégé, mais rappelons que l'État utilise parfois la même solution en cas de menace contre les personnes, le meilleur exemple en étant la manière dont l'Éducation nationale a « exfiltré » la jeune Mila. Non seulement c’est inefficace – on ne déplace pas le mobilier urbain ou les locaux – mais ce sont autant de signaux qui confirment aux fauteurs de troubles qu'ils ont un contrôle absolu de zones dans lesquelles l'État n'est plus capable d'assurer la sécurité des biens matériels ou des citoyens. Autant aussi de sujétions nouvelles imposées au citoyen lambda, et qu'il n'a pas à subir : il n'est ainsi pas normal, qu'en France, en 2020, les Français doivent se poser la question de savoir si la zone dans laquelle ils garent leur véhicule est une zone « sûre » ou, au contraire, un lieu où il risquera d'être incendié, comme il n'est pas normal qu’ils se demandent s’ils peuvent déambuler sans risque dans certaines zones.

Cette punition collective avec ses multiples interdictions, explicites ou implicites, ne traduit jamais que la faiblesse de l'État, devenu ce crustacé dont la carapace toujours plus dure cache mal la mollesse des parties vitales, mais il faut prendre aussi en compte ce qu’elle lui apporte. Elle lui facilite d’abord le travail, car il est toujours plus facile de faire respecter une interdiction générale que d'avoir à cibler certaines catégories - et ce plus encore lorsque l'on court le risque d'être accusé de stigmatiser l'une d'entre elles. Plus de confrontations directes aussi, toujours pénibles, avec cette généralisation des sujétions. Le pouvoir pourra même avoir l'audace de prétendre qu'il s'agit ici d'une approche égalitaire, alors que c'est tout son contraire : l’égalité, comme le définit parfaitement le juge constitutionnel français à la suite d'une longue tradition que l'on peut faire remonter Aristote, consiste à traiter également des choses égales, mais inégalement des choses inégales.

Parce qu'elle est injuste ensuite, la punition collective est un excellent élément de dressage social : l’arbitraire dûment sanctionné peut conduire le membre du groupe à accepter n'importe quelle règle. Il n'est pas dit que cette approche ne soit pas celle du pouvoir actuel, qui, dans d'autres domaines, et l'on pense bien sûr aux sujétions imposées dans le cas de la crise sanitaire, n'a pas hésité à multiplier les exemples de punitions collective aberrantes.

Ajoutons que la punition collective favorise un contrôle social qui sert l’État en multipliant la délation de la part de ceux qui croient que si elle existe c’est que le pouvoir n'a pas réussi à identifier les coupables et qu’il convient de l’aider pour y échapper. Enfin, la tension interne au groupe qui subit une punition collective peut conduire les membres non-fautifs qui constatent l’incurie de l’État à régler eux-mêmes le problème, c'est-à-dire à s'attaquer directement aux fauteurs de troubles. Sans se douter qu’il n’est pas impossible que ce soit le but recherché, pour mieux les sanctionner…

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