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La censure est-elle un mal français ?
La censure est-elle un mal français ?
©Reuters

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Le patron de Free condamné pour avoir qualifié les clients de Bouygues de "pigeons", Frédéric Taddéi critiqué pour ses invités parfois peu orthodoxes... La censure est-elle un mal français ?

François   Saint-Pierre et Jean-Sébastien Philippart

François Saint-Pierre et Jean-Sébastien Philippart

François Saint-Pierre est avocat pénaliste, titulaire de la spécialité de droit pénal. Il consacre son activité à la défense, notamment des professionnels et des entreprises qui font l’objet de poursuites devant les juridictions pénales ou disciplinaires.

Jean-Sébastien Philippart est philosophe. Il enseigne actuellement à Bruxelles.

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Atlantico : La France est souvent présentée comme le pays défenseur des Droits de l'Homme et à ce titre garant de l'esprit des Lumières. Ne peut-on pas dire, paradoxalement, qu'elle est aujourd'hui devenue un pays particulièrement mal à l'aise avec le principe de liberté d'expression ?

Jean-Sébastien Philippart : Le problème vient peut-être de l’esprit des Lumières lui-même en ce qu’il constituerait un regard théorique instituant par le haut une liberté par trop abstraite. Ainsi, le droit français diffère-t-il du droit anglo-saxon à la nature beaucoup plus pragmatique. Dans la mentalité anglo-saxonne, lorsque la liberté d’expression entre en conflit avec d’autres libertés, on préférera rechercher un arrangement et s’en tenir à la jurisprudence, plutôt que d’énoncer de grands principes et encadrer ladite liberté par une législation contraignante. Là où le droit anglo-saxon laisse faire ce qui n’est pas interdit, le droit français tente de couvrir tous les abus dans une sorte de formalisme de principe.

Et il ne s’agit pas ici d’opposer l’esprit empirique à l’esprit continental en général, puisque la Constitution allemande, par exemple, est marquée par une exigence de neutralité telle qu’on ne peut interdire une opinion en raison de son contenu. La Cour constitutionnelle allemande invalidera ainsi systématiquement les interdictions (prononcées par des cours inférieures) faites aux néo-nazis de se manifester en tant que tels, pourvu que la manifestation ne contrevienne pas à un autre intérêt « neutre ». D’où la décision du gouvernement allemand, eu égard aux importants obstacles juridiques, de ne pas lancer une demande d’interdiction du parti pronazi NPD. Même si en France les partis d’extrême-droite sont intégrés au paysage politique, la devise de Saint-Just « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » pèse toujours plus lourdement sur le « débat » public. Et l’on sait qu’une censure morale est infiniment plus redoutable qu’un arsenal juridique.

François Saint-Pierre : Un constat s’impose : à plusieurs reprises ces derniers temps la Cour européenne des Droits de l’homme a condamné la France pour violation de la liberté d’expression. La décision la plus récente date du 14 mars, chacun s’en souvient encore : pour avoir brandi au Salon de l’agriculture en 2008 au passage du Nicolas Sarkozy une pancarte sur laquelle étaient mentionnés ces mots : « casse toi pov’con », un homme avait été condamné pour outrage au Président de la République. Censure excessive, a jugé la Cour européenne. Et cet arrêt n’est que la suite de nombreux précédents.

Quelle différence avec l’Italie, par exemple, dont la Cour de cassation, à Rome, a jugé il y a peu que l’expression « vaffenculo » – que chacun peut traduire intuitivement – ne pouvait valoir une condamnation à son auteur, car s’il s’agit bien d’une injure, elle appartient au langage courant !

A quoi peut-être dû ce rapport spécifique à la liberté de parole ? Comment a-t-il évolué dans le temps ; les abus ont-ils changé de nature ?

Jean-Sébastien Philippart :En France donc, conformément à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la liberté d’expression n’est pas envisageable sans de possibles abus. Aux yeux de la France, la liberté d’expression menace toujours possiblement la vie privée d’autrui. La question de fond porte alors sur la pertinence du procès en diffamation. Car, par définition, la réputation d’un homme ne lui appartient pas en propre puisqu’elle se construit en interaction avec d’autres. Par ailleurs, il suffit d’être accusé de diffamation pour se retrouver soi-même diffamé.

Or, si aujourd’hui se multiplient les accusations d’atteintes à l’honneur, la vie privée, la dignité d’une personne, d’un groupe ou d’une institution (sans pour autant aboutir au niveau juridique), c’est que l’espace public lui-même s’avère défaillant. Vouloir faire interdire un roman comme celui de Marcela Iacub signifie au fond que l’on n’estime plus la société capable de juger par elle-même. C’est estimer que les autres ne sont pas dignes de confiance. A coup de procès ou de besoin d’aller au procès, la spirale de l’indignation contre l’indignation n’en finit dès lors pas.

François Saint-Pierre : N’oublions pas que les procès en diffamation ou en injure résultent avant tout de l’initiative de personnes particulières qui s’estiment offensées, et non de poursuites lancées par le procureur de la République ou sur plainte de l’État. Ce sont les gens, avant tout, qui ne supportent pas la vivacité du langage. Plutôt que de répondre et d’argumenter, ils préfèrent déposer plainte. 

Mais les tribunaux rejettent ces plaintes dans un grand nombre de cas. Les magistrats français suivent depuis quelques années avec attention les décisions de la Cour européenne des Droits de l’homme. Leur jurisprudence évolue sensiblement en faveur de la liberté d’expression – avec un temps de retard, certes, mais c’est indéniable.

Je ne pense pas quant à moi que les abus soient plus graves aujourd’hui qu’hier. Souvenez-vous des diatribes d’une virulence inouïe, sous la IIIe République ! Il est cependant vrai que le livre de Marcella Iacub, Belle et Bête, a réalisé une sorte de première : entrer dans l’intimité de la vie privée de quelqu’un pour en faire un livre...

D'aucuns affirment que la liberté d'expression ne peut être maintenue qu'en passant sous silence des théories jugées anti-démocratiques. Un tel argument est-il valable ?

Jean-Sébastien Philippart :Absolument pas. De la même manière que face au mensonge, ce sont les faits qui doivent être opposés et non une loi (comme la loi Gayssot), les théories paranoïaques de type complotiste qui cherchent à miner la confiance démocratique ou les théories prônant la servitude doivent être confrontées à la vitalité et à la franchise de notre conviction dans le cadre du débat public. Le sens de la loi consiste ici à assurer un droit de réponse audible. Faire taire ce que nous avons du mal à entendre revient toujours à galvaniser le marché noir des idées qui voit là renforcé son besoin de démonter le « système ».

N'y a-t-il pas par ailleurs un amalgame entre une forme de moralisme subjectif et la défense objective des principes démocratiques ?

Jean-Sébastien Philippart : Le petit débat entre Patrick Cohen et Frédéric Taddeï a fait tout simplement le buzz parce qu’il a révélé ce dont souffre une grande partie de l’élite française dite « progressiste » : confondre le cadre du débat démocratique avec ce qu’impose sa propre névrose. A quoi sert l’échange de paroles si l’on veut rester entre soi ?

François Saint-Pierre :C’est toute la difficulté qui se pose aux juges : comment garantir la liberté d’expression de manière objective lorsqu’ils sont saisis de plaintes qui expriment un mouvement de l’opinion publique ? Les juges sont à l’écoute de la société, comme des sociologues. Les lois ne leur fixent pas de critères très précis, qu’il s’agisse de diffamation ou de vie privée. Leur marge d’appréciation est donc large. 

Dans l’affaire DSK c/ Iacub et le Nouvel observateur, la réprobation sociale a été presqu’unanime envers le livre. Les juges ont donc adopté une solution médiane : le livre n’a pas été interdit, mais il y a été mentionné qu’il porte atteinte à la vie privée de M. Strauss-Kahn. Et le Nouvel observateur a été condamné pour avoir abusivement profité de l’occasion pour gonfler ses ventes, oubliant quel était son lectorat.

La liberté d'expression relève-t-elle plutôt de l'autorégulation ou de règles contraignantes ? Ou bien faut-il se contenter de tracer des lignes rouges à ne pas franchir ?

Jean-Sébastien Philippart :Se lancer dans un débat, vouloir le débat, présuppose une confiance (encore une fois) en la capacité qu’a la raison humaine à dévoiler ce qui ne tient pas debout et à faire entendre ses raisons. C’est un des paris fondamentaux de la démocratie. Mais si la névrose et sa censure n’ont pas leur place dans un débat, il est une vertu qui paraît essentielle à son bon déroulement et relève des mœurs : la courtoisie, c’est-à-dire la capacité à parler des sujets qui fâchent sans se fâcher. Et si être courtois, c’est éviter de provoquer « inutilement », comme on dit, c’est donc qu’il y a bien une provocation utile : celle qui met l’adversaire en demeure d’être franc avec soi-même et les autres.

François Saint-Pierre : Mais quelles lignes rouges faudrait-il tracer ? En matière de liberté d’expression, c’est illusoire. Quels mots interdire ? Quelles expressions censurer ?

C’est au cas par cas que les tribunaux doivent se prononcer, en suivant la méthode de la Cour européenne des Droits de l’homme qui finalement est la meilleure : la principe est la liberté d’expression, et l’État ne peut la limiter que si cela est jugé nécessaire et légitime, et seulement de manière limitée, proportionnée.

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