La Corse, le « terrain de chasse » privilégié par les mafieux <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Faits divers
Des policiers et des gendarmes s'activent le 07 août 2012 à Ponte-Leccia, devant la boucherie où l'un des principaux dirigeants présumés du grand banditisme corse, Maurice Costa, un pilier de la bande de la "Brise de mer", a été assassiné.
Des policiers et des gendarmes s'activent le 07 août 2012 à Ponte-Leccia, devant la boucherie où l'un des principaux dirigeants présumés du grand banditisme corse, Maurice Costa, un pilier de la bande de la "Brise de mer", a été assassiné.
©Pascal POCHARD-CASABIANCA / AFP

Bonnes feuilles

Jacques Follorou publie « Mafia corse, une île sous influence » aux éditions Robert Laffont. La Corse s'enfonce inexorablement sous le poids d'un pouvoir mafieux mortifère et prédateur. Alors que sur le continent, l'indifférence règne en maître, sur l'île, le fatalisme cohabite avec une crainte justifiée. Les premiers parrains du crime organisé sont morts mais le système n'a pas disparu. Pis, son emprise a progressé. Extrait 2/2.

Jacques Follorou

Jacques Follorou

Grand reporter au Monde, Jacques Follorou est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont La Guerre des parrains corses (Flammarion, 2013), Parrains corses, la guerre continue (Plon, 2019) et La Guerre secrète des espions (Plon, 2020).

Voir la bio »

C’est l’ensemble du territoire insulaire qui est ainsi quadrillé par les appétits mafieux. La Brise de mer et le clan du parrain Jean-Jé Colonna, entre 1985 et 2008, ou plus récemment le Petit Bar en Corse-du-Sud, et les Federici, en Haute-Corse, ne sont pas les seuls à avoir considéré cette île comme un « supermarché ». Une dernière équipe de voyous redoutés, réunie autour de Jean-Luc Germani –  le beau-frère de Richard Casanova, le baron de la Brise tué par les siens en avril 2008 –, est également suspectée de prélever sa part sur les marchés publics et privés de l’île grâce à la peur qu’elle inspire.

En Corse, on identifie souvent l’importance d’un voyou à la manière de l’appeler. L’usage du seul prénom est le signe d’une certaine renommée. C’est le cas de Jean-Luc Germani. Jusqu’au début des années 2000, la justice le connaissait pour son parcours de braqueur dans le sillage de l’équipe des Bergers de Venzolasca. Malfaiteur reconnu – statut qu’il conteste –, s’il est associé à l’équipe Federici, il est surtout proche, question d’affinités, de Stéphane Luciani, Antoine Quilichini et du benjamin des Federici, Frédéric. Au point qu’avec ces trois acolytes, il forme un quatuor inséparable qui se targue de fonctionner selon des règles internes encore plus draconiennes que celles qui ont permis à la Brise de mer de prospérer pendant plus de vingt ans dans le paysage criminel corse.

Mais la vie de «Jean-Luc » va changer après l’assassinat, en avril 2008, de son beau-frère, «Richard», identifiable aussi par son seul prénom. L’homme d’action qui sait aussi être affable et ouvert à la discussion, devient d’un coup exécuteur testamentaire d’un baron dominant de la Brise de mer. Peu de temps avant la mort de son beau-frère, il s’était déjà un peu rapproché de Richard qui l’avait incité à voyager. Jean-Luc s’était fait délivrer le 24  juillet 2007 un visa par les autorités gabonaises en prévision d’un déplacement. Le 18 mars 2008, il était parti aux États-Unis. Mais la mort de Casanova, qui fait vaciller le milieu criminel organisé corse, le contraint aussi à assumer un héritage imprévu. Il le fera aux côtés de ses trois amis et  d’affidés, en Corse et sur le continent, mais aussi à l’étranger où Richard avait étendu sa toile, notamment en Afrique.

À Lire Aussi

Mafia corse : le Petit Bar, les héritiers d’un système mafieux

Dans le même temps, le noyau dur de la Brise de mer est  décimé. La plupart de ses membres disparaissent un à  un. Le 12 janvier 2009, Francis Mariani meurt dans l’explosion criminelle d’un hangar. Le 10  février 2009, Pierre-Marie Santucci est abattu par une seule balle à longue distance. Le 15 novembre 2009 vient le tour de Francis Guazzelli, touché au volant de sa voiture qui tombe au fond d’un ravin. Le 7 août 2012, Maurice Costa est tué devant une boucherie à Ponte-Leccia. Dans le sud, les héritiers de Jean-Jé Colonna ont subi le même sort. Jean-Claude Colonna, son cousin, est tombé le 16 juin 2008 et Ange-Marie Michelosi, le fidèle lieutenant, a été exécuté le 9 juillet 2008.

La voie est libre pour Germani et ses amis qui peuvent également compter sur l’ami fidèle de Casanova, le riche Corso-Africain Michel Tomi. Dirigeant d’un groupe important implanté en Afrique, spécialisé dans les jeux et l’immobilier, il a noué des liens de proximité avec plusieurs chefs d’État africains pour lesquels il gère aussi bien les achats d’avion et de véhicules de luxe que les soins de santé dans les meilleurs établissements du monde. Ses moyens lui permettent sans difficulté d’assumer maintes dépenses du clan Casanova, locations de voitures, d’appartements chics à Paris et soutien financier.

Même de prison, où il séjourne un temps pour association de malfaiteurs sur fond de règlement de comptes au sein du milieu corse, Germani continue de gérer ses affaires. Il dispense à l’occasion ses conseils aux plus jeunes. En détention à la prison des Baumettes, à Marseille, il a ainsi pris l’habitude de deviser avec Guy Orsoni, le fils du leader nationaliste Alain Orsoni, ex-chef du Mouvement pour l’autodétermination (MPA) et d’une avocate ajaccienne de renom. Le jeune Orsoni, à la tête d’une équipe d’une dizaine de personnes, se rêve en «patron» d’Ajaccio, mais il est en butte à la concurrence d’une autre bande, celle du Petit Bar. Les deux hommes ne savent pas que la cellule où ils se retrouvent pour discuter a été truffée de micros par la police.

L’enregistrement dure du 2 septembre 2015 au 2  mars 2016. Ce long dialogue est instructif. Mélange de transmission entre générations au sein de la mafia insulaire, de descriptions sans filtre de son emprise sur la société corse et de projets d’expansion pour leurs affaires, il offre une vision de l’intérieur du fonctionnement d’un système organisé dont l’histoire est déjà ancienne. Il atteste aussi l’existence d’alliances criminelles et d’une prédation systémique sur la vie économique de l’île. Enfin, la lecture des heures de retranscription constitue une plongée dans le cerveau même du voyou corse. Une manière très concrète, presque palpable, de prendre conscience du préjudice subi par une collectivité entière.

À l’assaut du marché de l’hôpital d’Ajaccio

Un sujet semble particulièrement intéresser les deux interlocuteurs : le marché du nouvel hôpital d’Ajaccio, un établissement qui doit remplacer l’ancienne Miséricorde, qualifiée de «médiévale » par certains professionnels de santé et de «peu sûre » par nombre de patients. La future construction doit répondre aux besoins d’une agglomération de 100000 habitants. Lors de la surveillance des discussions entre Germani et Orsoni, l’État, attributaire d’un chantier estimé à près de 100  millions d’euros, a déjà tranché en faveur d’une grande entreprise italienne de construction, INSO.

Les autorités ont dû au préalable affronter les protestations du BTP corse qui estimait que ce marché devait lui revenir pour faire face à une situation économique tendue. Le 8 décembre 2013, François Perrino, fondateur du groupe immobilier ajaccien du même nom, déclarait ainsi : «Bon nombre de nos entreprises sont au bord du dépôt de bilan. Dès qu’il se présente quelque chose de positif, il y a volte-face. Dès lors, nous sommes des mafieux, notre argent est sale, etc. Lorsqu’on veut tuer son chien, on lui trouve toujours la rage. Le véritable ballon d’oxygène que représentait ce projet s’envole, on nous enlève le pain de la bouche.»

Près de deux ans plus tard, dans sa cellule des Baumettes, Jean-Luc Germani évoque lui aussi avec Orsoni, le marché de l’hôpital. À l’entendre, tout n’échapperait pas aux Corses dans cette affaire. «Ils ont donné à des Italiens parce qu’ils savaient qu’on était dessus, assure-t-il. L’histoire de l’hôpital, on a discuté avec les Italiens, et avec l’autre aussi avec les marchés […], c’est lui qui gère le boulot, mais il sous-traite avec des entreprises corses. On envoie des [gens] à la réunion, y a des nationalistes aussi, y a tout de monde… On a discuté un peu avec eux, ça nous gênait pas, du moment qu’on y était.» Un vrai partage entre forces occultes insulaires qui font main basse sur la richesse collective.

Néanmoins, à l’écouter, il y aurait tout de même un souci, dit-il à Orsoni. «L’hôpital, c’est 120 millions d’euros, tu sais…! C’est un très gros marché.» Si gros, «que les gens ont trop discuté » au point que «les condés [policiers] serraient [étaient aux aguets].» De plus, la concurrence aurait joué contre lui. «Le groupe Vendasi nous a mis des bâtons dans les roues, c’est lui qui a fait savoir que Brandizi, il était avec nous…» De nouveau, le nom de Patrick Brandizi, l’entrepreneur qui se fait fort de casser les ententes historiques du BTP corse, surgit dans une affaire judiciaire. Cette fois-ci, de la bouche même des voyous.

Ces mots font en effet écho à un autre dossier, celui des « enrobés » de Haute-Corse, apparu dans l’enquête sur l’assassinat de Jean Leccia en 2014. Ils font le lien avec l’une des pistes encore explorées au moment même où ces conversations sont interceptées, celle d’une alliance entre le clan Jean-Luc Germani et Patrick Brandizi, pour prendre pied sur les très lucratifs marchés routiers de Haute-Corse. Une irruption qui aurait causé, indirectement, la mort du haut fonctionnaire territorial.

Une discussion dans une cellule de prison ne fait pas une  démonstration devant un tribunal. Avant même d’être enregistrées par des micros espions, les affirmations de collusion avec Germani avaient été démenties par l’entrepreneur Brandizi, qui aime à répéter qu’il n’est «ni raisonnable, ni justifié » de refuser le dialogue avec ce type de figures insulaires, que ce soit les Federici ou Germani. « Sur cette île, dit Brandizi, parler ne signifie pas se compromettre, c’est une société de proximité où tout le monde se connaît. Quant aux espoirs de chacun, il ne m’appartient pas de juger.»

Début 2022, le chantier du nouveau centre hospitalier n’était toujours pas achevé. La pandémie de la Covid et l’extension du projet de 38000 à 60000  mètres carrés ont allongé les délais. Le début du chantier, après une longue phase de dépollution du site, n’a été effectif qu’en 2016, quelques mois après l’enregistrement des échanges entre Germani et Orsoni aux Baumettes. Le budget total de la construction de l’hôpital, pris en charge par l’État, finira par dépasser les 130 millions d’euros.

Les marchés s’offrent aux voyous

La discussion entre Germani et Orsoni est une occasion pour échanger des informations. Elle est aussi traversée, de part en part, par une dimension «Discours de la méthode » que l’on ne retrouve dans aucun milieu criminel français. Parlant des marchés attribués par la collectivité territoriale de Corse et le conseil général de Haute-Corse, Germani s’exclame : «Et comment! On va prendre des sous, tu es fou ou quoi ? […] C’est pas des très gros marchés, mais c’est des marchés de 15-20 millions d’euros […], c’est pas qu’ils soient très très gros, mais si tu les a  tous, c’est des rentrées permanentes…» Évoquant le rôle joué par Paul Giacobbi, à la tête du territoire entre 2010 et  2015, Jean-Luc Germani lâche, l’air dubitatif : «Il  y a des courroies jusqu’à preuve du contraire…»

On n’en saura pas plus. Accusations toujours récusées par M. Giacobbi.

Avant de pouvoir éventuellement constituer des éléments d’enquête, ces propos, sans preuves formelles, illustrent tout d’abord l’idée que ces gros voyous se font d’eux-mêmes. Ce bavardage entre initiés permet d’apprécier au plus près la place prise, en trente ans, par le crime organisé sur l’île. Germani relate ainsi une discussion avec un policier lors d’une garde à vue. «Il me dit que si on va dans un bar et qu’on demande un café, on nous donne les clés du bar tellement qu’on parle de nous, mais même si on me les donne, moi, je les veux pas, il y a que des fatigués en Corse. Moi, ici, j’ai rien à part les grosses affaires de BTP.»

Les voyous sont si incrustés dans la société corse qu’ils n’ont parfois aucun effort à fournir pour espérer prendre le contrôle en sous-main d’affaires publiques ou privées. On les leur apporte sur un plateau. Des personnes qui estiment que leur présence à leurs côtés leur permettra de gagner, ici, un marché, là, la présidence d’une institution consulaire, administrative ou un mandat politique. Jean-Luc Germani relate ainsi avoir été sollicité «par quelqu’un qui voulait prendre la Chambre [de commerce et d’industrie de Corse-du-Sud]. Moi j’ai dit, nous, on n’a pas envie de se mettre dans ces discussions-là, y aura pas que la discussion, il y aura des coups de fusils à distribuer, on n’a pas envie de rentrer là-dedans.»

Faute de ce soutien, le candidat, un commerçant ayant pignon sur rue dans le vin à Ajaccio, décidera de ne pas tenter sa chance. Germani interroge néanmoins Guy Orsoni, originaire d’Ajaccio, sur «la capacité [du demandeur] à tenir la Chambre.» Mais il ne poursuit pas. Il préfère s’intéresser aux liens privilégiés existant entre Orsoni et l’un de ses amis intimes, trésorier au sein de la même CCI. Il imagine à haute voix les profits qu’ils pourraient en tirer. «Ça rentre comme dans du beurre, là ! lance Germani. Si demain il y a des appels d’offres et tout, nous, on envoie nos gens à nous, et ça vous fait profiter à vous, ça nous fait profiter à nous, ça fait profiter tout le monde.»

A lire aussi : Mafia corse : le Petit Bar, les héritiers d'un système mafieux

Extrait du livre de Jacques Follorou, « Mafia corse, une île sous influence », publié aux éditions Robert Laffont

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !