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La bataille de Deir Ezzor marquera-t-elle véritablement la fin de l’Etat islamique ?
©FADEL SENNA / AFP

Dernière bataille ?

La bataille des forces kurdes soutenues par la France et les États-Unis contre la "dernière poche de résistance" de l'Etat islamique est en cours dans la province de Deir Ezzor.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Alors que la bataille des forces kurdes soutenues par la France et les États-Unis contre la "dernière poche de résistance" de l'Etat islamique est en cours dans la province de Deir Ezzor, faut-il véritablement s'attendre à une fin de Daech à l'issue de ces combats ?

Alain Rodier : Il est parfaitement exact de dire que l'organisation "territoriale" de Daech va disparaître avec la réduction du dernier réduit de Baghouz Al-Fawqawi tenu par ce mouvement salafiste-djihadiste en Syrie.

Par contre, il est faux d'annoncer conjointement la fin de Daech qui va continuer à vivre mais sous une autre forme.

Je m'explique ; le "proto-Etat islamique" (aussi appelé "Califat") avec son "gouvernement" (la Choura), ses "ministères" (guerre, intérieur, religion, santé, transports, finances, etc.), ses "provinces" (wilayat) dirigées par des "gouverneurs" assistés d'administrations locales vont disparaître. Visuellement, la bannière de Daech ne va plus flotter en permanence en haut d'édifices officiels. Les populations soumises au Califat (environ huit millions de personnes) du temps de sa splendeur (2004-2016) ne vont plus dépendre directement de lui.

Mais TOUT cela était prévu par Abou Bakr al-Baghdadi qui s'était rapidement rendu compte que la coalition à laquelle il était opposé était bien trop puissante pour lui permettre de conserver longtemps son "Califat" en l'état.

Il a donc organisé la suite que je compare ce qui se passe en Syrie au phénomène de la boule de mercure qui tombe sur le sol; elle s'éparpille en des centaines de gouttelettes qui roulent dans toutes les directions. Les activistes ont fait de même, il se sont égayés dans la nature en de multiples petits groupes qui ont trouvé refuge auprès de populations sunnites rurales qui, à quelques exceptions près, continuent, au minimum à leur être favorables quand elles ne sont pas complices.

Depuis la clandestinité, ces groupes adoptent une nouvelle stratégie : refuser les affrontements directs où ils n'ont pas la supériorité mais mener des opérations "hit and run" contre des objectifs à leur taille en profitant de l'effet de surprise. Daech va aussi privilégier les actions ponctuelles comme les assassinats et les attentats ciblés. Il faut rappeler quel l'organisation d'origine, l'Etat Islamique d'Irak fondé en 2006 a agi de la même manière durant des années. En conséquence, Daech va continuer à représenter une sérieuse menace asymétrique, et ce pendant des années (au minimum une génération).  

Quelles sont encore les réservoirs existants des forces de l'Etat islamique ?

Il est bien sûr difficile de donner des chiffres puisque les activistes sont entrés dans la clandestinité. Les militaires américains parlent de 20 000 combattants (ce qui n'inclue pas les sympathisants) répartis entre l'Irak (où les actions violentes ponctuelles sont en constante augmentation alors que Daech ne bénéficie plus d'implantation géographique bien déterminée) et la Syrie.

Bien sûr, il existe toujours les provinces extérieures et des mouvements qui ont fait allégeance à Baghdadi : Sinaï, Libye, Nigeria et région des Grands Lacs, Somalie, Afghanistan/Pakistan, Caucase, Extrême-Orient... Jusqu'à plus amples informations, il ne semble pas que l'on assiste actuellement à des transferts importants de combattants d'un front vers un autre. Les raisons sont dues aux difficultés rencontrées pour se déplacer à cause des mesures de sécurité adoptées par les autorités des différents pays concernés, mais aussi au fait que ces activistes craignent de ne pas bien s'intégrer dans un nouvel environnement à moins que ne soit un retour au pays (pour les Caucasiens en particulier)!   

Pour tous les groupes clandestins, un des problèmes majeur est la logistique qui permet de faire vivre les activistes. Dans le cas de Daech, l'organisation aurait caché son trésor de guerre en des multiples endroits et pourrait y puiser encore durant des années. La rumeur a couru que des centaines de kilos d'or étaient dissimulés à Baghouz et que des négociations auraient eu lieu pour les récupérer en échange du libre passage d'activistes...

Les activités purement criminelles vont permettre aussi de ramener de l'argent frais comme le racket, les trafics divers et variés même s'ils ne pourront atteindre les sommets de la période de l'existence du proto-Etat Islamique. Des dons volontaires de certains particuliers convaincus de la justesse du "Djihad" mené par Daech auraient encore lieu.

L'autre problème est le renseignement, l'un offensif pour conduire des opérations ciblées efficaces en identifiant précisément les objectifs à atteindre, l'autre défensif (le contre-espionnage) pour détecter et neutraliser les "espions" infiltrés par l'adversaire - mais aussi pour découvrir ceux qui souhaitent abandonner la lutte -. On a beaucoup parlé de l'Amniyat, ce service de renseignement développé par Daech qui aurait une grande efficacité.

Il y a aussi le problème des ressources humaines. Daech parie beaucoup sur la génération montante. Du temps de l'existence matérielle du Califat, cela lui a permis de former des milliers de jeunes dans ses "écoles du crime" qui étaient tout à fait officielles et même parfois l'objet de films de propagande. Cette formation se fait vraisemblablement maintenant dans des endroits plus reculés grâce à des camps itinérants.

Enfin, il reste les réservoirs étrangers avec les adeptes du salafisme-djihadisme qui continuent à rêver de se sacrifier pour la cause et atteindre leur but ultime : le martyre. Ils sont impossibles à chiffrer car ils sont fondus dans la masse grandissante des adeptes du salafisme que l'on dit "quiétistes". C'est peut-être vrai pour certains mais cela constitue un vivier important qui permet de venir y recruter de nouveaux combattants.

Quelles sont encore les actions à mener pour véritablement venir à bout de l'Etat islamique ? Quelles sont les conditions nécessaires à la réalisation de telles actions ? 

Venir à bout de Daech est une chimère tant que l'idéologie salafiste-djihadiste attirera des fidèles. Pour mémoire, cette idéologie politico-religieuse prône un retour à l'islam des origines présenté comme "pur". Intimement persuadés qu'ils "sont" la représentation du "vrai islam", les activistes ont pour première mission de ramener les autres musulmans dans le droit chemin. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils n'écoutent aucun "savant de la foi" qui ne partage pas leurs idées. Ainsi, ils refusent tout contact avec les imams traditionnels qu'ils considèrent - au mieux - comme des "égarés" quand ce ne sont pas des "traîtres" à la religion ou des "vendus" aux "impies" (les Occidentaux). Par exemple, la prestigieuse Université d'Al-Azhar du Caire n'a plus prise sur les salafistes.

Le combat, d'abord idéologique, est donc extrêmement difficile à remporter d'autant que notre civilisation aux origines judéo-chrétiennes est aujourd'hui en mal de repères. Le "chacun pour soi" et le "dieu argent" ne peuvent pas mobiliser. On n'accepte pas de se sacrifier pour le CAC 40 ou la mondialisation...

En Syrie, des sanctions économiques continuent à être prises par les Occidentaux pour faire tomber le régime de Bachar el-Assad. Elles étranglent surtout les populations les plus pauvres, en particulier les Sunnites ruraux. On voudrait alimenter les rangs des terroristes de tous poils, on ne s'y prendrait pas autrement.

Les Émirats Arabes Unis semblent avoir compris la problématique puisqu'ils vont rouvrir leur représentation diplomatique à Damas. Il n'est pas impossible que l'Arabie Saoudite suive le mouvement. Mais ce propos doit être modéré par le fait que ces nations arabes le font d'abord pour s'opposer à l'influence grandissante de l'Iran en Syrie.  

Faisons comme nos adversaires terroristes; admettons que la guerre sera longue et s'étendra sur des générations. Il convient donc d'apprendre à "vivre avec" et, de toutes façons, nous n'avons pas le choix. L'Histoire a montré que toutes les idéologies finissaient pas s'effondrer - souvent de l'intérieur -. Il est vraisemblable qu'il viendra une nouvelle génération qui remettra en question le salafisme-djihadisme comme manière de vivre. Mais personne n'est capable de dire combien de temps cela prendra.

En attendant, il faut poursuivre le combat sur le terrain, sur le net et coopérer avec tous les autres acteurs concernés. Il ne faut pas non plus oublier les autres mouvements salafistes-djihadistes comme Al-Qaida "canal historique" et le Hayat Tahrir al-Cham qui s'est construit un petit territoire dans la province d'Idlib au Nord-Ouest de la Syrie. Il est en effet possible que des activistes de Daech rejoignent ces mouvements.

Je reconnais que je suis naturellement pessimiste mais je crois qu'alors, de nouvelles idéologies prendront le relais de la violence ; on commence d'ailleurs à en voir les prémices avec ce qui se passe en France (et, dans une moindre mesure en Europe). Et là, les salafistes-djihadistes n'en sont ni les auteurs ni les inspirateurs ! Le terrorisme reste un "moyen de combat" utilisé du faible au fort. Il peut être employé par tout individu qui veut faire reconnaître sa cause.

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