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Une vue du campus de l'Université d'Etat de Portland.
Une vue du campus de l'Université d'Etat de Portland.
©DR / Wikimedia Commons / Portland State University / Kelvin Kay

Bonnes feuilles

Sylvie Perez publie « En finir avec le wokisme Chronique de la contre-offensive anglo-saxonne » aux éditions du Cerf. Le wokisme est né sur les campus américains. Il a gagné l'Angleterre et le continent européen. Son berceau deviendra-t-il son tombeau ? L'heure est à la contre-offensive. Et dans le monde anglo-saxon, la résistance s'organise. Extrait 1/2.

Sylvie Perez

Sylvie Perez

Sylvie Perez est journaliste. Elle a travaillé dans la presse écrite et à la radio. Sylvie Perez a publié plusieurs essais, romans et livres d'entretiens, et traduit de l'anglais l'œuvre théâtrale d'Agatha Christie. En 2023, elle publie « En finir avec le wokisme Chronique de la contre-offensive anglo-saxonne » aux éditions du Cerf.

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Le 8 septembre 2021, c’est au tour de Peter Boghossian, 55 ans, professeur de philosophie à l’Université d’État de Portland (Oregon, États-Unis), de démissionner après dix ans dans cet établissement. Il renonce, convaincu que l’université ne remplit plus sa mission. La lettre de démission de Peter Boghossian, un texte de cinq pages, aperçu alarmant du milieu académique américain, sera commentée dans le monde entier. On y apprend que l’université, obnubilée par la défense des minorités de race, de genre, de sexualité, est devenue le laboratoire d’une utopie égalitaire. L’émotion a pris le pas sur la raison.

Claquer la porte est un acte douloureux et libérateur. Jusque-là, Boghossian initiait ses élèves à la pensée critique, l’éthique, la méthode socratique. Ses cours visaient à les équiper des outils nécessaires à l’édification d’une pensée rigoureuse. Désormais l’exploration intellectuelle est malvenue tant l’idéologie prévaut. Ce n’est pas l’orientation politique à gauche qu’il condamne (Boghossian est démocrate et l’Université d’État de Portland est notoirement de gauche) mais la prise de pouvoir par la gauche woke. Impossible d’enseigner dans une université otage du militantisme.

Neuf mois plus tôt, le président de l’Université d’État de Portland hissait en tête des priorités de sa faculté le combat pour la justice raciale. Non pas la justice raciale dans son acception courante, c’est-à-dire l’égalité de tous devant la loi (acquis incontesté), mais la Justice Raciale, cette branche de la théorie critique raciale (d’où les majuscules) selon laquelle les Blancs sont racistes par héritage, en conséquence de quoi il faut «rendre justice» aux minorités ethniques. La Justice Raciale suppose de décoloniser l’université en purgeant le canon de ses penseurs blancs, en prévoyant des « safe spaces » (espaces protégés, ségrégués) où les «gens de couleur» puissent étudier «en toute sécurité». Désormais, et pour les deux années à venir, la qualité de l’enseignement dispensé à l’Université d’État de Portland devait être évaluée à l’aune de l’antiracisme, le président s’y engageait. On jugerait la valeur d’un cursus non pas à la somme des connaissances acquises mais avant tout au degré de sensibilisation des étudiants aux inégalités raciales.

Boghossian a longtemps pensé qu’il pourrait modérer cette dérive wokiste. En s’y opposant de l’intérieur, en demandant des preuves concrètes de l’existence de «micro-agressions », en doutant des effets vertueux des «espaces réservés aux gens de couleurs», en alertant sur les réflexes d’auto-censure observés parmi les étudiants soumis à ce climat de pensée unique, en invitant des conférenciers aux opinions variées pour débattre de tous ces sujets. En demandant quels chiffres, quels faits, quelles études sous-tendent ces nouveaux combats. Il a constaté, à ses dépens, que tout questionnement du nouvel ordre woke est invariablement mis sous le boisseau ou plutôt traité comme une violation des règles définies par les Comités pour la diversité, l’égalité et l’inclusion, ces commissariats de l’offense dont se sont équipées les universités.

Le philosophe Bertrand Russell écrit : «Le problème de notre monde tient à ceci que l’imbécile ou le fanatique est toujours très sûr de lui, tandis que le sage est assailli de doutes. » Le milieu universitaire se mue en une fabrique de dogmes qu’il est déconseillé de transgresser ou de simplement mettre à l’épreuve des faits. Boghossian, pour avoir exprimé son scepticisme, a été l’objet d’interminables persécutions administratives et tentatives d’intimidation, parcours dantesque qu’il relate dans sa lettre de démission. On a été jusqu’à convoquer ses anciens élèves pour leur demander si leur professeur battait sa femme ou ses enfants, s’ils avaient eu vent de rumeurs allant dans ce sens. On a cherché la faute dans tous les recoins de sa carrière. Conclusion du rapport d’enquête : «La Commission Global Diversity & Inclusion (GDI) considère qu’il n’y a pas de preuve suffisante que Boghossian aurait violé la politique anti-discrimination et anti-harcèlement de la Portland State University. La Commission GDI recommande que Boghossian suive des séances de coaching.» Après plus d’un an de convocations, d’investigations, c’était donc cela : il fallait d’urgence rééduquer le professeur de philosophie, et tout irait mieux!

Sans surprise, la rééducation aura failli à remettre Boghossian dans le droit chemin. Ces séminaires où toute dialectique est proscrite, illustrent le paradoxe d’un régime diversitaire ennemi de la diversité d’opinion. Boghossian en ressort plus catastrophé qu’il n’y est entré. Que vaut une éducation supérieure qui épargne les étudiants de débats contradictoires ? Selon lui, le désaccord est fécond et engendre des terrains d’entente. En 2019, son livre How to have impossible conversations (co-écrit avec James Lindsay) explorait les moyens d’entreprendre un dialogue constructif avec un ennemi idéologique.

Mais cette fois, plus de discussion possible. Il s’en va. Interrogé sur son état d’esprit après sa démission, Peter Boghossian répond invariablement : « Je ne me suis jamais senti aussi bien. Je me sens libre. Continuer dans ces conditions eût été compromettre mon intégrité.» Contre toute logique, l’Université de Portland a interdit à Peter Boghossian de s’acquitter de la mission pour laquelle elle l’avait recruté. Il va alors organiser une tournée dans le pays, intitulée «Social Justice Reverse Q&A University Tour» (Tournée universitaire, questions/réponses inversées autour de la justice sociale), conférences filmées dans quinze universités des États-Unis. Le principe : ce n’est pas Boghossian qui parle mais les étudiants à qui il offre une tribune pour témoigner de la pénétration de l’idéologie woke dans l’éducation supérieure. Boghossian veut informer sur ce qui se passe vraiment sur les campus. Les étudiants vont raconter les cours qui sont dispensés. Comme ce jeune homme en licence qui se prépare à devenir professeur de mathématiques. Il évoque le premier principe transmis en cours : «On nous explique que pour enseigner les mathématiques, il faut se concentrer sur les injustices et les inégalités sociales, expliquer l’importance des toilettes non genrées, sensibiliser les élèves aux inégalités salariales. Autant de temps qui ne sera pas dédié à l’apprentissage de l’algèbre ou de la géométrie.» Peter Boghossian veut faire la lumière, expliquer, inlassablement, par tous les moyens médiatiques disponibles. À cette tournée, il ajoute une newsletter, «Beyond Woke » (Au-delà du wokisme). Comme la plupart des réfractaires, il lui tarde de passer à autre chose.

Extrait du livre de Sylvie Perez, « En finir avec le wokisme Chronique de la contre-offensive anglo-saxonne », publié aux éditions du Cerf

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