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L'inversion de la hiérarchie des normes pour les nuls (et l'étrange incohérence des opposants à la loi Travail qui veulent plus de démocratie et de participatif partout sauf dans l'entreprise)
©Reuters / Vincent Kessler

Oui mais non

La primauté des accords d'entreprise sur les accords de branche est l'un des aspects les plus décriés de la loi El Khomri. Et pourtant, négociés au plus près des salariés et de leurs attentes par des syndicats élus avec 50% des voix, les accords d'entreprise s'inscrivent pleinement dans la logique de la démocratie directe.

Stéphane Béal

Stéphane Béal

Stéphane Béal est Directeur adjoint du département Droit social chez Fidal. 

Spécialiste du Droit du travail participe à la gestion d'opérations de restructurations, de cessions d'activités ou d'entreprises, à la gestion des relations collectives dans les entreprises, à la mise en place des mécanismes d'épargne salariale, à la négociation avec les partenaires sociaux dans le cadre d'accords collectifs.

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : L'article 2 de la loi El Khomri ferait prévaloir les accords d'entreprise sur les accords de branche. Comment se traduirait précisément cette inversion de la hiérarchie des normes ? 

Stéphane Béal : Le mécanisme à l'œuvre est le mécanisme supplétif : l'accord d'entreprise est privilégié par rapport à l'accord de branche. La loi du 20 août 2008 sur la représentativité a utilisé en matière de durée du travail cette technique de la "supplétivité". L’actuel projet de loi ne crée donc pas cette technique mais la reprend de 2008 et l’élargit à d’autres aspects mais toujours en matière de durée du travail et aux différents congés.

Parler d'inversion des normes est en partie vrai mais cela mérite d’être précisé car sinon le propos serait excessivement simpliste : cela donne l'impression que rien n'est encadré. Or tel n’est pas le cas puisque c’est la loi qui encadre.

D'autre part, il est peu probable que cela donnera lieu à de nombreux accords défavorables : l'histoire montre qu'au travers des mécanismes de dérogation qui existent depuis la loi du 4 mai 2004, très peu d'accords d'entreprises moins favorables que les accords de branches ont été conclus, alors même que c'était possible (puisque c'était le principe sauf exceptions). 

Il faut raison garder, il est excessif à mon sens de considérer qu'il s'agirait par principe d'une régression. Cela est d'autant plus vrai avec les nouvelles majorités requises pour signer un accord : ce sont les partenaires sociaux au niveau de l'entreprise qui vont négocier les accords, selon les règles de majorité de 50% alors qu'auparavant, les accords étaient "minoritaires" (30%).

Parmi les opposants à la loi Travail, beaucoup affirment que cette inversion constituerait une atteinte à la démocratie. Pourtant, le fait que les partenaires sociaux négocient au niveau de l'entreprise ne renforce-t-il pas le pouvoir des salariés ? 

Stéphane Béal : Tout à fait, cela montre une conception très curieuse de la démocratie.

Premièrement, on passe de la règle des accords minoritaires à la règle des accords majoritaires. 

Je n'étais d'ailleurs pas très favorable à ce changement. En effet, l'objectif étant de favoriser la négociation collective (au niveau des branches comme de l'entreprise), on peut craindre qu'il soit plus difficile de conclure des accords majoritaires et qu'il y ait donc moins d'accords d'entreprises qu'antérieurement. Par ailleurs, les accords majoritaires poussent les organisations syndicales à avoir des positions plus tranchées : par exemple, au moment des négociations des NAO (négociation annuelle obligatoire), si les organisations syndicales demandent 5% d'augmentation et que l'entreprise propose 1,8%, même si cela est jugé insuffisant, avec les accords minoritaires, les organisations syndicales ont le choix entre signer, s'opposer, ou s'abstenir ; avec les accords majoritaires, elles auront le choix entre signer ou ne pas signer, ce qui revient à s'opposer.

Toujours est-il qu'une telle mesure va dans le sens de la démocratie : partir du principe que passer d'accords minoritaires à des accords majoritaires est antidémocratique relève donc d'une conception tout à fait surprenante. 

Par ailleurs, lorsque le projet d'accord n'a pas 50% des voix mais a au moins 30%, les organisations syndicales signataires qui représentent ces 30% peuvent demander l'organisation d'un référendum des salariés (la votation des salariés). En quoi cela représente-t-il une atteinte à la démocratie ?

Eric Verhaeghe : C'est précisément le point le plus étonnant de la contestation. La loi Travail se situe dans la longue logique, qui dépasse largement la droite et la gauche, de la réforme de la représentativité des syndicats. Tant que les syndicats étaient représentatifs selon une présomption irréfragable, comme on disait, il était possible de confier à l'accord d'entreprise la possibilité de déroger négativement à la loi. La réforme de la représentativité en 2008 a lié le pouvoir de négocier dans l'entreprise aux résultats des élections internes. Seuls les syndicats ayant recueilli plus de 10% des voix peuvent négocier. L'époque des accords négociés avec des syndicats minoritaires est donc finie. Tout l'enjeu est d'ouvrir les portes de la démocratie dans les entreprises. Contrairement à ce qui est dit, la loi Travail, pour les entreprises qui en bénéficieront, constitue donc une avancée démocratique. Elle est infiniment plus démocratique qu'un système où les lois sont adoptées par des inconnus qui, à l'Assemblée Nationale, décident in vitro et hors sol de points intéressants directement les salariés.

Dans ces conditions, l'accusation d'atteinte à la démocratie n'est-elle pas totalement hypocrite ou purement idéologique ? 

Stéphane Béal : Tout à fait, pour reprendre votre expression, il s'agit bien d'une accusation en partie hypocrite (l’abstention dont nous parlions plus avant n’est plus possible) et tout à fait idéologique. Les organisations syndicales considèrent que les salariés sont des "incapables" (au sens juridique) et qu'elles sont les seules à savoir ce qui est bon pour eux et à mesurer les enjeux. Elles pensent donc que les salariés ne sont pas aptes à comprendre. Il est vrai que les enjeux sont parfois complexes, mais lorsque c'est le cas, il suffit d'expliquer. On le voit à tous les niveaux, les salariés et plus globalement tout le monde souhaitent être acteur et plus uniquement.

La démocratie directe est préférable lorsqu'il s'agit de trancher sur un accord qui a déjà été négocié. En revanche, s'il s'agissait d'un texte proposé par l’employeur et simplement adopté par référendum sans négociation préalable, le débat serait différent et les critiques me sembleraient justifiées.

Eric Verhaeghe :  De fait, la loi Travail a durci les conditions de majorité qui existaient auparavant. La loi de 2008 avait posé une règle de majorité à 30%. Il suffisait donc que des organisations syndicales puissent revendiquer plus de 30% aux élections dans l'entreprise pour avoir le droit de signer un accord contraignant. Celui-ci s'appliquait sauf si des organisations syndicales représentant 50% des salariés s'y opposaient. La loi Travail inverse cette règle. Elle exige une majorité de 50% pour pouvoir négocier un accord qui dérogerait à la loi. Il faut mesurer qu'il s'agit d'une condition extraordinairement limitative, dans la mesure où il est très rare qu'une entreprise puisse réunir facilement cette majorité en interne. En revanche, les syndicats représentant 30% des salariés pourront demander le recours au référendum. Ces différents points soulignent le renforcement de la vie démocratique en entreprise, jusqu'à confier de véritables pouvoirs de blocage à certains syndicats.

Comment expliquer de telles réactions d'hostilité à cette mesure ? N'y a t-il pas une contradiction flagrante à ce que les mêmes personnes se mobilisent contre cette "inversion des normes" et exigent par ailleurs davantage de démocratie locale ou "participative" dans tous les domaines ? 

Stéphane Béal : Il est en effet curieux qu'à un moment où on parle de décentralisation, d'aller au plus proche du terrain et de ce qu'attendent les gens, certains prônent, en ce qui concerne le droit du travail, un mécanisme inverse et consistant à demander une "recentralisation". Cette conception est complètement obsolète et incompatible avec le mode de travail en réseau au travers duquel les gens se réapproprient certaines thématiques et réinventent en permanence des espaces de discussion. Enfin ce centralisme est totalement inadapté aux nécessités économiques d’adaptation permanente (que cela plaise ou non).

En ce qui concerne le débat sur la place des accords d'entreprise par rapport aux accords de branche, l'enjeu est bien de s'adapter et de réagir très rapidement. En effet, la branche est non homogène et regroupe des milliers d'entreprises de taille différentes, appartenant à des groupes ou pas et qui ne sont pas sur les mêmes marchés : par exemple, dans la branche du Syntec, quel est le point commun entre un consultant RH et un ingénieur en ingénierie ? Aucun. Rester au niveau de la branche empêche toute capacité à agir, à s'adapter et à prévoir des mesures correspondant aux besoins exprimés et aux attentes des acteurs économiques localement. 

La décentralisation au sens global renvoie au même problème : comment un fonctionnaire dans un ministère peut-il savoir exactement ce dont a besoin l'entreprise X dans le Calvados ? En revanche, un interlocuteur au niveau de la région, de la commune etc. saura quels sont les besoins de l'entreprise et pourra mettre en place des mécanismes adaptés.

Eric Verhaeghe :  Il existe une profonde tradition jacobine "conservatrice" dans le monde politique français. Cette tradition peut être interprétée de différentes façons. Une chose s'impose, en tout cas : les politiques considèrent que leur pouvoir ne peut se diviser, ni se déléguer. Ils considèrent en outre que seule la loi doit pouvoir fixer des normes. Le principe d'une fonction normative déléguée au "contrat" entre partenaires sociaux, au sens large, leur semble à la fois une hérésie et un danger. C'est toute l'impossibilité du libéralisme qui est contenue ici : la France n'aime que la loi, ou, en tout cas, les élus français n'aiment que la loi, et se méfient toujours profondément d'un ordre normatif où les entreprises seraient autonomes. On notera d'ailleurs que, depuis plusieurs mois, le gouvernement ne cesse de défendre à reculons cette disposition qui permet aux entreprises de desserrer l'étau réglementaire. Rappelons qu'au demeurant seules les grandes entreprises bénéficieront de ce dispositif. Faute de pouvoir négocier des accords en interne, les petites entreprises en seront exclues.

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