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Sans références partagées, sans culture, plus de monde commun.
Sans références partagées, sans culture, plus de monde commun.
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Société en crise

L'inculture est aujourd’hui devenue une fierté, un motif d’affirmation de soi et de mépris des autres.

Les carnets de Cincinnatus

Les carnets de Cincinnatus

Cincinnatus est Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité. Il laisse dans ses carnets les traces de ses réflexions : philosophie, politique, actualité, culture... Ses carnets sont à retrouver sur  CinciVox.

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Nous avons sans doute sous les yeux les générations les plus stupides de l’histoire. Et les plus incultes. Il y en aura toujours pour me rétorquer que c’est ce qu’on disait déjà dans l’antiquité et que tous les misanthropes ont jugé leurs contemporains avec la même sévérité. Certes. Peut-être, après tout, les deux propositions sont-elles vraies simultanément – ce qui rendrait plus dramatique encore la première. Quoi qu’il en soit, un phénomène bien caractéristique de notre sinistre « modernité », « postmodernité » ou que sais-je encore, tient probablement dans cette fierté de la sottise, dans cette arrogance de l’inculture qui s’étalent et s’affichent partout et tout le temps. Non seulement aucune honte n’est plus attachée à ce qui, hier encore, était considéré comme des défauts dignes de raillerie ; mais on assume et on se rengorge même de sa propre connerie, devenue valeur positive. S’il existe encore, dans deux ou trois siècles, quoi que ce soit qui fasse office d’historiens, si la raison humaine n’est pas, alors, enfouie dans les abysses de l’idiocracie, pour reprendre le titre d’une pochade américaine, alors quel regard porteront nos descendants sur nous ?

*

Inculture historique. Entre « vulgarisation » et « démocratisation » – novlangue qui esquive le terme plus pertinent de « massification » – l’histoire est manipulée, instrumentalisée et trahie par des bateleurs de foire qui lui font raconter n’importe quoi. Leur tâche est rendue d’autant plus aisée que les cohortes contemporaines montrent un désintérêt total pour tout ce qui les a précédées. Convaincus d’incarner l’aboutissement le plus parfait de l’évolution par une resucée bas de gamme de l’idéologie du Progrès, nous partons du principe que nous sommes intrinsèquement meilleurs parce que nous arrivons plus tard. La bêtise du sophisme ne saute même plus aux yeux. Dans ces conditions, rien de ce qui vient du passé n’a de valeur – mieux encore : nos prédécesseurs, leurs pensées, leurs écrits, leurs actes et leurs legs doivent être jugés à l’aune de la moraline actuelle.

Inculture littéraire. « On n’a jamais autant lu », entend-on se rengorger les ravis de la crèche et autres démagogues au sourire en coin. Foutaises ! Comme si l’absorption narcotique dans les écrans équivalaient à la lecture d’un livre ; comme si le défilement maniaque de tweets pouvait être comparé à la sensualité des pages tournées ; comme si les commentaires d’une vidéo tiktok avaient la profondeur d’une véritable œuvre littéraire. « Réac ! », l’exigence du style et l’admiration pour la beauté du verbe. « Élitiste ! », l’idée même qu’il puisse exister des classiques. Tout se vaut : les chefs-d’œuvre de Stendhal, la bouillie de Despentes, les flatulences facebookienne du premier complotiste venu – aucune échelle, aucune hiérarchie, aucune distinction ; tout cela, c’est de l’écrit, donc « on » passe son temps à lire. Quels mensonges ! La culture de l’avachissement est antinomique de l’effort intellectuel que suppose le frottement aux grands auteurs, expérience nécessaire pour sortir de ses propres prédéterminations, pour s’édifier au contact de la beauté, pour apprendre à se servir de sa raison. Plus prosaïquement encore, cette rupture avec la littérature interdit la maîtrise de sa propre langue maternelle – donc de la pensée elle-même – en ses nuances et sa richesse. On parle comme on pense (et réciproquement) : mal.

Inculture scientifique. En matière de sciences, peuple et élites se rejoignent dans le néant. Le niveau général est catastrophique et les intermédiaires censés jouer le rôle de passeurs brillent par leur incompétence : le traitement médiatique des questions scientifiques ne répond qu’aux impératifs du buzz, du sensationnalisme – les journalistes eux-mêmes n’ayant pour la plupart qu’à peine le niveau d’un élève de sixième en mathématiques, physique, biologie, etc. Ajoutons à cela, d’une part, la mode ahurissante des pseudosciences et de l’ésotérisme qui profite de cette inculture généralisée et, dans le même mouvement, l’aggrave, et puis, d’autre part, la propagande obscurantiste que mènent activement des politiques incultes et dangereux qui assument préférer les sorcières aux ingénieurs. Quant à l’école, la disparition des enseignements disciplinaires et de la transmission des savoirs au profit d’heures de rien et du développement autoconstruit de « compétences » creuses a mis fin aussi bien à l’acquisition des connaissances basiques nécessaires à tout citoyen éclairé qu’à la formation de l’esprit critique.

Inculture idéologique. Il est loin le temps où prendre sa carte dans un parti politique, quel qu’il fût, entraînait immédiatement une série de rites d’initiation au nombre desquels la formation idéologique à coup de lectures commentées occupait une place centrale. Pour militer, il fallait maîtriser les références communes et les concepts fondamentaux, partager une vision du monde, de la société et de l’homme, construite par l’étude et la discussion. « Bourrage de crânes » ? Sans doute en partie mais au moins ces crânes-là finissaient par contenir quelque chose d’à peu près structuré. Dans l’idéologie qui y régnait, aucune des strates modélisées par Ricœur ne manquait – et tout particulièrement celle, « constructive », qui correspond au miroir que le groupe se tend à lui-même à l’aide d’un corpus de références partagées. Maintenant que l’on consomme de l’engagement politique comme on le fait de la junk food, en prenant sa carte pour un euro dans le seul but de voter à une primaire calquée sur un concours de mauvaise téléréalité, l’idée même que les militants partagent quelque chose d’autre qu’une « expérience » instantanée paraît absurde. La culture de l’avachissement, encore elle, a eu la peau des partis politiques… qui n’ont rien fait d’autre que la flatter : bien fait pour eux ! En revanche, il est catastrophique que le peuple entier ne communie plus que dans le vide que laisse cette absence de colonne vertébrale idéologique, de grille de lecture du monde, de conscience politique. Le concept même de vertu civique n’a plus de sens ; la décence commune a laissé la place à l’indécence généralisée.

Pire : cette inculture est aujourd’hui devenue une fierté, un motif d’affirmation de soi et de mépris des autres.

Jusqu’à récemment encore, cuistres et philistins masquaient leur inculture sous un vernis friable. En se faisant passer pour ce qu’ils n’étaient pas, ils reconnaissaient, par leur hypocrisie même, la valeur de la culture. Bel hommage, risible surtout – Molière et tant d’autres l’ont si bien croqué –, que leur vice rendait à la vertu. Nous n’en sommes même plus là. À ces classiques fiertés imbéciles d’adolescents bourgeois, succède l’imbécillité fière d’elle-même. Cultura delenda est. Passivement méprisée par les crétins paresseux, activement combattue par les petits gardes rouges de l’iconoclasme moderne, la culture, humiliée, calomniée, honnie, est sommée de s’excuser d’être. L’homme, imbu de toute sa modernité, affiche avec morgue son nouvel état civil, finalement assez semblable à celui de l’état de nature selon Rousseau puisque, dans les deux cas, il n’est qu’un « animal stupide et borné » [1].

Dès l’école, l’« intello » – et pour obtenir ce sobriquet, il suffit souvent de ne pas suivre la masse dans son mouvement et de se contenter de garder le silence en classe ! – est tyrannisé. Il l’était déjà il y a trente ans mais les brimades se sont grandement aggravées depuis et, surtout, la norme, chez les élèves, a basculé : dorénavant, il faut ne rien faire, avoir de mauvaises notes, s’en prendre aux enseignants. L’école, transformée en garderie par bientôt quatre décennies d’abandon à la démagogie, ne peut plus lutter contre l’extension du domaine de l’inculture et sa transformation en valeur positive. Le village Potemkine fonctionne parfaitement : ministres et hauts fonctionnaires peuvent se réjouir publiquement de taux de réussite au baccalauréat comparables aux élections dans les meilleurs régimes totalitaires. Ces chiffres ne reflètent finalement qu’en creux l’immense mensonge qu’est devenu le système scolaire : une machine à broyer les enseignants et à flatter des enfants enfermés dans leur narcissisme. Loin d’y recevoir quelque savoir, ils y sont encouragés à « exprimer leurs opinions », a priori aussi valables que celles de leurs maîtres (qui n’en sont plus), d’« affirmer leur identité » le plus souvent fantasmée et caricaturalement monolithique. Comment s’étonner, ainsi, que la plupart des adolescents ne fassent plus montre d’un ersatz d’esprit critique. Petites choses fragiles à la sensibilité ridiculement écorchée, ils ne supportent aucune limite, aucune contrainte, aucune remise en cause de leurs préjugés. Contre-argumenter, exprimer un désaccord, souligner les failles d’un raisonnement bancal, rappeler la différence entre fait et opinion… tout cela est vécu comme une attaque intolérable contre leur identité.

On n’a jamais publié tant de livres ; on n’a jamais si peu lu. Et l’illusion, déjà évoquée, de la lecture sur écrans ne sert qu’à légitimer la fascination pour les doudous d’adultes, nouvelle toxicomanie où se confondent savoir, information et communication. La langue, massacrée, s’y réduit à un simple langage. « Bah, du moment que j’me comprends ! » D’ailleurs, écrire, même dans un sabir qui serait à la langue française ce que MacDo est à la haute gastronomie, est devenu ringard. Trop fatigant, trop exigeant. Dorénavant, on enregistre de courts messages vocaux qu’on envoie à son interlocuteur (terme, de fait, impropre) qui nous répond de même… ou l’invention du téléphone asynchrone, de la discussion-saucisson, coupée en tranches bien fines. Surtout ne pas trop en faire : tout doit être immédiat, sans effort, ludique, coloré, rigolo… Sa Majesté Nunuche triomphe. La culture populaire a disparu, remplacée par la culture de masse, à la fois antithèse de la précédente et oxymore. La téléréalité est devenue l’idéal-type et la norme. Et l’on s’esclaffe devant le spectacle décérébrant d’un clown sinistre à la Hanouna pour s’assurer que l’on n’a bien que des nouilles trop cuites entre les oreilles.

Nous subissons la mode des activistes en carton qui pensent sauver la planète en attaquant des chefs-d’œuvre de l’art. L’action n’a aucun rapport avec la cause prétendue : en réalité pure mise en scène de soi, boursouflure égotique, crétinisme avancé. Et haine assumée de la culture et de tout ce qui pourrait ressembler à du patrimoine. Pas simplement l’antihumanisme classique présent au cœur des doctrines les plus radicales de l’écologisme – ce rêve d’annihilation de l’espère humaine pour rendre à la planète une forme de virginité détruite par l’homme conçu comme péché originel. Pas seulement, non plus, une volonté d’opposer le symbole de ce que l’homme produit de plus ontologiquement humain – l’art – à un fantasme de nature : le retour simplifié à outrance de l’opposition culture-nature. Ces interprétations paraissent encore trop bienveillantes à l’égard de ces individus en ce qu’elles supposent une forme de réflexion philosophique – pour ne pas dire métaphysique, il ne faut pas exagérer quand même. Sans doute ne s’agit-il, bien plus prosaïquement, que d’une bande d’imbéciles qui s’achètent une bonne conscience en se croyant subversifs alors qu’ils ne font que mettre en scène leur propre bêtise. Et que ce spectacle navrant prenne pour cibles les chefs d’œuvre de l’art ne renvoie qu’à l’arrogance de la bêtise envers le beau.

*

Sans références partagées, sans culture, plus de monde commun. Plus rien ne nous relie. L’œuvre laisse la place au kitsch. Seuls subsistent des demeurés enfermés dans leur narcissisme, persuadés d’être, personnellement, l’aboutissement le plus parfait de l’évolution. Nous vivons un véritable désastre anthropologique.

Cincinnatus

Cet article a été initialement publié sur le site Les Carnets de Cincinnatus : cliquez ICI

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