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L’Europe de la Défense, des paroles aux actes, enfin ?
©Benjamin CREMEL / AFP

Stratégie

Emmanuel Macron a été critiqué ces derniers mois suite à ses propos sur l'Otan. Le chef de l'Etat milite néanmoins pour un projet de défense à l'échelle européenne.

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Selon l’article 15 de notre Constitution, le Président de la République est chef des Armées. L’on a ainsi pu légitimement s’interroger sur le fond, la forme et surtout le tempo de la prise de parole présidentielle dans les colonnes de l’hebdomadaire britannique The Economist, il y a quelques semaines. 

Depuis, le président s’est exprimé devant la 27ème promotion de l’Ecole de Guerre, à l’Ecole militaire, il y a quelques jours, sur le sujet de l’avenir et de l’efficacité de l’OTAN et de la lente émergence de la défense européenne, l’élargissant à la question de notre dissuasion nucléaire ; questions désormais prégnantes à l’aune du Brexit et de notre statut solitaire de puissance nucléaire européenne.

Le président a approfondi - du moins en parole - cette volonté de voir émerger une culture stratégique européenne, devant un parterre d’étudiants polonais de l’Université Jagellon de Cracovie

La « posture » française quant à l’autonomie stratégique européenne, est venue également confirmer, lors du Sommet de l’OTAN de Londres, les 3 et 4 décembre derniers, célébrant 70 ans d’une organisation de sécurité collective qui a largement dépassé son ancrage géographique entre les deux rives de l’Atlantique Nord, le caractère quelque peu caduc du concept de défense des valeurs occidentales, qui est indissociablement rattaché à l’Alliance Atlantique, depuis avril 1949.

Alors que la pensée stratégique d’outre-Atlantique, se résume désormais à 140 caractères via le compte tweeter du président américain, les formules-chocs et paroles « abruptes » prononcées par Emmanuel Macron prennent, en effet, une tournure inquiétante, qui ferait presque craindre une course au « bon mot » du moins le plus radical entre les deux présidents. 

Est-il ainsi raisonnable de décréter la « mort cérébrale » de l’OTAN dans ce contexte ? La naïveté dont nous avons fait preuve vis-à-vis de la Turquie comme les erreurs diplomatiques que nous devons assumer en Syrie, au Yémen, en Libye, ne sauraient ainsi être diluées dans les critiques à peine voilée du président français, quant à la responsabilité d’une Alliance Atlantique qui a décidemment bon dos de porter notre « irréalisme » stratégique des dernières années.

Emmanuel Macron a cependant raison de critiquer l’insuffisante coordination, coopération et planification stratégique au niveau de l’Alliance Atlantique qui aurait dû contraindre la Turquie à ne pas engager son opération « Source de paix », le 9 octobre dernier, aux dépens de nos compagnons de lutte contre Daesh que sont les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) et des Unités de protection du peuple (YPG).

Cette interview ne fait que confirmer, en réalité, la nouvelle incertitude stratégique qui pèse sur l’avenir du continent européen, à l’aune des conséquences de la tragi-comédie d’un Brexit qui traine en longueur et arguties politiciennes. Il en va de même, eu égard à l’épée de Damocles que représente le désintérêt du président américain pour le dessein européen et, par voie de conséquences, les prémices d’un désengagement militaire américain sur le continent européen et vis-à-vis des Etats européens. 

L’épée de Damoclès d’un désengagement américain vise aussi désormais le Sahel…

La réalité d’une nouvelle donne stratégique qui verrait Washington nous considérer non plus comme des partenaires « stratégiques » mais comme des adversaires « systémiques » n’a rien d’étonnant. Du reste, n’est-ce pas ainsi que nous, Européens, caractérisons aussi désormais la Chine ? 

Néanmoins, ce hiatus trans-atlantique, notamment sur le plan commercial, semble s’inscrire dans la durée et va bien au-delà de la doxa « protectionniste » et « souverainiste » de l’administration Trump. Le président Obama, qui se caractérisait volontiers comme un président « pacifiste » avant lui, avait fustigé une OTAN devenue inefficace au gré des interventions militaires aux contours flous, remises en cause par les guerres hybrides et la volatilité de la menace qui nous font face. Il est indéniable, du reste que près de 480 000 à 500 000 morts après les interventions en Irak, en Syrie, en Libye, dans le Sahel et en Afghanistan (comme le rappelle une étude émanant de l’Institut Watson de l’Université Duke) n’aident guère à justifier d’un interventionnisme onusien, otanien et européen efficace et légitime…

Donald Trump va beaucoup plus loin, en appelant l’OTAN « obsolète », réclamant de notre part un engagement financier, à l’aune des 2% de notre PIB consacré à la défense, défini lors du Sommet de Newport, au Pays de Galles en septembre 2014, qu’il ne veut pas ou plus assumer lui aussi. 

N’oublions pas qu’avec un budget militaire de 719 milliards de dollars (prévu en 2020, soit 45% des dépenses mondiales), les Etats-Unis représentent trois fois plus que la totalité des budgets de défense des 28 états membres de l’UE (223 milliards d’euros) et, qu’à l’aune du Brexit, 80% des dépenses de l’Alliance seront assumées par les états otaniens non membres de l’UE (principalement Washington, Ottawa et Londres). Les 30 états qui composent désormais l’Alliance Atlantique dépenseront ainsi, en 2020, près de 930 milliards de dollars pour leurs dépenses militaires. 

Il convient, néanmoins, de rappeler qu’avec une augmentation de 300 millions d’euros de dépenses dans le domaine militaire en 2019, les budgets défense des états membres de l’UE confirment leur croissance constante depuis cinq ans. La France n’est pas la plus mauvaise élève, avec une augmentation supérieure (+3,5%) que celle des Etats-Unis (+3,1%) depuis 2018.

Le président français ne se trompe ainsi pas quand il fait le constat de l’ardente et urgente nécessité de réfléchir à la manière dont la France et l’Europe doivent donc trouver leur place dans le cadre de ce « basculement du monde », à mesure que les Etats-Unis, la Chine et la Russie, et dans leurs foulées, les puissances émergentes (Inde, Turquie, Iran, Brésil, Arabie Saoudite) réécrivent une « grammaire du bien commun » qui leur est propre. Cette indéniable réalité géopolitique nouvelle confirme la fragilité du multilatéralisme, 74 ans après sa création en octobre 1945 et interroge de facto la nature même du projet collectif européen et transatlantique.

Néanmoins, quelques semaines après le Sommet de l’OTAN, de Londres, les 3 et 4 décembre derniers, à l’aune du trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre dernier, la « duplicité » et la « complexité » de la parole présidentielle sur l’Europe de la défense brouille, encore une fois, la nécessaire clarté que mérite le débat sur l’autonomie stratégique et globale de l’UE. 

Cette nouvelle prise de parole, non concertée avec nos incontournables partenaires allemands, contredit encore une fois, singulièrement la propre « geste » européenne qu’Emmanuel Macron revendique pourtant - urbi e orbi - depuis son élection en mai 2017.

La « franchise » présidentielle, tendant à remettre en cause les bases de l’Alliance qui nous lie de part et d’autre de l’Océan Atlantique, depuis la création de l’OTAN en avril 1949, ne saurait masquer une réalité qui s’impose à nous : à part l’OTAN, aucune autre organisation ne peut aujourd’hui garantir la sécurité collective du continent européen. Le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, le dit autrement en rappelant que l’importante « unité européenne ne pouvait remplacer l’unité transatlantique ».

Pire, d’atermoiements en profondes divergences de part et d’autre du continent européen, il subsiste un indéniable plafond de verre quant à la mise en place d’une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui, pourtant, existent déjà depuis les 10 ans qui nous séparent du Traité de Lisbonne ! 

Le Président Emmanuel Macron semble douter de l’effectivité réelle de l’article 5 du Traité instituant l’Alliance Atlantique le 4 avril 1949, qui garantit pourtant la solidarité en cas d’attaque d’un des 29 bientôt 30 membres de l’OTAN (avec l’intégration imminente de la Macédoine du Nord et celle du Monténégro en juin 2017). 

Pour autant, les articles 222  (impliquant la mobilisation eu niveau de l’UE en cas de catastrophes naturelles ou d’attaques terroristes) et 42-7 (garantissant une assistance plus aisée sur une base bilatérale intergouvernementale) du Traité de Lisbonne n’ont hélas également permis d’engager nos partenaires européens sur le théâtre d’opération sahélo-saharien, où la France, a dû déplorer, le 26 novembre dernier - avec le décès des 13 militaires tués, dans l’accident de deux hélicoptères en opérations de traque d’un groupe armé terroriste dans la région dite des trois frontières, dans le Liptako-Gourma (entre le Mali, le Niger et le Burkina-Faso) - désormais 41 morts dans la guerre exigeante et si nécessaire contre le terrorisme ! Nous y menons désespérément la guerre contre le terrorisme seuls !

Quand la France prend la décision courageuse et juste d’intervenir au Mali en janvier 2013, nous étions seuls. Nous le sommes hélas encore. 

Pourquoi n’avons-nous pas utilisé la possibilité de recours à la Force interarmées expéditionnaire (Combined Joint Expeditionary Force - CJEF) qui avait été décidé dans le cadre des Accords de Lancaster House ? 

Nous aurions pu aussi avoir recours aux groupements tactiques européens (GTUE) autorisant depuis 2004, le déploiement rapide (10 jours) de 1500 hommes déployables sur un rayon d’action de 5000 km, pour une période de 30 à 120 jours. Pourquoi ne l’avons-nous fait ? 

L’imminence du Brexit, qui sera, enfin, effectif, le 1er février prochain nous oblige à considérer, qu’à travers les Accords de Lancaster House, le partenariat opérationnel avec Londres restera quasiment inchangé. 

Heureusement, car ce n’est hélas pas avec Berlin que nous pourrons approfondir cet engagement opérationel, comme l’a rappelé, récemment encore, le chef d’état-major des forces armées, le général François Lecointre. Ni la Loi fondamentale de mai 1949, ni le Livre blanc de la Bundeswehr de juillet 2016 ne favorise l’engagement direct des forces allemandes. C’est particulièrement vrai, au Sahel, où malgré le déploiement de la Brigade franco-allemande (BFA) et d’un escadron de transport d’Hercules 130, l’Allemagne a récemment décliné l’invitation à participer à la nouvelle Task Force européenne Takuba.

Néanmoins, sur le plan industriel, c’est avec Berlin, que réside désormais l’avenir de notre partenariat. Celui-ci a été scellé lors du Traité d’Aix-la-Chapelle, le 22 janvier 2019. Ainsi, faut-il se réjouir « humblement » que le 31 décembre dernier, Berlin ait décidé de lever son véto sur l’utilisation des composants allemands dans les exportations de nos matériels militaires, sur fond de polémique quant aux ventes d’armes à l’Arabie Saoudite - que nous continuons à mener mais que les Allemands ont arrêté depuis 2018.

L’Europe de défense ne peut plus se résumer ni à des sigles et encore moins à des vaines et vagues incantations...

Au-delà du « Momentum » qu’a choisi d’exploiter et de « surfer » le président français, c’est davantage dans le temps long, la planification et l’approfondissement de l’interopérabilité militaire entre UE, OTAN, ONU et organisations régionales partenaires (UA en Afrique, ASEAN en Asie et dans la zone indo-Pacifique, OSCE dans l’espace eurasien...) que réside notre réelle autonomie stratégique. 

Il est ainsi devenu évident et urgent d’engager une planification stratégique intégrant mieux les nouveaux enjeux de sécurité que sont les espaces extra atmosphériques et cybernétiques, sans omettre l’espace maritime, notamment dans le cadre d’un regain de la lutte sous-marine. L’UE doit aussi s’interroger sur le bienfondé de ses missions et de ses capacités, notamment sur son flanc sud et oriental pour lutter contre le terrorisme. 

Dans ce contexte, sans doute est-il temps, en effet, de réfléchir à une présence plus active de l’OTAN, dans la bande sahélo-saharienne, comme en 2001, justifiant sa mission, en Afghanistan, depuis.

L’Europe de la Défense, passe aussi évidemment par le renforcement des projets que le président de la République ne cesse de mettre en exergue et, ils sont nombreux : Initiative Européenne d’Intervention - IEI rassemblant depuis juillet 2017, 13 Etats de l’UE - ; Coopération Structurée Permanente - CSP autour de 25 états membres de l’UE et ses 17 projets pilotes ; Fonds européen de défense - FED - quoique amoindri de plus de moitié d’ici 2027 ; budget européen dédié aux OPEX ; projet des drones MALE et Eurodrone, porté par Dassault et Airbus ; avions de 6ème génération - Système de Combat Aérien du Futur -SCAF-, d’ici 2035-2040 ; hélicoptères de transports de troupes ; chars du futur  - Main Ground Combat System - MGCS - ; canons du futur - Common Indirect Fire System - CIFS - ; ou encore le projet, d’ici 2021, de planeur hypersonique pouvant atteindre une vitesse de Mach 5. 

Peut-être, faudra-t-il, pour ce faire, réfléchir à un traité européen spécifique à la défense pour concrètement mettre en œuvre, l’ensemble de ces ambitieux projets ?

Sans doute, faudrait-il aussi davantage évoquer les projets « disruptifs » et, par nature, plus compliqués à mettre en place, par réticence intra-européenne et intérêts bien compris de puissances concurrentes extra-européennes (en premier lieu duquel, la Chine). 

Car, ce sont ces derniers qui garantiront réellement notre autonomie stratégique, à l’instar du projet JEDI (Joint European Disruptive Initiative, fort de son partenariat inédit EU, USA, Chine) du projet ITER (International thermonuclear Experimental Reactor, rassemblant 35 pays européens plus le Japon, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde…) ou encore de l’ordinateur-calculateur quantique, permettant à l’Europe, cette fois-ci, d’imposer ses normes sur les marchés chinois et américains. 

Il en va de même avec la Base Industrielle et Technologique de Défense Européenne (BITDe) qu’aura à charge de défendre le nouveau Commissaire européen français chargé de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l’espace, Thierry Breton, et qui devra être dignement soutenue dans les décennies à venir, c’est-à-dire, bien au-delà des 6 milliards d’euros prévus d’ici 2021, par la Présidence finlandaise de l’UE (deuxième semestre 2019, jusqu’au 31 décembre 2019). 

Nous sommes très loin, néanmoins, du projet initial, fixé par la Commission européenne en juin 2018, visant à consacrer 13 milliards d’euros d’ici 2027 et ce afin « d’augmenter l’autonomie stratégique de l’UE, de renforcer sa capacité à protéger ses citoyens et d’en faire un acteur plus influent au niveau mondial ».

L’Europe de la défense existera aussi au-delà de la seule UE. 

Le Président de la République en viendrait-il aussi à oublier, par exemple, qu’en novembre 2010, les Accords de Lancaster House, nous engagent, après ceux de 1947, avec nos partenaires britanniques, au moins jusqu’à 2060 ? 

C’est précisément, du reste, pour ancrer, solidement et durablement, une nouvelle « architecture de sécurité et de confiance » européenne, incluant d’évidence la Russie - de Lisbonne à Vladivostok - qu’il convient de retrouver la voie de « l’équidistance stratégique », nous permettant de parler - en toute crédibilité - comme puissance de médiation et d’équilibre. 

Cela n’impliquait pas en 1966 de tourner le dos à Washington, pas plus que nous devrions aujourd’hui aveuglement ostraciser nos voisins orientaux, qui, comme le dit - avec justesse, pour une fois, Donald Trump, sont les nôtres et pas les siens. Car, désormais, l’Europe ne pourra compter que sur elle-même pour assurer sa sécurité. Pour cela, l’heure est venue de bousculer nos partenaires européens, sans pour autant s’incliner devant les Etats-Unis, pour atteindre cet objectif. 

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