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L’Europe au crible des inégalités : et si l’UE n’était pas soutenable économiquement …
©FREDERICK FLORIN / AFP

Economie

Pour Branko Milanovic, les limites de l'Europe découlent des inégalités entre les Etats membres, lesquelles ont été creusées par les élargissements successifs de l'UE.

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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S'il est possible que les rédacteurs du traité de Lisbonne l’ignoraient, nous savons désormais qu'il existe une "zone monétaire optimale". La crise grecque a popularisé le concept. Comme son nom l'indique, celle-ci fixe des limites à ce qui devrait (idéalement) être une zone à monnaie unique.

Dans les années 1990, lorsqu’à l’Est du continent européen, des pays comme l'URSS, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie ont éclaté donnant naissance à de nouvelles nations, et que ces nouveaux Etats ont demandé à adhérer à l'Union européenne, une question similaire a été posée : pourquoi voudriez-vous quitter une union pour en rejoindre une autre, plutôt que de conserver votre indépendance totale ? J’ai partiellement répondu à cette question dans un article paru en 1996. Article dans lequel j'affirmais qu'il y avait un compromis à faire entre l'indépendance politique totale ( c’est-à-dire la pleine autorité budgétaire et monétaire) et le revenu. Des pays tels que l'Estonie et la Slovénie étaient tout à fait disposés à renoncer à leur indépendance monétaire et (dans une large mesure) fiscale, en échange de transferts monétaires et du cadre institutionnel fourni par l'UE.

Mais ce raisonnement laissait néanmoins même une question en suspens : un pays trouverait-il seulement  le coût, en termes d'abandon du pouvoir discrétionnaire, trop élevé et déciderait alors de rester en dehors de l'Union (limitant ainsi l'expansion de l'Union) ? La Suisse et la Norvège en sont peut-être des exemples

Des facteurs limitatifs

Presque personne n’avait pensé que les inégalités pourraient nuire au bon fonctionnement d’une union politique et économique. Pourtant, au moins trois éléments, prouve que c’est bel et bien le cas.

Premièrement, dans une union composée d’États dont les niveaux de revenu sont disparates, de larges transferts transferts de fonds partant des pays les plus riches vers les pays plus pauvres sont nécessaires. Ces transferts sont essentiel pour l’union puisse fonctionner normalement.

Deuxièmement, une union très inégale dans sa composition est, par définition, composée d'Etats membres dont les dotations en capital et en travail sont très différentes. Par conséquent, la politique économique la plus efficace pour un membre pauvre n’est pas forcément similaire à celle qui serait la plus optimale pour un membre riche. (Nous trouvons ici des échos de la zone monétaire optimale.)

Troisièmement, et c'est peut-être le point le plus important à l'heure actuelle, si une telle union implique la liberté de circulation, les flux de main-d'œuvre systématiques qui s'ensuivent -avec des personnes quittant les Etats membres les plus pauvres pour rejoindre les Etats les plus riches- peuvent être politiquement déstabilisants dans le cas où les membres les plus riches ne sont pas prêts à accepter les migrants.

Le troisième point est probablement en grande partie responsable du Brexit. On pourrait ainsi soutenir que sans l'élargissement à l'Est de l'UE, il n'y aurait pas eu de Brexit. Ainsi, l'UE, implicitement, a dû faire face à un compromis qui lui était propre : elle pouvait avoir pour membre le Royaume-Uni ou l'Europe de l'Est, mais pas les deux. Par une succession d'étapes, et en grande partie inconsciente de ce choix, l'UE a privilégié ce dernier.

De larges différences de revenus

Derrière les flux d’individus se cachent les différences sous-jacentes de revenus entre les pays. C'est pourquoi on estime que la Roumanie a "perdu" près de 2 millions de ses citoyens depuis son adhésion à l'UE. Mais quelle est véritablement l'ampleur des différences de revenus au sein de l’UE?

Commençons par la plus simple et la plus importante, en ignorant les différences de revenu à l'intérieur des pays et en ne considérant que celles entre les pays de l'UE (en supposant donc que chaque personne dans un État membre donné a le revenu moyen ou le produit intérieur brut par habitant de cet État membre). Et prenons comme mesure de l'inégalité le coefficient de Gini, qui va de 0%, à 100%, c’est-à-dire l’égalité totale.

Les résultats sont assez frappants. En 1980, alors que l'UE ne comptait que neuf États membres, le coefficient de Gini entre pays n'était que de trois points. Le regroupement des neuf membres en un seul groupe n’a donc que très peu augmenté le taux d’inégalité total de l’UE (en raison de leur seuil de développement similaire). Plus des neuf dixièmes de l'inégalité dans l'UE à 9 étaient dus à des différences de revenus à l'intérieur des pays (c'est-à-dire des différences de revenus entre citoyens les plus pauvres et citoyens les plus riches en France, aux Pays-Bas et ainsi de suite).

Dix ans plus tard, en 1990, le coefficient de Gini entre les pays de l’UE à 12 avait déjà doublé pour atteindre six points. Avec l'élargissement à l'Est, le nombre d'Etats membres est passé à 25 et le coefficient de Gini a une fois de plus augmenté pour atteindre 13 points. Il a de nouveau augmenté, mais légèrement (à 13,5%), avec l'ajout de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Croatie.

Aujourd'hui, les estimations de l'inégalité interpersonnelle (c'est-à-dire entre tous les citoyens) au sein de l'UE se situent entre 37 et 39 points Gini. Cela signifie qu'un tiers de l'inégalité globale de l'UE (13,5% sur 37%-39%) est désormais intégrée de manière systématique, en raison des différences sous-jacentes de revenus entre les États membres.

Comparez l'UE à 28 avec les 50 Etats américains (les États-Unis composés de 50 membres, les États). Globalement, le taux d’inégalité des 50 Etats américains est supérieur à celui de l'UE à 28 : le coefficient de Gini l’union des Etats américains se situe autour des 40%, tandis que le coefficient de Gini européen se situe dans la mi-trentaine et la trentaine supérieure. Mais seulement, environ, un dixième de cette inégalité aux Etats-Unis est "causée" par l'inégalité entre les Etats alors que, comme nous l'avons vu, un tiers de l'inégalité en Europe est causée par les différences de revenus entre les Etats membres.

Un problème difficile à résoudre

L'inégalité au sein de l’UE (qui ainsi décomposée ressemble beaucoup à l'inégalité chinoise, qui est également due dans une large mesure aux différences de revenus entre les provinces) est beaucoup plus difficile à corriger. Elle exige des transferts strictement géographiques du pouvoir d'achat des Etats membres riches vers les Etats membres pauvres. Or, puisque la composition de la population diffère, chercher à corriger cette inégalité impliquerait de larges transferts d’argent, par exemple, des Néerlandais vers les Bulgares. Mais la Hollande, dont le budget consacré à l’UE représente 1% du PIB total n’a bien sûr pas les moyens de réaliser tels transferts.

La solution alternative est de laisser les populations migrer librement d’un pays vers un autre. C'est ce que l'UE a fait, avec les conséquences politiques que l’on observe actuellement.

Nous pouvons alors légitimement nous demander : y a-t-il des limites à l'élargissement de l'UE ? Limites qui seraient imposées par l'inégalité plus grande qui découlerait de l'adhésion de nouveaux membres plus pauvres ? Par exemple, si la Turquie adhérait seule, le coefficient de Gini augmenterait alors de 17 points. Si les quatre pays des Balkans occidentaux actuellement candidat adhéraient également à l'Union européenne, ce chiffre passerait à 17,5 %. Cette inégalité sous-jacente, qui n'est pas soumise à des politiques économiques nationales ou européennes ( parce que le budget de l'UE est si faible), représenterait alors près de la moitié de l'inégalité globale entre 615 millions de citoyens de l'Union.

Ce serait une union ingérable.

L’ensemble de ces points montre pourquoi l'UE ne devrait pas poursuivre cette politique insoutenable, laquelle qui plus est ne semble offrir aux pays candidats une adhésion potentielle qu’au bout d’une attente très longue (ou plutôt interminable). Cette politique n'engendre que de la frustration de part et d'autre. L'UE devrait plutôt regarder les choses telles qu'elles sont, et créer une nouvelle catégorie de pays. Des pays qui ne pourraient être membres avant bien longtemps.

Peut-être pourrait-elle attendre que ces membres potentiels s'enrichissent d'eux-mêmes, ce qui signifie que l'UE devrait encourager, par tous les moyens, l'accroissement des investissements et de la participation de la Chine dans ces pays, ce qui est l’inverse de sa politique actuelle. Ou peut-être pourrait-elle attendre que la convergence des revenus au sein des États membres de l'UE et la réduction des inégalités entre les États membres permettent une nouvelle vague d'élargissement, ce qui est peu probable avant la seconde moitié de ce siècle.

Cet article a été initialement publié sur le site Social Europe : ICI

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