L’Europe a trop longtemps fermé grand les yeux sur les sérieux risques de guerre qui menacent le continent <!-- --> | Atlantico.fr
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Des soldats ukrainiens sur la ligne de front à l'extérieur de la ville de Debaltseve, en Ukraine, dans la région de Donetsk, en décembre 2014.
Des soldats ukrainiens sur la ligne de front à l'extérieur de la ville de Debaltseve, en Ukraine, dans la région de Donetsk, en décembre 2014.
©SERGEI SUPINSKY / AFP

Aveuglement coupable

Les erreurs stratégiques de l’Europe commises depuis la fin des années 1980 ont conduit à notre impuissance actuelle face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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Atlantico : Il y a plus de trente ans, l’URSS tombait en Europe entraînant une vague de changement de régime politique dans les pays de l’Est. Francis Fukuyama a alors théorisé « la fin de l’histoire » trop souvent simplifiée et résumée à l'idée que la démocratie libérale et l'économie de marché n'auront désormais plus d'entraves et que la guerre devient de plus en plus improbable. À trop considérer cette fin comme acquise et comme synonyme d’hégémonie occidentale, l’Union européenne s’est-elle enfermée dans une bulle d’irréalisme ?

Thibault Muzergues : Beaucoup d’erreurs ont été commises - et la première a été de ne pas lire Fukuyama jusque’au bout, alors qu’il avait déjà commencé à cerner les dangers de la fin de l’histoire (des idéologies) dans son livre. Sans ces grands récits idéologiques, ce sont les vieux réflexes de tribalismes qui l’ont emporté, et les Européens ont été naïfs de croire que par leur seul “soft power”, ils pouvaient pacifier le reste du monde - on a beaucoup parlé de la “main invisible” des marchés, en oubliant un peu trop vite que celle-ci ne pouvait bien fonctionner que si un “poing invisible” fort, l’Etat, devait garantir son bon fonctionnement. Ce faisant, nous nous sommes désarmés alors que le reste du monde se réarmait. On le sait depuis les années 30, décréter le pacifisme dans un seul pays est un jeu extrêmement dangereux, et nous en payons le prix aujourd’hui. 

L’an dernier, vous avez publié Europe champ de bataille (Bords de l’Eau 2021), dont nous avions alors publié les bonnes feuilles. Vous y écriviez que l’Europe était menacée par la guerre comme jamais depuis la fin de la guerre froide. Regrettez-vous de ne pas avoir été écouté ? 

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Lorsque j’ai commencé à écrire le livre en Ukraine de l’Est, à quelques kilomètres du front (de la “ligne de contact”, comme on disait de manière politiquement correcte alors), en 2019, je savais que la guerre en Europe était déjà une réalité, dans la mesure où les Ukrainiens étaient déjà dans une guerre larvée, menée à distance par le Kremlin depuis 2014, et l’occupation illégale de la Crimée. Et tous les indices étaient là pour montrer qu’une guerre de grande ampleur pouvait avoir lieu dans les prochaines années sur le territoire européen; il suffisait d’écouter les discours des uns et des autres, mais aussi de constater la naïveté, voire la complicité des dirigeants politiques, en particulier nationaux, qui ont voulu continuer à faire affaires avec nos ennemis alors même que ceux-ci jouissaient de nos erreurs. Nous avons décidément commis beaucoup d’erreurs, à tous les niveaux, ces dernières années. 

Quelles sont les erreurs stratégiques que les Européens ont commises depuis la fin des années 80 et qui ont – d’une certaine manière - amené à notre impuissance actuelle face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? 

Ce n’est pas tant depuis les années 1980 mais surtout depuis les années 2000 que nous commettons des erreurs. Si nous doutions de la logique de l’élargissement de l’OTAN ou de l’UE ces dernières années, les événements de ces dernières heures viennent de nous prouver pourquoi il était important de le faire - nous ne pouvons pas prendre le risque d’un occident à nouveau kidnappé à nos frontières, même si c’est bel est bien ce que Poutine tente aujourd’hui d’accomplir à nouveau en Ukraine.

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Mais si les élargissements étaient nécessaires, les élites ont toujours refusé d’en débattre, et de les promouvoir. Pire, elles ont refusé toute contradiction sur les mauvais côtés de la mondialisation, notamment sur l’immigration, mais également la corruption par les capitaux étrangers de provenance douteuse. 

Mais surtout nos élites ont continué à se bercer d’illusions alors qu’il devenait de plus en plus clair que le régime de Poutine était un État criminel gouverné par des bandits de grand chemin en uniforme. Nous avions pourtant été prévenus: les meurtres de journalistes comme Anna Politkovskaïa et de dissidents comme Boris Nemtsov, l’invasion de la Géorgie en 2008, l’occupation de la Crimée en 2014, sans parler des nombreux discours de Poutine qui niaient l’existence même d’une nation ukrainienne. Tout était là, et nous avons refusé de regarder la réalité en face, soit par déni, soit par lâcheté. À ce titre, nous sommes tous coupables. 

Pendant que notre environnement se détériorait à vue d’oeil, nous avons décidé (UE et gouvernements nationaux) de continuer à nous bercer d’illusions, à voir la Russie comme un partenaire, à promouvoir une vision de “changement par le commerce” (Wandel durch Handel), et à ouvrir grand les portes aux capitaux russes, la plupart mal acquis, que ce soit à Londres, à Nice ou à Courchevel. Pendant que nous profitions des dividendes de la paix, les Russes (et d’autres) ce sont réarmés. Et pendant que nous voyions l’interdépendance comme un facteur de paix, les Russes le prenaient comme une marque de faiblesse - et agissaient en conséquence. Ils se sont renforcés, nous nous sommes affaiblis. 

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L’Union européenne a-t-elle trop tendance à privilégier la défense de ses valeurs plutôt que celle de ses intérêts stratégiques ? Quitte à donner de grands discours sans les faire suivre d’actes ?

Les deux ne sont pas mutuellement exclusifs. Pour pouvoir être une puissance, il faut avoir des valeurs, et c’est parce que nous doutons de ces valeurs (que ce soient de notre héritage chrétien ou de celui des Lumières) que nous peinons aujourd’hui à nous mobiliser alors que la menace est là, à nos frontières. 

Le problème est surtout que nous n’avons pas été capables, justement de défendre nos valeurs. Jusqu’à il y a quelques heures, nous demandions à ce que prime la négociation, la diplomatie - l’UE, mais pas seulement, et on se souvient que certains en France étaient prêts à capituler devant Poutine, à “tout faire pour éviter la guerre”, en refusant d’un revers de la main toute référence à Munich et 1938. Or, comme le disait si bien Frédéric Le Grand, faire de la diplomatie sans armée, c’est comme faire de la musique sans instruments. Notre plus grosse erreur a été de ne pas construire une armée européenne (pas forcément exclusive d’armées nationales d’ailleurs), et de nous désarmer durant les périodes récentes de rigueur budgétaire alors que le monde se réarmait.

Le bouleversement géopolitique entraîné par le retrait Américain en Afghanistan aurait-il dû provoquer un électrochoc en Europe ? Pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas ?

L’électrochoc a été surtout côté russe et chinois, dans la mesure où ceux-ci ont interprété ce qu’il convient d’appeler une débandade occidentale comme un signe de faiblesse, de déclin irréversible. Ils agissent en conséquence, et c’est à nous de réagir. 

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La grande illusion : l’Europe va-t-elle enfin se résoudre à sortir de « sa fin de l’histoire » ?

Il y a bien eu de la volonté au départ, mais des erreurs stupides de type AUKUS et des discours grandiloquents l’ont empêché de mûrir. Qu’on le veuille ou non, les États-Unis restent la clé de voûte de la sécurité en Europe, et trop de pays sont attachés à l’OTAN pour que les chimères d’une Europe inféodée à la France et détachée des Etats-Unis puissent voir le jour. Certains comme le ministre italien Lorenzo Guerini avaient appelé à une “autonomie pour” plutôt qu’une “autonomie de”, mais il n’a pas été écouté. Pendant ce temps une partie des droites européennes continuait de fricoter avec des criminels de guerre, on les voit aujourd’hui surpris du comportement de leurs anciens amis, voire donateurs. S’il n’y a pas d’électrochoc aujourd’hui, il n’y en aura jamais. 

Au vu de la situation actuelle, l’Union européenne peut-elle encore rebondir, sortir de ses illusions, ou est-elle condamnée à couler ? Qu’est ce qui pourrait faire basculer les choses dans un sens plutôt que l’autre ?

Il n’est jamais trop tard pour bien faire! L’Union a plus ou moins réussi à survivre à la crise COVID, ce qui n’était pas évident, elle en sort même plutôt renforcée du point de vue intérieur (rappelons que l’Union nous a trouvé des vaccins peu chers, et que les gouvernements nationaux ont imposé les restrictions). Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix: nous devons nous réarmer au plus vite, utiliser l’OTAN pour obtenir notre autonomie stratégique, et enfin ouvrir les yeux sur les menaces qui nous guettent, et elles sont multiples. Et la Russie de Vladimir Poutine est sans aucun doute la menace la plus pressante aujourd’hui pour notre sécurité - il faut le dire, et le répéter (et cela n’enlève rien par ailleurs à la menace djihadiste par exemple).

Essayiste, Thibault Muzergues est l’auteur d’Europe Champ de Bataille: de la guerre impossible à une paix improbable (Bord de l’Eau, 2021), dans lequel il anticipait le retour de la guerre en Europe.

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