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L’État islamique, un mythe qui relève en large part d’une tradition inventée
©Capture d'écran

Bonnes feuilles

Myriam Benraad s’attaque aux oppositions phares qui structurent tout le discours de l’État islamique. À travers des revues, magazines, stations de radio, agences de presse, et en s’appuyant sur les outils digitaux, le mouvement jihadiste diffuse en plusieurs langues un discours de propagande abondant et sophistiqué. Une représentation du monde qui traduit moins un « choc des civilisations » qu’une crise radicale de la modernité (extrait de "L'État islamique pris aux mots" de Myriam Benraad, publié aux Editions Armand Colin 2/2).

Myriam Benraad

Myriam Benraad

Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l'Université internationale Schiller à Paris. 

Autrice de :

- L'État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017)

- Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence (Le Cavalier Bleu, 2021).

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Derrière sa prétention à incarner une tradition figée, les aspects les plus modernes de l’État islamique sautent aux yeux, de son usage séditieux de la théologie coranique à celui, à la fois ultrasophistiqué et révolutionnaire, des technologiques et innovations du monde présent. Il est intéressant de se pencher sur l’idée même d’État islamique. Le 20 janvier 2017, dans une vidéo diffusée sur la Toile, « Entre deux États. Défis et récompenses », le groupe terroriste affirme être confronté aux mêmes obstacles que le premier État formé par le prophète Mahomet. Mais cette idée relève en large part d’une tradition inventée (Hobsbawm et Ranger : 1983). Tandis que certains ont pu voir dans la formation d’un proto-État à cheval entre l’Irak et la Syrie des signes d’un retour à l’islam des origines, l’État islamique demeure un mythe. Il est le produit hybride d’une rencontre entre éléments de la tradition et modernité.

Inventer la tradition

Au-delà du discours brandi par le groupe terroriste, les sources islamiques comme le Coran aussi bien que les hadiths n’abordent que très peu les affaires politiques. Or la problématique qui s’est imposée aux musulmans dans les lendemains de la mort de Mahomet en 632 fut précisément celle de l’État. Ils durent innover et improviser quant à la forme et à la nature de leur gouvernement. Sans surprise, le politique se trouva au cœur de leurs désaccords théologiques et de leurs principales scissions, opposant sunnites et chiites en particulier mais pas seulement. L’élaboration d’une théorie politique fut néanmoins tardive. Elle fut échafaudée alors que les institutions sur lesquelles elle se penchait entraient dans une phase de déclin. La théorisation du califat dans la tradition sunnite ne remonte ainsi qu’à la période de son délitement, sous la dynastie abbasside, et à l’apparition d’autres dirigeants. Elle consista en une réfutation des dissidences montantes et s’assimila plus à une quête d’idéal-type qu’à une restitution objective des réalités.

Ajoutons que la majeure partie de la jurisprudence est produite à l’époque à l’ombre de l’État, par une élite officiellement mandatée. Il en résulte un corpus élégant et élaboré, et une théorie du califat qui, par effets de monopole et de répétition, s’ancre dans les esprits en résistant à l’épreuve du temps. Ce corpus s’est vu élevé au rang de quasi loi islamique par les jihadistes, et l’État islamique se réclame davantage de la jurisprudence que du Coran. Nombreux sont ceux qui ont oublié à ce propos que la jurisprudence des premiers siècles de l’islam n’était qu’une improvisation humaine visant à répondre aux enjeux de son temps. Elle relevait d’une fonction politique de légitimation d’un gouvernement souvent imposé par la force ou l’intrigue. Celui-ci ne répondait que peu au rêve d’unité musulmane.

En réalité, les mouvements islamistes ont induit des changements non seulement inédits mais aussi tout à fait radicaux dans l’appréhension de cette tradition. Alors qu’ils entendaient préserver un rapport étroit entre politique et religion, ils n’ont fait qu’en permuter l’ordre. Les savants musulmans sunnites avaient forgé ce rapport pour assurer une légitimité au pouvoir. Les jihadistes, pour leur part, maintiennent que ces deux sphères sont inséparables. Placés dans une position de résistance à l’État moderne, et non de légitimation, ils ont néanmoins politisé une certaine acception de l’islam. Pour atteindre leurs objectifs, ils se sont révélés plus innovateurs encore et moins littéraux dans leur lecture des textes, invoquant le Coran à la source, mais de façon spectaculairement sélective.

Déconstruction critique

Quelles sont les causes de cette fusion opérée entre islam et État, à l’origine de l’idée d’État islamique ? Une réponse couramment apportée est que l’islam est par essence une religion politique, assertion admise dans certains milieux musulmans – où la croyance, islamiste, en l’islam comme religion et État (din wa dawla) a fait son chemin – et non-musulmans – qui pour leur part militarisent l’islam. Dans les faits, si l’islam est ancré dans la notion de morale collective, il ne prête que peu d’attention au politique, comme l’illustrent ses sources qui n’explicitent nullement les modalités de formation d’un État ou de conduite d’un gouvernement. Certes, les premiers califes (632-661) commandaient spirituellement leur communauté, mais pas parce que la religion l’exigeait. Ce fut même le contraire : l’islam s’est propagé dans des régions déjà dotées d’États, perse et byzantin en particulier, dont il a hérité. Le fait d’être musulman dans les territoires conquis était très valorisant et garantissait des positions administratives et militaires de premier choix.

Ce n’est qu’avec l’afflux rapide et massif de musulmans en provenance d’Arabie, entre les VIIe et VIIIe siècles, que les frustrations s’accrurent et qu’émergèrent des courants d’opposition à l’État, à l’instar des khawarij (ceux qui sont sortis), secte de dissidents puritains (866-896) auxquels l’État islamique est souvent comparé. Dans ces moments de remise en cause de la légitimité du pouvoir selon des arguments religieux, la jurisprudence s’employa à théoriser l’État de manière plus rationnelle (dawla al-aql) pour contrer les oppositions et sauvegarder une gouvernance centralisée et unitaire. La théorie devait justifier les nécessités de l’exercice politique, y compris en matière d’imposition. La convergence entre les domaines religieux et politique s’effectua à ce moment précis. Il s’agissait d’une réponse dans l’urgence à une crise qui devenait de plus en plus menaçante. Islam et État furent reliés sur le plan des idées par une appropriation du premier par le second, à l’inverse de l’expérience européenne où l’Église s’immisça directement dans la vie politique.

Certes, ce processus était aisé dans la mesure où la religion fut institutionnalisée par l’État. La voie était dès lors ouverte aux courants islamistes pour s’approprier l’islam comme arme politique. L’État n’embrassant pas l’islam (sauf comme instrument de défense à l’égard du monde extérieur), il lui était difficile de qualifier ses opposants d’hérétiques comme les gouvernements musulmans traditionnels l’avaient fait par le passé. En renversant la dynamique historique évoquée ci-dessus et en se réclamant d’une religion intacte, l’islamisme laissa à l’État la tâche difficile de définir sa propre lecture politique de l’islam.

Quel État islamique ?

Quels sont les aspects historiques, théoriques et pratiques susceptibles d’éclairer le concept d’État islamique ? Soulignons, de nouveau, que le Coran ne précise pas de forme particulière pour l’État ou le gouvernement, que le prophète n’a nommé aucun successeur avant sa disparition. La société musulmane a dû se pencher tardivement sur ces aspects. L’islam s’épanouit dans une société tribale sans État, que Mahomet réforma en communauté politico-religieuse fondée sur la foi. Aucune correspondance relative à cette époque n’existe, la seule littérature disponible étant la Constitution de Médine, tirée du livre d’Ibn Ichaq rédigé au VIIIe siècle. Elle évoque l’oumma comme la communauté chargée d’agir pour le respect de l’ordre, de la sécurité, et de protéger les croyants face à leurs ennemis.

Contrairement à l’État islamique, tourné vers une uniformisation dans la violence, la première communauté de Médine était à la fois islamique et plurielle : elle regroupait tribus, associations et autres communautés religieuses (milal). C’est elle qui a inspiré la tradition des siècles à venir, axée autour d’une construction pragmatique de l’État sous les dynasties omeyyade, abbasside et ottomane. Il ne s’agissait pas d’un État au sens contemporain du terme. La pensée islamique pré-moderne est riche du point de vue de la réflexion politique. Abordée avec attention, elle apporte une vision claire de la manière dont les théologiens ont conçu l’État de manière pratique et conceptuelle.

L’État ne peut être dissocié, en Europe, des notions d’individualisme, de liberté et de loi. Inversement, l’idée islamique de corps politique ne peut être abordée en dehors des concepts de groupe, de justice (adala) et de commandement (imama). Dans la tradition, la chose politique repose principalement sur une classification des hommes d’État et non sur une typologie des formes étatiques. Un essai de catégorisation est apparu au XIXe siècle, comportant deux propositions. Celle de la légitimité, tout d’abord, dont l’importance a été soulignée par les premiers califes Abou Bakr and Omar, et adjointe aux principes de consultation, de contrat (aqd) et d’allégeance. Celle du commandement, ensuite, dont la centralité reste liée au développement et à l’institutionnalisation de l’État. Le calife Omar déclarait : « Ô Arabes : il n’est d’islam sans groupe, et de groupe sans commandement, et de commandement sans obéissance ». Dès lors, l’autorité spirituelle s’était muée en autorité politique (moulk) personnalisée dans le califat.

Extrait de "L'État islamique pris aux mots" de Myriam Benraad, publié aux Editions Armand Colin

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