L’ère des insultes : cache-sexe d’un vide politique ou symptôme d’une nouvelle guerre idéologique ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Les insultes fusent entre politiques.
Les insultes fusent entre politiques.
©

Guerre des mots plutôt que des idées

Paradoxe d’une époque où les politiques menées par la droite et la gauche n’ont jamais été aussi proches, la France semble avoir épousé la pratique les invectives en politique.

Pascal Cauchy

Pascal Cauchy

Pascal Cauchy est professeur d'histoire à Sciences Po, chercheur au CHSP et conseiller éditorial auprès de plusieurs maisons d'édition françaises.

Il est l'auteur de L'élection d'un notable (Vendemiaire, avril 2011).

 

Voir la bio »
Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

Voir la bio »

Atlantico. Aujourd'hui, dans les débats, on s'insulte dans des camps opposés ou dans un même parti, ces clash traduisent-ils l'absence de débat d'idées autre que anti-fascisme/anti-racisme ? 

Jean Petaux : Aussi étonnant que cela puisse sembler la vie politique française est bien plus apaisée et courtoise qu’elle ne le fut il y a un siècle et même dans les années 1950 ou 1960. Sous les Troisième et Quatrième Républiques les insultes étaient monnaie courante. La simple lecture au hasard de quelques numéros quotidiens du Journal des Débats de la Chambre des Députés suffit à convaincre toute personne sceptique sur ce point. Le « Petit Dictionnaire des injures politiques » publié en 2011 par Bruno Fuligni (chez « L’Editeur ») montre parfaitement que les attaques émises par les différents camps politiques proviennent de tous les rangs et sont d’une violence verbale sans aucune retenue. On se battait régulièrement entre élus. Le 20 avril 1967, Gaston Defferre, député-maire de Marseille, SFIO, ancien ministre sous la IVème, qu’on avait imaginé en « Monsieur X » comme candidat de la gauche à la présidentielle de 1965, affronta en duel, à l’épée, le député du Val d’Oise René Ribière, préfet jusqu’en 1966 et élu UDR à l’Assemblée nationale jusqu’en 1978…

Quant aux militants des différentes formations politiques ils pratiquaient généreusement le coup de poing. Les dirigeants eux-mêmes étaient souvent (comme autant de chefs courageux) à la tête de leurs troupes et mouillaient aussi leur chemise. Il en allait d’ailleurs de leur réputation. Dans l’après-guerre les injures portant sur le comportement de tel ou tel sous l’Occupation étaient permanentes. Avec une force et une intensité qui étaient autrement plus sérieuses et lourdes de conséquence qu’aujourd’hui. Ce que l’on peut dire tout simplement c’est que désormais les injures sont limitées en nombre, beaucoup moins originales et totalement édulcorées. Au moindre dérapage verbal une batterie d’avocats se met en branle. Et ce qui passe en 2015 pour de la violence dans les discours aurait fait se plier en deux (de rire) la totalité du personnel politique il y a 40 ans.

Au jour d’aujourd’hui les orateurs s’affrontent sur la question de savoir si telle ou telle intervention est raciste, xénophobe, révisionniste, machiste ou homophobe. Ce sont de vrais enjeux mais ce que cela traduit est beaucoup plus la marque d’un débat politique et idéologique encadré et la volonté partagée de faire en sorte de ne pas dépasser les limites autorisées par une sorte de consensus mou. Dire que ces remarques sont « violentes » est du même niveau que de s’interroger sur les conséquences traumatiques d’une « mauvaise note » pour un élève de CM2 du fait d’une « violence symbolique » inouïe… Le ridicule n’est pas loin.

Pour reprendre une terminologie chère à Norbert Elias, on constate une forme de néo-curialisation de la vie politique. Chez Elias le processus de curialisation a consisté, à la fin de la chevalerie en Occident, à ce que les nobles chevaliers descendent de leur monture et quittent leur armure pour devenir des « hommes de cour » ne gardant que leur épée à la ceinture en guise d’apanage guerrier et militaire. Aujourd’hui le personnel politique a pratiquement tout abandonné d’une pratique politique virile et « testostéronée » au profit d’une courtoisie recherchée et revendiquée. Il ne s’agit ni de s’en plaindre ni de s’en féliciter. Il faut le constater c’est tout.

Pascal Cauchy : Les "coups de colères" ne sont pas neufs en politique. Ils sont rarement spontanés, ils sont bien souvent calculés pour mobiliser son propre camp. Ils sont devenus des "éléments de langage" selon l'expression à la mode. Par ailleurs, ils sont désormais le gibier de présentateurs télévisuels plus soucieux de l'audience médiatique, et donc de leur revenus, que de clarté dans le débat public. Ils ne faut donc pas surestimer ces invectives. Par contre les contenus révèlent des intentions, une appartenance à une famille politique et peuvent, le cas échéant, servir à mesurer l'étiage thématique du débat politique. Mais, assurément une étape a toutefois été franchie. Nous renouons avec une certaine violence verbale qui était de mise jusque dans les années 1970. Est-ce le reflet de l’ère du vide politique ou au contraire du retour à un clash de valeurs irréconciliables (comme marxisme/libéralisme ; république/monarchie ; catholiques/anticléricaux) ?

Y-a-t-il une signification de l'imprécation ? Aux Etats-Unis, les mots ne sont pas les mêmes mais les attaques peuvent être redoutables, car il faut disqualifier l'adversaire sur des valeurs morales et personnelles. Dans bien d'autres pays on trouverait sans doute pire. Mais, en France, il y a quelque chose de singulier. La parole politique engage davantage que l'insulte qui relève du duel particulier. Depuis les guerres de religions, ce pays connait des divisons violentes qui doivent s'exprimer. Les mots fulgurants ne reflètent pas un vide politique mais au contraire un appétit de combats collectifs, de causes communes à défendre, c'était "Montjoie Saint Denis", "vive la Réforme", "La liberté ou la mort", "On les aura" etc. Comme il n'y a pas de génération de causes spontanées, il faut rechercher dans la boite à outils classique. Et là nous avons un vrai patrimoine qui n'est pas vain et que nous laissons dormir. Le problème est-ce que c'est causes que vous citez sont d'actualité ou, plus singulièrement, avons nous une mise à jour de notre vocabulaire pour les relier aux affaires du monde ? 

N'y-a-t-il pas néanmoins un retour à un clash de valeurs irréconciliables (comme marxisme/libéralisme ; république/monarchie ; catholiques/anticléricaux) ?

Jean Petaux : S’il y a un retour à ce type de clash il est encore très discret et bien masqué. Qui se dit marxiste aujourd’hui ? Les propos délirants du pseudo-anarcho-révolutionnaire Julien Coupat (l’affaire de Tarnac) sur France Inter la semaine dernière sont d’une médiocrité totale mais surtout ridicules. Les libéraux dogmatiques tendance « Néo-cons » américains ou militants du Tea-Party n’existent pas en France. Si vous trouvez des monarchistes suffisamment organisés et nombreux pour menacer la république, comme les Ligues factieuses ont voulu l’ont rêvé le 6 février 1934, il faut très vite les protéger comme autant d’espèces rares et menacées. Les catholiques de la « Manif’ pour tous » n’ont pas pesé un gramme dans le débat politique et les anticléricaux ennuient tout le monde. Il faut arrêter de considérer que les "guerres des boutons" des réseaux sociaux sont des vrais débats de fond. Une bonne fois pour toute les polémiques et les campagnes de "bashing » sur le net qui ponctuent la blogosphère sont aussi vaines que les bagarres de colleurs d’affiches hier, dans les petits-matins blêmes des villes encore endormies. A cette différence près qu’on y a vu alors des militants se faire rouer de coups… Et y laisser leur peau. Ce qui ne risque pas d’arriver sur Twitter ou sur Facebook. C’est cela qu’on appelle un « simulacre » de bagarre politique : quand le virtuel remplace le physique.

Les marxistes ne seront jamais libéraux. Ce n’est pas vraiment une découverte. Mais les marxistes s’autoproclament marxistes et se divisent  au minimum en cinq chapelles qui se détestent entre elles. Ils n’ont probablement jamais vraiment lu Marx et s’ils l’ont lu ils ne l’ont pas compris… Tout cela n’a pas grande importance. Quant aux catholiques disons les choses comme elles sont : la moyenne d’âge des messalisants réguliers en France est de 66 ans désormais et 3% de la population française va à la messe tous les dimanches. Heureusement qu’il reste des anticléricaux qui se font un devoir de manger de la viande tous les Vendredi Saints : ça maintient la tradition de la célébration de la Passion du Christ.

Un débat sur des valeurs aussi abstraites ne cache-t-il pas le manque de vrais débats d'opinion et de fond entre la droite et la gauche ? En quoi est-ce le symbole d'un fossé politique  de plus en plus étroit entre la droite et la gauche ?

Jean Petaux : L’anti-fascisme et l’anti-racisme ne sont pas des valeurs abstraites. Ce sont simplement des combats qui font complètement consensus aujourd’hui. Même d’ailleurs au sein du Front national présidée par Marine Le Pen. En réalité l’engagement contre le fascisme et le racisme n’est remis en cause par personne, sauf peut-être par quelques excités délirants à la droite du Bloc identitaire et certains adeptes des réseaux antisémites qui vivent sur la toile en dehors de la réalité socio-politique française. Si vous regardez des actualités cinématographiques nazies ou les images de la propagande de Vichy vous constaterez qu’on y célèbre tout à fait officiellement le « fanatisme » qui est synonyme d’engagement sans réserve pour la cause de la suprématie de la race aryenne (IIIème Reich) ou dans le combat comme le bolchevisme (Vichy). A cette époque et dans le contexte du temps il n’y avait aucune retenue, aucune limite aux affrontements idéologiques.

Bien entendu le fait qu’un processus de dédifférenciation politique et idéologique produise ses effets dans la vie politique française n’est pas étranger à l’absence de débat de fond entre la droite et la gauche de gouvernement. Mais il ne faut pas perdre de vue que les vrais débats clivant, à même de produire une réelle coupure politique ne sont pas vraiment mis à l’agenda politique dans notre pays, indépendamment  d’ailleurs des majorités politiques au pouvoir. Peut-être parce que la France est désormais dans un système supranational totalement intégré qui limite d’autant la marge de manœuvre nationale. Il va être très intéressant d’observer comment les Britanniques vont se comporter à l’occasion du referendum promis par David Cameron sur la question ou non de la sortie de l’UE. Car là, en revanche, bien plus que de savoir s’il faut ou non sortir de la zone Euro (faux débat) le choix de société généré pour les Britanniques selon que la réponse sera « Yes » or « Not » sera réellement différent voire antagoniste.

Pascal Cauchy : Il est temps que le monde politique : 
1 se défasse des imprécations pseudo journalistiques et la tyranie du faux temps médiatique pour retrouver le temps de l'explication

2 retrouve le mot juste, pour poser les questions de façon clair et d'envisager des réponses sinon adaptées du moins compréhensibles par tous.

3 n'hésite pas à affronter l'adversaire sur le terrain de la doctrine, même si cela coûte.

La politique a toujours fait le pari de l'intelligence, c'est quand elle lui est infidèle qu'elle n'est plus crédible.

Les insultes répétées sont-elles le signe d'absence de vrais penseurs en France ?

Jean Petaux : Non. Vu leur manque d’originalité elles traduisent plutôt les effets du ravage du "politiquement correct". Ce débat sur les "pseudo-intellectuels" ou sur le "silence des intellectuels" n’est pas nouveau. Depuis l’apparition de la "figure" de l’intellectuel dans notre pays (on date cela de l’affaire Dreyfus à la fin du XIXème siècle) sa place et son rôle sont constamment réinterrogés en France. Michel Winock dans sa remarquable étude sur les intellectuels français au XXème siècle a parfaitement analysé l’ambiguïté qui les marque durablement. Je ne sais pas si les « vrais penseurs » sont absents en France, parce que j’ignore ce qu’il faut entendre par « penseurs ». Mais j’aurais tendance à considérer qu’ils n’ont pas du tout disparu. Ceux que l’on ne voit pas ne sont pas absents. Il existe des dizaines de supports, de revues, d’articles scientifiques et d’ouvrages publiés dont on ne parle jamais et dans lesquels des essayistes, des spécialistes de questions très pointues s’efforcent d’analyser avec beaucoup de modestie, de lucidité, de mesure, une société qui bouge et qui change. Ils ne "postent" peut-être pas des commentaires vengeurs et imbéciles sur tels ou tels réseaux sociaux mais, quand, dans cent ans, des chercheurs travailleront sur la pensée des auteurs des années 2010 en France on se rendra compte qu’ils étaient bien présents. Rassurant non ?

Pascal Cauchy : Les valeurs politiques ne sont pas abstraites en soi. Il faut en finir avec le relativisme et l'euphémisation, véritable gangrène de la pensée un peu élaborée. La misère, la solitude, le désespoir, la mort, etc. ce sont des mots dont il ne faut pas avoir peur, tout comme ceux de "tradition",  "progrès" , " classes " ou " corporation". Tous les grands penseurs les ont utlisés. Et de vocabulaire nous n'en manquons pas, nul besoin de se limiter à trois ou quatre mots que l'on a vidés de sens pour en faire des slogans : "laïcité", " république"... Encore faut-il dépasser l'économie du "blog" et du "tweet" pour faire le pari de l'intelligence et prendre véritablement parti.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !