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L’effet Mondial de Football ? Ce que la France Black Blanc Beur de 2018 pourrait apprendre de Kylian M’Bappé pour ne pas se déliter comme celle d’il y a 20 ans
©FRANCK FIFE / AFP

Souffrir ensemble

Penser qu'une équipe de France de football diverse par les origines de ses membres pourra rendre la société plus harmonieuse relève de la pensée magique aussi bien en 1998 qu'en 2018.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Gilles Clavreul

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul est un ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Il a remis au gouvernement, en février 2018, un rapport sur la laïcité. Il a cofondé en 2015 le Printemps Républicain (avec le politologue Laurent Bouvet), et lance actuellement un think tank, "L'Aurore".

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Alors que la victoire française de 1998 avait été présentée comme celle d'une France " ​b​lack-b​lanc-b​eur", le constat de ces 20 dernières années laisse apparaître cette présentation plus comme un mythe que comme une réalité au sein de la société française, comme pouvait l'analyser le journaliste Jérémy Collado dans un article publié par Slate en 2016 "Euro 2016: la nouvelle mort de la «France black-blanc-beur»​. Comment expliquer ce décalage, pourquoi cette France black-blanc-beur a plus tenu du mythe que de la réalité ? 

Gilles Clavreul : Tout simplement parce que le sport de haut niveau n’est pas représentatif de la société, car telle n’est pas sa vocation : une équipe nationale, c’est la conjonction de talents individuels hors normes, de parcours où la chance a sa part (songez aux Zidane qu’on ne connaîtra jamais parce qu’une rupture des croisés a arrêté net leur ascension à seize ou dix-sept ans), et d’un système de formation, d’entraînement, de sélection et de compétition qui repose à la fois sur des acteurs publics, des clubs, des investisseurs, etc. Mais l’élite du foot, c’est une élite, justement : elle n’a rien de représentatif et elle n’est pas faite pour cela, même si l’existence d’une culture du ballon très forte dans les quartiers populaires, mais aussi dans des villes moyennes (pensez à Auxerre, à Sochaux, à Lens…) crée une émulation collective propice à l’éclosion des talents.

Cela étant posé, on devrait toujours résister à la tentation de politiser le football. Oui, l’équipe de 1998 était multiculturelle, mais elle ne l’était ni plus ni moins que les classes moyennes et populaires dont sont souvent issus les footballeurs professionnels. L’essentiel ne se joue pas là, mais sur le talent, le travail et l’organisation collective. Par conséquent, penser qu’une équipe de France diverse par ses origines va rendre la société plus harmonieuse et plus tolérante relève de la pensée magique. Mais, à l’inverse, ronchonner contre cette équipe parce qu’elle ne serait plus « de souche » ne vaut guère mieux : renvoyons les uns et les autres dans leurs buts et savourons comme il se doit ce moment de bonheur collectif qui n’a rien, lui, de politique. Lorsque les joueurs expriment l’amour du maillot et que des millions de Français descendent dans la rue avec un drapeau français, on ne demande pas aux un ni aux autres ce qu’est exactement leur conception de la patrie, et c’est tant mieux !

Eric Deschavanne :Je n’opposerais pas le mythe et la réalité, puisque le mythe, en tant que mythe, est une réalité, et que si le mythe est bien entendu une fiction, il s’agit d’une fiction qui a un sens pour une communauté, et dont ladite communauté a besoin. Le fait est que l’équipe de France de foot est devenue un vecteur d’identification nationale, et qu’elle représente en conséquence un symbole de la communauté nationale. A tort sans doute (c’est la part d’illusion propre au mythe) - mais peut-être pas tout à fait - nous prêtons un sens aux victoires et aux échecs de l’équipe de France, et nous en tirons même des leçons morales et politiques. Or il se trouve que depuis 98, à tort sans doute - mais peut-être pas tout à fait - les péripéties de l’histoire de cette équipe sont interprétées à travers le prisme du problème de l’intégration et de l’identité nationale. Le 12 juillet 1998 incarne le rêve français de l’intégration réussie, Knysna, le cauchemar de la dislocation. 

Le « mythe », en l’occurrence, est le révélateur de nos espoirs et de nos inquiétudes. L’histoire qui s’écrit à l’occasion d’une compétition comme la coupe du monde devient instantanément un récit national à travers lequel la France parle d’elle-même et projette son identité. Or, nous avons par principe (constitutif de l’identité républicaine de la France) l’espoir de former une communauté unie abstraction faite des différences d’origine, de race et de religion. Et nous éprouvons une inquiétude face au risque de voir l’identité et l’unité nationales minées par les vagues migratoires et la diversité des origines, des races et des religions. L’équipe de France de football, à cet égard, nous apparaît comme un miroir de la communauté nationale. 

Il s’agit cependant d’un miroir déformant, car de par l’origine sociale des joueurs de foot (la plus déterminante de toutes), cette équipe à une « couleur » qui ne reflète pas exactement celle du pays (elle est plus « black » que blanche, à l’inverse du pays). Cette question du reflet qui n’est pas un reflet exact fait évidemment partie du problème de l’identification : au classique « ils ont perdu, nous avons gagné » des supporters se superpose le diagnostic identitaire et communautariste : le « ils » (les responsables de la défaite), ce peut être « les Français », pour le franco-algérien qui voit en Benzema un franco-algérien victime du racisme, ou bien les « racailles » de banlieue pour le Français de souche qui doute du fait que les descendants des dernières vagues migratoires puissent un jour devenir « d’excellents Français ». 

1998 et 2018 sont des moments du « Nous », ces moments où l’on éprouve un doux et euphorique sentiment de concorde nationale. A cet égard, le slogan de la « France black-blanc-beur » n’était pas purement mensonger ou illusoire. La victoire de l’équipe de France multiraciale constituait le symbole d’une grande idée, la preuve qu’il était possible de composer une grande nation unie autour de projets communs en dépit de la diversité des origines. Il s’agissait cependant d’un slogan ambigu : insister sur le « black-blanc-beur », c’est-à-dire sur la diversité (la diversité raciale qui plus est) conduisait au risque de promouvoir une lecture identitaire et communautariste du récit national, et donc de miner l’unité nationale (de fait, l’interprétation de Knysna n’a fait qu’inverser les signes, en conservant la représentation d’une équipe « black-blanc-beur »). 

Lorsque les joueurs sont considérés non comme des individualités caractérisées par le talent et le mérite mais comme les échantillons d’une catégorie d’origine, de race ou de religion, la fonction de l’équipe devient de « représenter la diversité » : on s’inquiète du fait que l’équipe ne reflète plus la nation (il y aurait pour certains trop de « Noirs » comme pour d’autres il y a trop de « Blancs » dans les médias ou au sein des assemblées politiques), ou encore de l’exclusion des « beurs ». A la limite, si l’on allait jusqu’au bout de la logique d’une « équipe de la diversité », il faudrait que le sélectionneur national respecte des quotas. Pour que le slogan de l’équipe « black-blanc-beur » revête une signification républicaine, il faut à l’inverse relativiser la catégorisation raciale et insister sur l’unité de l’équipe. De mémoire, j’ai retenu le titre d’un journal au lendemain de la victoire de 98 : « La belle équipe ». Cette expression heureuse restituait à mes yeux ce qui rendit alors l’équipe de France aimable aux Français : par-delà la personnalité des joueurs et la diversité de leurs origines, ceux-ci avaient su former « une putain de bonne équipe ! »

Dans un entretien donné au Parisien, Kylian Mbappé a pu déclarer  "C’était quand même difficile face à une superbe équipe en face. On a été solide, solidaire. Ce sont des valeurs qu’il faudra conserver pour aller au bout."..."Il faut s’adapter à toutes les situations. On ne peut pas toujours faire ce que l’on veut, surtout face à ces équipes. On a su souffrir ensemble."​. Pour éviter qu'une éventuelle prochaine victoire n'en arrive au même résultat d'un mythe décalé de la réalité, en quoi les valeurs ici proposées "solides, solidaires" et nécessité de "souffrir ensemble" pourraient-elle être transposées du monde du sport à la société ? Afin d'éviter de "se payer de mots", comment agir pour que ces valeurs puissent prendre racine dans la société  ?

Gilles Clavreul : On n’en finit pas d’être époustouflé par les exploits de Mbappé sur le terrain, mais sa maturité devant le micro n’est pas loin d’être aussi impressionnante. Alors que certains, mus précisément par des considérations identitaires, s’empressent de souligner ses origines, lui se place sur le terrain purement sportif : il vante les qualités à la fois personnelles et collectives qui permettent, sinon de tout gagner, du moins de se donner le maximum de chances de réussir. Il ne parle pas de ce qu’on est, il parle de ce que l’on fait, de ce que l’on réalise ensemble, du projet que l’on s’est fixé et des moyens qu’on se donne pour y arriver. A l’opposé, vous avez les discours des identitaires : l’extrême-droite qui exècre cette équipe aux origines multiples ; et les tenants d’un multiculturalisme identitaire qui expliquent que la France est la dernière nation africaine en lice. Ce qui est assez drôle, c’est que les mêmes expliquaient il n’y a pas si longtemps que l’équipe de France allait perdre parce qu’elle avait exclu Benzema par « islamophobie ». Le discours identitaire est aussi rudimentaire qu’il est insensible à la logique…mais il est obstiné.

Eric Deschavanne : C’est évidemment une illusion de penser qu’une victoire sportive peut réaliser l’unité d’un pays. Elle ne la réalise que ponctuellement, et c’est déjà pas mal : une grande victoire en coupe du monde est une fête nationale, un moment de concorde nationale. Cela témoigne du fait que l’unité est possible, et c’est important. La concorde et la discorde constituent le problème fondamental d’une communauté politique. Au regard de cet enjeu, les fêtes nationales ne sont qu’un moyen évidemment dérisoire et insuffisant, mais dont on ne peut probablement pas se passer.

Au-delà, il est possible de voir dans l’équipe de France qui gagne le symbole d’une communauté victorieuse, et chercher, à travers le récit de son triomphe, à tirer des enseignements qui pourraient valoir pour la communauté politique.  Cela n’apporte pas de solution mais peut contribuer à clarifier les données du problème. Pour qu’une nation réussisse, il faut d’abord un projet commun (moins évident à définir en politique que l’objectif de gagner la coupe) et une mémoire commune (le souvenir des victoires passées, motifs de confiance et d’espoir, et des échecs passés, dont il faut tirer les leçons). Il faut ensuite une vision et une stratégie, donc un chef, un stratège visionnaire. Le charisme du chef peut être utile pour fédérer, mais la vertu du chef est avant tout d’être un bon stratège. Le charisme sans la stratégie peut conduire au désastre. Deschamps n’est peut-être pas charismatique comme Zidane, mais c’est un bon stratège. Comme on dit, « il sait où il va », et il sait comment y aller. Quand journalistes et supporters se contentent de commenter l’actualité du dernier match, lui voit plus loin : il prépare son équipe pour le moment décisif, fait des essais pour tester ses joueurs et ses tactiques, afin de se donner des marges de manœuvres et des plans B ; il sait qu’il faut ménager la monture pour voyager loin, qu’il ne faut pas jouer la finale de la coupe du monde dès le premier match de préparation ou de la phase de poule mais préparer la fameuse « montée en puissance ». Le stratège voit ce que la plupart de voient pas. Il est prudent et patient. Il n’a pas la certitude de la victoire mais connaît les mille et une causes possibles de la défaite qu’il faut méthodiquement chercher à éviter, les milles unes contingences imprévisibles auxquelles il faut pouvoir s’adapter. Il se prépare au prévisible comme à l’imprévisible, afin d’être en mesure d’offrir à la collectivité la possibilité de la victoire, l’occasion à saisir. La difficulté en démocratie est de reconnaître et de choisir le bon chef, le bon stratège. C’est le problème principal : il faut voir celui qui voit plus loin et mieux que nous. La confiance est nécessaire, l’inquiétude inévitable, l’incertitude constante.

Et puis, bien entendu, il faut pour que l’équipe réussisse, qu’elle soit une équipe. Le problème principal qui se pose au chef politique comme au sélectionneur national est le suivant : comment une communauté unie autour d’un projet commun est-il possible dans un monde individualiste ? Le football d’élite, du fait de son hypermédiatisation, exprime de manière quintessentielle l’individualisme des sociétés contemporaines : à peine sorti de son match contre la Belgique, Kylian MBappé, puisque vous le citez, était ainsi interpellé sur une grande chaîne de télévision : « Alors Kylian, deux buts en finale et c’est le ballon d’or ! » Même formulée sur le ton de la plaisanterie, le propos le reconduisait à se concentrer sur ses objectifs individuels, illustrant l’interpénétration des valeurs sportives, médiatiques et financières dans le foot. Un joueur est avant tout une entreprise individuelle au service des ses propres objectifs et de ses propres intérêts. Il ne peut ignorer l’importance de la moindre image donnée de lui-même, sur et en-dehors du terrain, pour sa carrière et sa valeur économique. Les joueurs de l’équipe de France savent que de leur performance en coupe du monde dépendront la reconnaissance de leur valeur sportive ainsi qu’une notoriété durable qui constituera pour eux un patrimoine économique.

Le paradoxe qu’il faut souligner est que cet individualisme n’est pas incompatible avec la réussite collective, à la condition toutefois d’être structuré par le sens de la communauté, donc par les valeurs de la solidarité et du « sacrifice » (assez relatif tout de même, dans le cas des joueurs de l’EDF). Il faut consentir à n’être qu’un élément de la réussite, à accomplir parfois dans l’ombre des efforts destinés à faire briller l’équipe. Pour les plus doués, la discipline collective exige qu’ils se restreignent et prennent moins la lumière ; pour d’autres, elle demande de jouer un rôle ingrat conduisant à faire briller des co-équipiers - voire à s’effacer devant les titulaires -  sans éprouver de ressentiment. Pour tous, elle exige donc non seulement de faire preuve de courage et de solidarité, mais aussi de tempérance et d’humilité.

La vertu principale du chef démocratique (du responsable contemporain) est sans doute de conduire une collectivité d’individus animés par le souci de soi à se mettre au service du projet commun ; de réaliser l’harmonie du souci de soi et du souci du collectif, de « construire une équipe », donc. Car l’idée selon laquelle la réussite individuelle est toujours conditionnée par une réussite collective, paradoxalement, ne va plus de soi.

Quels sont encore les obstacles à une telle ambition ? 

Gilles Clavreul : Mettre un terme à la pensée magique serait un bon début. L’intégration marche globalement bien mieux qu’on ne dit souvent : elle se fait à bas bruit, par l’école et l’insertion professionnelle, par la mobilité géographique et aussi, de façon tout à fait décisive, par les alliances mixtes. Les jeunes issus de l’immigration affrontent de vraies barrières, que les politiques publiques n’abaissent que très imparfaitement, mais ils ont souvent pour eux un supplément de détermination qui leur permet de s’en sortir.

 Mais pour une partie de la population issue de l’immigration, cela ne fonctionne pas. Pourquoi ? Parce que les conditions matérielles et morales dans les quartiers d’habitat social se sont durcies : concentration de pauvreté, aggravation de la criminalité, stabilisation du chômage à des niveaux très élevés, retrait de certains services publics et, désormais, propagation du salafisme qui, même s’il est très minoritaire, gagne du terrain et contribue à l’enfermement. Pour le dire simplement, c’est probablement encore plus dur de s’en sortir aujourd’hui qu’il y a vingt ans, du moins force est de constater qu’une part non négligeable de la population des quartiers populaires n’y arrive pas. Et là, les politiques publiques ont une responsabilité certaine : en vingt ans, on ne peut pas dire que l’ambition pour casser les ghettos et favoriser la mobilité géographique et sociale ait été très forte. On a plutôt cherché à faire en sorte que leurs habitants vivent un peu moins mal, mais sans vraiment se soucier de leur permettre d’en partir. Bref, pour revenir au sport, on a joué « petit bras » en matière de politique de la ville, plus largement de politiques territoriales d’égalité – car il n’y a pas que les quartiers d’habitat social qui sont concernés par la relégation territoriale – et aujourd’hui, on le paie. Il faut savourer totalement le bonheur que nous procurent les Bleus de 2018 : ils nous font vibrer, ils nous font rêver…mais ne leur demandons pas d’effacer les fractures françaises à eux tout seuls. S’ils ramènent la Coupe du Monde, c’est déjà énorme !

Eric Deschavanne : Ce serait une erreur de penser que l’individualisme en tant que tel constituerait l’obstacle à surmonter. Notre société est individualiste par essence. Ce qui signifie que la communauté est au service de l’individu, et non l’inverse comme dans les sociétés « holistes » (dans lesquelles le Tout prime sur la partie). Que désire-t-on pour ses enfants ? Qu’ils vivent libres et heureux ou bien qu’ils meurent pour la patrie ? Nous savons néanmoins que leur liberté et leur bonheur dépendra de leur aptitude à s’intégrer et à réussir au sein d’un collectif, ce qui exige certaines vertus qui doivent être transmises par l’éducation morale. Au sein d’une société individualiste cependant, la tension entre le souci de soi et celui de la communauté demeure irréductible, de sorte que leur harmonie, toujours précaire, doit constituer une ambition constante, et que sa réalisation nous apparaît toujours digne d’éloge et d’admiration.

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