L’écart entre les pauvres et les très riches se creuse et ça n’est que le début : pourquoi nous vivons une rupture sans précédent depuis la 1ère Révolution industrielle<!-- --> | Atlantico.fr
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Les plus pauvres ont vu leur niveau de vie baisser de 2,6%.
Les plus pauvres ont vu leur niveau de vie baisser de 2,6%.
©Allociné

Destins séparés

Les chiffres de la pauvreté qui viennent d'être publiés indiquent que les plus pauvres (14% de la population) ont vu leur niveau de vie baisser de 2,6% alors que le décile le plus aisé n'a diminué que de 1%. Un chiffre qui témoigne d'un phénomène nouveau dans l'Histoire : la déconnexion totale des effets de l'évolution économique selon la classe sociale.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Nicolas Bouzou

Nicolas Bouzou

Nicolas Bouzou est économiste et essayiste, fondateur du cabinet de conseil Asterès. Il a publié en septembre 2015 Le Grand Refoulement : stop à la démission démocratique, chez Plon. Il enseigne à l'Université de Paris II Assas et est le fondateur du Cercle de Bélem qui regroupe des intellectuels progressistes et libéraux européens

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Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Atlantico : Le modèle de société hérité de la révolution industrielle s'est construit sur l'idée d'un mouvement ascendant permettant à l'ensemble des citoyens de bénéficier assez nettement de l’amélioration des conditions de vie et du progrès économique et social. En quoi ce modèle est-il aujourd'hui dépassé ? Comment l'est-il devenu ? A quel moment surtout, ce retournement s'est-il effectué ?

Nicolas Bouzou : En réalité, des Lumières à la moitié du XXe siècle, on a pensé que toutes les formes de progrès s'enclenchaient automatiquement les unes après les autres : progrès technique, économique, social et même moral. Les philosophes français bien sûr mais même Marx défendaient cette vision à très long terme. Les guerres du 20ème siècle ont brisé l'idée que le progrès social entraînait le progrès moral. La montée des inégalités depuis les années 90 montre que le progrès économique n'entraîne plus forcément le progrès social. Les débats sur l'innovation démontrent enfin que technologie et économie ne sont pas toujours liées. Bref c'est l'unicité de l'idée de progrès qui est battue en brèche et pas seulement dans sa dimension économique et sociale.

Cette rupture  – c'est assez clair – s'est effectuée au tournant des années 2000. Au niveau économique, c'est là que vous voyez l'augmentation des inégalités, une désindustrialisation qui s'accentue et le début de la perte de compétitivité de la France. C'est même assez paradoxal car il s'agissait d'une période avec une croissance et une baisse du chômage, mais qui ne faisaient que masquer des faiblesses économiques plus profondes. Et cette période correspond à l'intensification de la mondialisation et au décollage des pays émergents. La mondialisation est un phénomène de l'après-guerre né du consensus sur le libre-échange, mais l'accélération de la croissance des pays, d'Asie notamment, date vraiment du tournant du siècle. La première mondialisation concernait surtout des pays occidentaux, l'effet sur les délocalisations était donc bien moins fort.

Laurent Chalard : La mondialisation est venue modifier en profondeur la logique de développement territorial issue de la Révolution industrielle en Europe occidentale, qui a particulièrement bien fonctionné au cours des Trente glorieuses en France. Cette logique conduisait (en règle générale) au fur-et-à-mesure du temps à une réduction des écarts de développement entre les territoires, suivant un processus de diffusion des innovations du centre vers les périphéries, renforcé par les politiques interventionnistes de l’Etat en faveur des régions jugées moins développées. Or, depuis les années 1980, la mondialisation produit l’effet contraire, ayant tendance à creuser les écarts entre les individus et les territoires. En effet, la mondialisation est un processus sélectif à l’échelle de la planète qui favorise de par leurs caractéristiques intrinsèques certains lieux (dont les grandes métropoles) au détriment d’autres(territoires enclavés ou au tissu économique obsolète). A une phase d’homogénéisation territoriale succède donc une phase de différenciation au sein des territoires nationaux.

Quelle structuration de la société en découle ? Quelles sont aujourd'hui les fractures qui traversent la société française ? En quoi la mondialisation a-t-elle contribué à diviser la société avec d'un côté ceux qui en bénéficient et de l'autre ceux qui en paient le prix ?

Nicolas Bouzou : L'articulation d'une économie tirée par l'innovation et de la mondialisation sépare la société en deux grandes classes sociales : les manipulateurs de symboles qui produisent et vendent des idées ou des concepts dans le monde entier et qui s'enrichissent très rapidement et la main d'œuvre générique qui s'appauvrit. Pour parler comme un marxiste, les rapports de domination tournent autour du savoir, pas du capital financier. La redistribution doit donc se faire par l'éducation et non pas par la fiscalité, ce que la gauche française n'a pas encore compris.

Laurent Chalard : Les écarts s’accroissent entre les gagnants et les perdants de la mondialisation sur le plan social (cadres versus ouvriers), ce qui conduit à un rabotement des classes moyennes par le bas, avec un processus de déclassement pour ceux qui n’arrivent pas à obtenir un emploi stable, et par le haut, avec une partie des classes moyennes qui par son enrichissement élargit la base de la bourgeoisie, comme les fameux "bobo", même si le terme est galvaudé. Si nous sommes loin encore en France d’une société en sablier, la tendance est cependant réelle. Il s’ensuit une fracture certaine au sein de la classe moyenne entre les perdants et les gagnants. Les intérêts des individus divergent fortement.

Quelles sont les caractéristiques de ces deux catégories ? Quels sont les profils de ceux qui les composent ? En quoi cette fracture est-elle aussi en partie territoriale ?

Nicolas Bouzou : Dans les phases de mutation économique comme aujourd'hui, de la même façon que vous avez deux classes sociales, vous avez deux économies, une qui explose et l'autre qui meurt. Vous retrouvez ces hiatus au niveau territorial. Comparez ma région de Toulouse, fief des manipulateurs de symboles employés par l'aéronautique et celle de Longwy ou la population est sous qualifiée…

Laurent Chalard : Parmi les gagnants de la mondialisation en France, on retrouve des populations diplômées, dites créatives, appartenant essentiellement aux catégories des cadres et professions intermédiaires, qui sont bien adaptées à la nouvelle division du travail, qui voient les pays développés se spécialiser dans les activités à haute valeur ajoutée. A contrario, les perdants de la mondialisation en France, sont les populations peu diplômées, spécialisées dans des métiers peu porteurs, comme les travailleurs de l’industrie lourde ou des industries des biens d’équipements, peu adaptés à la nouvelle division du travail, puisqu’ils se retrouvent en concurrence directe avec des pays au coût du salaire bien moins élevé et/ou des populations immigrées récemment arrivées moins bien payées.

Ces deux populations étant inégalement réparties sur le territoire, la fracture est donc aussi territoriale, avec une forte concentration dans les grandes métropoles des cadres et a contrario une surreprésentation des ouvriers et employés dans le reste du territoire, en particulier l’espace rural et les anciens grands foyers industriels.

En quoi les 1ère et 2ème révolutions industrielles ont-elles constitué une rupture en termes de progression des niveaux de vie des pauvres mais aussi des riches ? Selon les données et témoignages économiques qui ont pu nous parvenir, les populations avant la Première révolution industrielle (fin XVIIIe-début XIXe) avaient-elles vraiment vu leur niveau de vie progresser relativement aux siècles précédents ?

Nicolas Goetzmann : Il est abusif de parler de destin commun. Les révolutions industrielles ont permis des explosions de productivité, ce qui signifie une accélération du niveau de production par unité de travail. Le résultat a été de permettre un bond en termes de revenus mais également en termes d’inégalités, car celles-ci ont explosé pendant ces périodes. Selon les travaux de l’économiste Nicholas Crafts, les 65% les plus pauvres se partageaient 29% des revenus en 1760, mais seulement 25% en 1860 en Grande Bretagne. La brutale urbanisation, les conditions sanitaires, le chômage etc. ne permettent pas de soutenir que les conditions de vie des plus pauvres se soient améliorées pendant ce siècle. L’explosion démographique qui a également eu lieu à la même période (la population a été multipliée par plus de 3 en un siècle) est en partie responsable de ce phénomène, une offre de  travail de plus en abondante a bien permis de contenir les salaires à la baisse.

Concernant les périodes antérieures, il est estimé que la croissance entre le XIIIe et le XVIII siècle équivalait à 0.20% par habitant et par an en Grande Bretagne. La Révolution industrielle a vu ce niveau plus que doubler pour en arriver à 0.50% par an. En tenant compte de l’évolution démographique, le choc est évident.

Quels sont les mécanismes qui, lors des premières Révolutions industrielles, ont permis à des populations aussi différentes de partager un destin économique commun et de voir les inégalités se réduire ? Quel rôle la nature du progrès technologique a-t-elle joué dans cette progression ?

Nicolas Goetzmann : Les inégalités ne se sont pas réduites lors des révolutions industrielles, elles ont progressé. C’est d’ailleurs sous le poids de cette situation, combinée avec une forte progression démographique, que le marxisme est apparu. Mais également les syndicats qui naissent alors afin de soutenir des politiques de redistribution, négocier les salaires etc…

Le rôle du progrès technologique a été de permettre une plus forte croissance de la productivité, chaque heure travaillée permet de produire un peu plus chaque année, c’est-à-dire un rôle de soutien à la croissance.

Mais les chocs "technologiques" ne suffisent pas à expliquer la révolution industrielle, il est en effet indispensable d’évoquer la transition démographique qui est-elle la conséquence de la révolution agricole. Lorsque la population se met à croître à un rythme alors encore inconnu, c’est la capacité de travail qui progresse de la même façon. Les deux phénomènes se nourrissent alors l’un l’autre pour en arriver à la possibilité de la révolution industrielle. Pour Nicholas Crafts, le facteur démographique a été plus puissant que celui de la productivité au début de la période considérée, puis la situation s’est équilibrée entre 1830 et 1870. Mais sur ce sujet aussi, les controverses sont nombreuses.

La mondialisation est souvent décriée comme étant une cause de divergence des intérêts des plus aisés et des plus modestes. Pourtant, la première période de la mondialisation (1970-fin des années 90) n'a pas généré ce phénomène, et la France a même vu son coefficient de Gini chuter (indiquant une répartition des revenus plus égalitaire). Pourquoi cette mondialisation était-elle encore "vertueuse" pour l'ensemble de la société ? 

Nicolas Goetzmann : Les années 70 et le début des années 80 sont les années de la grande inflation. Au début de la période, le plein emploi est atteint et le pouvoir de négociation salarial est équilibré. Puis les erreurs de politique monétaire qui ont conduit à cette accélération de l’inflation ont installé dans l’économie d’importants mécanismes de hausse des salaires. A la fin des années 70, le taux de marge des entreprises s’en trouvent très réduits et ce sont les salariés qui se partagent la part du lion dans la valeur ajoutée. Ce phénomène va contribuer à la chute des inégalités, mais dans une situation déséquilibrée et non soutenable. A partir de 1983 ; le virage est amorcé, et le rétablissement des forces prend place ; le développement devient alors plus "harmonieux", d’où la stabilisation de l'indice de GINI, qui est également la conséquence des politiques de redistribution. Ces dernières ont peut-être permis de lutter contre les inégalités mais elles ont également été un frein à la croissance en raison des hauts niveaux de taxation. Le résultat n’est d’ailleurs pas si extraordinaire puisque la France avait un PIB par habitant égal à celui des Etats Unis en 1980 et l’écart est aujourd’hui de 20%.

Qu'est-ce qui a changé avec la seconde période de mondialisation qui a débuté à la fin des années 1990 ? Pourquoi les déciles inférieurs ne pouvaient-ils plus suivre la cadence alors que les déciles les plus aisés continuaient de s'enrichir ?

Nicolas Goetzmann : Ici il suffit de paraphraser l’étude publiée à la fin 2013 par le Brookings Institute et réalisée par les économistes Sahin, Elsby et Hobijn. La mondialisation a eu pour effet de mettre en concurrence les personnes les moins qualifiées des économies occidentales avec les "travailleurs" des pays émergents. Le travail non qualifié est parti sous des cieux plus cléments en termes de coûts. Le résultat est que la part du capital dans la valeur ajoutée progresse et que, logiquement la part du travail régresse. Dans de telles conditions, les économies occidentales voient progresser le taux de chômage des moins qualifiés, ce qui vient également agir comme un frein à la progression des salaires pour ceux qui restent en poste. Ce que les 3 économistes identifient dans leur étude, c’est que la baisse de la part du travail s’explique en grande partie par le départ des composantes intenses en travail de la chaine de production du territoire des Etats Unis.

Un deuxième facteur est plus directement la conséquence de la politique du franc fort puis de la politique menée par la BCE, qui a conduit à tenir la croissance française en deca de son niveau potentiel.

Comment le progrès technologique s'est-il retourné contre les travailleurs les moins qualifiés ?

Nicolas Goetzmann : Il s’agit là du troisième facteur. L’automatisation et la robotisation vont bouleverser les économies. Aujourd’hui, un robot qui se paye 20 000$ est capable d’accomplir une tache 7 jours sur 7, 24h sur 24, pendant 15 ans. Le résultat que peut produire une telle concurrence pour un travail non qualifié ne fait pas beaucoup de doutes. Car même si la robotisation permet de soutenir la demande en travail qualifié et très qualifié, il est en train de détruire les emplois des gens les moins formés. Et le processus n’est qu’à ses débuts. Selon les économistes Frey et Osborne, 47% des emplois actuels sont susceptibles d’être automatisés lors des 15 prochaines années. Cela ne veut pas dire qu’ils le seront, mais il serait opportun de réfléchir aux conséquences politiques de ce phénomène.

Voit-on renaître une économie de rentiers ?

Nicolas Goetzmann : La lutte qui est menée contre l’inflation par la Banque centrale européenne est le principal soutien à une économie de rentiers. Je cite l’économiste Steve Waldman à ce propos :

"Ce qui est immoral c’est de cacher ce qui peut être démontré comme étant le plus grand programme d’assurance sociale derrière la phrase technocratique de “stabilité des prix”. C’est un schéma qui force les membres les plus précaires de notre société à assurer le pouvoir d’achat des plus sécurisés, et ce, sans aucune limite ou même comptabilité de l’échelle de ce transfert".

En effet, en maintenant l’économie européenne sous son niveau de croissance potentielle, on évite toute pression sur les prix, ce qui aboutit à une protection des "rentes". Que ce soit les personnes qui ont un emploi stable ou les détenteurs de capitaux. Et cette protection a un coût : une économie qui connait une croissance inférieure à son niveau potentiel est créatrice de chômage et de précarité.

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"

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