L’avortement en danger en France ? Il n’y en a jamais eu autant…<!-- --> | Atlantico.fr
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"Dans l’imaginaire féministe, faire du droit à l’avortement un droit constitutionnel permettrait de faire de la liberté d’avorter une liberté inconditionnelle, soustraite aux limitations imposées par le législateur", souligne Eric Deschavanne.
"Dans l’imaginaire féministe, faire du droit à l’avortement un droit constitutionnel permettrait de faire de la liberté d’avorter une liberté inconditionnelle, soustraite aux limitations imposées par le législateur", souligne Eric Deschavanne.
©Thomas SAMSON / AFP

Pratique entrée dans les mœurs ?

Les chiffres relatifs à la pratique de l’avortement comme l’adhésion massive de l’opinion au droit à l’avortement montrent que l’on a affaire à une liberté réelle consacrée par les mœurs et sur laquelle il paraît difficile de revenir.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Selon la DRESS (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques), le nombre de cas d'avortement a augmenté depuis 1990 en terme de nombre absolu et rapporté au nombre de naissances. Nous sommes passés de 208 000 à 243 000 et de 233 à 246 sur 1000 naissances. Que révèle cette progression ?

Eric Deschavanne : Le fait social majeur dont témoignent ces données statistiques est l’entrée dans les mœurs de la dissociation entre sexualité et procréation. Il s’agit là de l’un des aspects de la révolution individualiste du XXe siècle, laquelle est à mettre en parallèle avec la sécularisation. À l’exception de la frange dogmatique des croyants, tout le monde adhère désormais au principe selon lequel la liberté individuelle, dans tous les domaines de l’existence, ne peut être limitée que par un motif « profane » incontestable, la liberté et le bien-être d’autrui ou l’intérêt général.

Davantage que la liberté sexuelle, le droit à l’avortement garantit le pouvoir de choisir les conditions d’entrée dans la vie familiale. Dans la vie de chacun, mettre au monde un enfant est un des engagements les plus forts, un acte aux conséquences lourdes et durables, pour soi-même et pour l’être que l’on met au monde. Le droit à l’avortement n’a d’ailleurs pas pour seul enjeu la liberté de la femme. Il autorise également la pratique eugénique qui consiste, sur la base d’un diagnostic prénatal, à interrompre la vie d’un fœtus porteur d’une malformation dont les conséquences sont jugées trop malheureuses.

Les chiffres relatifs à la pratique de l’avortement comme l’adhésion massive de l’opinion au droit à l’avortement montrent que l’on a affaire à une liberté réelle consacrée par les mœurs et sur laquelle il paraît difficile de revenir. L’attachement à la liberté et au bien-être a pris définitivement le pas sur le respect inconditionnel de la vie humaine.

En dépit de cette augmentation, les progressistes et les féministes redoutent une remise en cause de l'avortement, jusqu'à demander la constitutionnalisation de la liberté à avorter, selon elles. Comment expliquer cela ? Quels arguments avancent-elles ? 

Trois arguments sont avancés, le paradoxe étant que les plus populaires sont aussi les moins rationnels. Les deux arguments généralement avancés sont l’argument du « symbole » et l’argument de la « sanctuarisation ». Les partisans du symbole reconnaissent le fait que la réforme est inutile, sans effet juridique, mais ils considèrent que la France se doit, en réponse à la décision de la Cour suprême américaine de « déconstitutionnaliser » le droit à l’avortement aux États-Unis, d’envoyer un message au monde. Il faut toutefois une bonne dose de chauvinisme pour penser que le monde sera réceptif à cette leçon de morale.

Le deuxième argument, celui de la sanctuarisation, consiste à affirmer qu’en gravant le droit à l’avortement dans le marbre de la constitution, on le rendrait invulnérable à un éventuel futur projet d’abolition. Cet argument est encore plus irrationnel que le précédent. D’abord, on le répète à raison, parce que l’idée de supprimer un droit approuvé par plus de 90% des Français, ne saurait prospérer chez aucune des forces politiques en présence. Ensuite, parce que le projet est auto-contradictoire : on ne grave pas le marbre en le transformant en cire molle ! Imaginons par hypothèse que, par une surprise de l’histoire, on assiste d’ici la fin du siècle à un retour massif du religieux le plus dogmatique : dès lors que 90% des Français auraient la volonté d’abolir le droit à l’avortement, peut-on sérieusement croire qu’une réforme constitutionnelle adoptée un siècle ou un demi-siècle plus tôt pourrait entraver leur volonté ? Ce qui peut être constitutionnalisé peut aussi bien être déconstitutionnalisé.

La pérennité du droit l’avortement, autrement dit, dépend exclusivement de l’adhésion de l’opinion, laquelle ne fait pour l’heure hors de doute. Cette réforme a pour condition de possibilité l’approbation massive du droit de l’avortement, ce qui la rend par là même inutile. L’effet recherché est l’autocongratulation : le peuple français, par cette réforme, se félicite de son approbation du droit à l’avortement, il approuve sa propre approbation. Est-ce une démarche bien raisonnable ?

L’argument sérieux est celui du féminisme radical, pour lequel le droit à l’avortement demeure « fragile » tant qu’il n’est pas consacré comme « droit fondamental ». Or, c’est le point qu’il importe de bien comprendre, le droit à l’avortement n’est pas considéré dans la législation actuelle comme un droit fondamental. Il est conçu comme une liberté au sens défini par Montesquieu : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ». Autrement dit, il dépend de la volonté du législateur, de la loi qui détermine ce qui est permis et interdit. La législation sur l’avortement, en l’occurrence, interdit autant qu’elle permet : il n’y a de liberté d’avorter que sur fond de prohibition. Cela tient au statut juridique ambigu de l’embryon, qui n’est au regard du droit ni une personne, ni une simple chose. La liberté d’avorter est donc nécessairement limitée, encadrée par la volonté du législateur qui en fixe les conditions, notamment les délais.

Dans l’imaginaire féministe, faire du droit à l’avortement un droit constitutionnel permettrait de faire de la liberté d’avorter une liberté inconditionnelle, soustraite aux limitations imposées par le législateur. Dans certaines argumentations la liberté, comme chez les antivax, est interprétée sur la base du principe de la propriété de soi, propriété sur laquelle l’État, donc la loi, n’aurait aucun droit. La femme propriétaire serait en droit, en cas de grossesse non désirée, de considérer le fœtus comme un passager clandestin qui « squatte » son utérus sans son consentement, ce qui impliquerait un droit d’expulsion inaliénable, courant jusqu’au terme de la grossesse. Ce n’est de toute évidence pas l’esprit de la législation actuelle, de sorte que le droit à l’avortement pourrait changer de nature en acquérant le statut de droit fondamental.

Au regard des féministes, la réforme a toutefois été vidée de sa substance philosophique et juridique par l’initiative sénatoriale qui a substitué le mot « liberté » au mot « droit ». La liberté d’avorter est garantie mais comme une liberté limitée, le texte stipulant que la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à la grossesse. Bref, le changement est conçu de sorte qu’il ne change rien. La seule raison, qu’on l’approuve ou qu’on la désapprouve, qui aurait pu justifier la constitutionnalisation de droit à l’avortement, se trouve réduite à néant. Ne resteront que le « symbole » et l’acte d’autocongratulation.

La constitutionnalisation de la liberté à avorter n'a pas de précédent dans l'histoire du monde. Si l'Assemblée nationale a donné solennellement son feu vert le 30 janvier, le Sénat doit encore se prononcer le 28 février et son président Gérard Larcher y est défavorable. Ce projet de constitutionnalisation est-il pertinent  ?

Non seulement ce projet n’est pas pertinent, mais il est absurde. La volonté de changer la Constitution peut se justifier lorsqu’il existe un obstacle constitutionnel à l’expression démocratique de la volonté du peuple. Mais si la loi peut aujourd’hui établir une liberté d’avorter à la fois formelle et réelle, c’est bien que la Constitution l’autorise ! Le droit à l’avortement est déjà conforme à la Constitution, il ne le sera ni plus ni moins après la réforme.

Gérard Larcher a par ailleurs tout à fait raison de rappeler que la fonction d’une Constitution n’est pas d’établir un catalogue des lois et des droits octroyés par les lois auxquels on tient. La constitution est la Loi fondamentale qui fixe les règles du jeu politique dans le temps et qui, s'agissant d'une Constitution démocratique, organise l'expression du pluralisme idéologique et politique. Raison pour laquelle il faut ne toucher à la Constitution que d'une main tremblante et éviter son instrumentalisation politique. La démocratie, c'est l'organisation du dissensus et le droit à la réforme permanente. Ce qui requiert comme conditions le consensus sur l'organisation des institutions et le respect permanent de quelques principes simples et incontestables. En l’occurrence, les principes de liberté et d’égalité qui autorisent une législation permissive sur l’avortement font déjà partie du bloc de constitutionnalité.

Quelles seraient les conséquences de l'aboutissement de ce projet ? En termes de liberté, et en termes de revendications ?

Tel qu’il est conçu, ce projet est sans conséquence. On peut affirmer stricto sensu qu’il est nul. La seule raison d’être du projet est de permettre à la société d’affirmer son attachement à la liberté d’avorter. Le vote de la réforme en épuisera donc tous les effets attendus. Cela ne changera strictement rien à la vie des femmes ni aux conditions d’accès à l’avortement. Cela ne changera rien non plus au droit à l’avortement en Amérique, alors que le projet français se veut une réponse à la décision de la Cours suprême américaine.

Encore une fois, l’absurdité du projet tient au fait que le droit à l’avortement tel qu’il est établi par la loi est déjà conforme à la constitution. La réforme ne le rendra donc ni plus ni moins constitutionnel. Dans la mesure où le projet de transformation du droit à l’avortement en droit à l’avortement en droit fondamental a été écarté, aucune revendication nouvelle ne pourra naître de ce changement constitutionnel. Faire l’éloge de cette réforme constitutionnelle revient donc à faire l’éloge de la vacuité.

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