L’art du triomphe : l’honneur authentique a-t-il disparu ? <!-- --> | Atlantico.fr
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La soprano Mireille Delunsch se produit, à Bordeaux, lors d'une répétition de la premier partie de "Cléopâtre" d'Hector Berlioz.
La soprano Mireille Delunsch se produit, à Bordeaux, lors d'une répétition de la premier partie de "Cléopâtre" d'Hector Berlioz.
©JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Bonnes feuilles

Luis de Miranda et Jean-Sébastien Hongre publient « L'art du triomphe. Découvrez vos vertus cardinales » aux éditions de l’Opportun. Révéler notre personnalité, affirmer nos choix, combattre les déterminismes qui veulent s’imposer à nous : notre quotidien est une suite de défis qui ne disent pas toujours leur nom… Quels sont les secrets des figures historiques sur ces questions ? Extrait 1/2

Jean-Sébastien Hongre

Jean-Sébastien Hongre

Jean-Sébastien Hongre, entrepreneur sur Internet, est l’auteur de Un père en colère aux Editions Max Milo et d’Un joueur de poker chez Anne carrières.
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Luis de Miranda

Luis de Miranda

Luis de Miranda est écrivain, éditeur et philosophe. Diplomé d'HEC, il est l'auteur de L'être et le néon, aux éditions Max Milo, un essai sur la société de transparence.

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Il fut un temps où l’on se provoquait en duel par sens de l’honneur bafoué. Cela nous paraît bien étrange aujourd’hui, voire peut-être ridicule. Pourtant des adolescents se suicident chaque jour parce qu’ils sentent que ce monde – ou bien eux-mêmes – manque de ce sens de l’honneur qui est si proche de l’estime de soi et du désir d’avenir. L’étymologie de l’honneur renvoie à la réputation, c’est-à-dire au fond à l’idée que nous avons de notre plus haut destin. Ne pas accepter ce qui ne nous paraît pas honorable est parfois un risque, mais aussi un soin de soi qui, à force de patience, porte ses fruits. L’honneur se verra sur notre visage avant la mort, dans ces instants de lucidité où la vérité de notre vie se dévoile à nous, fil rouge de sens au-dessus du chaos apparent.

Elle est allongée sur son lit, dans l’immense chambre baignée de soleil par les larges ouvertures creusées dans la pierre brute des murs. Les mains crispées sur sa tunique, elle se mord les lèvres. Elle sait qu’elle doit prendre sa décision au plus vite, avant que les soldats ne viennent l’arrêter. Faut-il les laisser accomplir leur besogne et se laisser enchaîner? Va-t-elle accepter d’être exhibée telle une catin devant la plèbe ? Ou fuir par les galeries secrètes du palais? Aspire-t-elle à un destin de martyre ou à celui d’une éternelle fugitive ?

Se livrer à eux, ce serait une humiliation, une honte pour son peuple, par sa faute à elle. Elle s’avancerait sous les huées de ceux qui ne voient dans son incroyable histoire d’amour qu’une ruse démoniaque pour prendre le pouvoir. Il n’y a pas de doute, il faut qu’elle leur échappe, et c’est aussi ce que son amant aurait voulu. Elle songe à lui, le père de ses trois enfants. Elle l’a détesté ces derniers mois: elle a haï sa faiblesse, son manque de combativité qui les a amenés à la défaite, et surtout elle n’a rien pu faire contre cette lente et irrésistible autodestruction qu’il s’est infligée par d’épaisses beuveries quotidiennes avec ses compagnons de combat, ces soirées de décadence qu’elle a fui pour ne pas avoir à subir le spectacle de son mari entouré de courtisans adipeux et pervers. « Ils l’ont pourri jusqu’à l’os. »

Marc Antoine a même tenté de la violer à l’aube au sortir de ces agapes, mais il y a quelques jours, il s’est racheté, tragiquement, et maintenant elle songe à lui avec amour, elle ne veut retenir que son meilleur visage et la dernière preuve de sa flamme ; la croyant morte, il s’est enfoncé le glaive dans le ventre, pour elle, et les heures de souffrance ont été longues avant la fin. Il s’est tué par passion et elle en ressent de la fierté. Elle a aimé ce héros, sa virilité, sa puissance, sa folie aussi. Elle a su le séduire en usant des enseignements que sa civilisation lui a transmis. Elle a enflammé chaque parcelle de sa peau, lui a appris de nouvelles manières délicates de faire l’amour, mais le piège l’a finalement enchaînée elle aussi. Ayant fait un poème de leurs ébats, elle s’est éprise de lui. Ce qui devait n’être que séduction politique, manœuvre pour faire son devoir et défendre son peuple l’a conduit au plus sublime des honneurs, celui d’être aimée. Il s’en est fallu de peu pour qu’ils dominent à eux deux le monde entier.

Mais Octave a vaincu, car Marc Antoine s’est laissé vaincre. Désormais, elle a peu de temps pour choisir ce qui protégera au mieux son peuple et ce qui est digne de son rang. Fuir pour entrer en résistance depuis les terres du Sud? Rejoindre ces quelques sénateurs qui complotent et se cherchent des alliés? Se rendre à Octave, et tenter de gagner la cause de son peuple ?

« Non, Octave ne cédera pas, songe-t-elle, il a eu trop peur, et il a trop sali ma réputation à Rome pour que je puisse escompter un quelconque poids politique. Il me fera défiler au Colisée, nue et souillée, pour m’humilier et pour donner au peuple le spectacle d’un pharaon déchu, une reine soumise par l’Empereur. » Résister signifierait de larges représailles dont les siens souffriraient; des arrestations, des tortures, des privations. Elle sait maintenant où est son devoir: protéger son peuple. Elle doit sortir du jeu. Le sacrifice de son amant lui a ouvert la voie.

L’Histoire retiendra sa sortie comme l’élévation jusqu’au sublime d’une tragédie amoureuse. Il s’est suicidé pensant qu’elle était morte, elle le suivra par amour, ne pouvant imaginer vivre sans lui. Les Romains et tous les peuples de l’Empire seront surpris de comprendre que la propagande d’Octave leur masquait une passion sublime. Rien qui apparaisse politique, rien qui puisse engendrer des souffrances pour son peuple, sa disparition doit être la graine d’une légende que les amants se raconteront en s’étreignant, et ce jusqu’à la fin des siècles. Après sa mort, ses ministres auront vite fait de faire allégeance à Octave, qui est trop sage pour pousser plus loin ses pions: il rentrera à Rome pour veiller sur son pouvoir.

Le corps de Cléopâtre est détendu à présent et elle ressent un feu brûlant au creux de son ventre. «Mon suicide doit comporter la puissance d’un cérémonial grandiose. » Des images lui viennent immédiatement, la grande salle des prêtres, des paniers de fruits dont un seul abritera un crotale, l’instant de la morsure, et puis ses fidèles servantes qui se donneront également la mort pour demeurer à son service de toute éternité.

L’inspiration

Il fut un temps, pas si lointain, où l’on se tenait prêt à mourir pour sauvegarder son honneur, c’est-à-dire pour éviter la honte. Le philosophe Nietzsche a écrit à la fin du XIXe  siècle que le pire crime psychologique était de faire honte à quelqu’un, parce qu’on s’en prenait à son sens de l’honneur et de l’estime de soi. Aujourd’hui les duels sont depuis longtemps interdits, et l’honneur est l’un de ces mots jadis dignes qui ont pris un sens vaguement parodique, par exemple lorsqu’il est fait référence dans un film au « code d’honneur» d’un groupe de mafieux bedonnants.

En surface, il n’est pas tout à fait faux d’associer l’honneur à un code collectif. Il existe bien une version plus ou moins rigide de l’honneur qui renvoie à un corset social, au respect des règles d’un milieu spécifique, un esprit de corps. On peut être couvert d’honneurs si l’on se comporte comme un bon serviteur d’un système, plagiant sans cesse et feignant d’ignorer les hommes libres. Mais l’individualisme a mis à mal l’idée d’honneur en tant que vertu commune – pourquoi se sacrifier pour les autres? D’autant plus que la société de compétition médiatique semble récompenser tous types de monstres humains pouvant être présentés comme des «gagnants», quelles que soient les enfreintes faites aux règles tacites du respect de soi et des autres pour arriver au prétendu sommet.

Que serait une forme d’honneur authentique? L’origine latine du mot ne renvoie pas qu’aux distinctions honorifiques, mais aussi à l’idée d’élégance et d’estime interpersonnelle. Il y a un art de bien faire – et de ne pas tout faire. Ne pas tricher: c’est en ce sens que l’idée d’honneur pourrait être de nouveau utile à notre société du spectacle, dans laquelle la perversion light, la provocation, les retournements de veste ou la bêtise clownesque semblent devenir des exemples de réussite. L’idée d’honneur digne, que certains jugeront ridicule, peut être utile, croyons-nous, à l’accomplissement d’une vie bonne – même si peu admirée par les autres. L’honneur retrouvé, ce serait la force de ne pas rechercher l’approbation d’une société toxique, de n’attendre aucune autre gloire que l’estime de soi et la joie profonde de triompher de son histoire propre, selon notre sens intime de la vérité. Amor fati: aime ton destin ! Crée ton destin noblement.

Au milieu du désordre ordinaire se terre l’oubli du sublime, servi chaque jour par les médias comme ersatz chaotique de la beauté : si le monde est monstrueux, pourquoi rester élégant ? L’authentique honneur ou respect de soi est pourtant une stabilité salutaire, qui vient de l’art de conformer son esprit à ce qui serait universellement admirable, un triomphe de la volonté sur la facilité. Une personne d’honneur est une personne qui tient parole et à qui l’on peut faire confiance sans qu’elle soit liée par un contrat écrit. Cela suppose d’abord de se faire confiance à soi-même. L’idée d’intégrité est proche de cette idée de l’honneur: être intègre, c’est être entier, cohérent, patient, digne et alerte. Parler à une personne d’honneur, c’est parler à quelqu’un sans se demander s’il ou elle est double, hypocrite, ou si demain elle va encore changer d’avis, inventer une histoire, disparaître ou se changer en souris verte. La vie serait bien plus simple et, en fait, peut-être plus drôle bien que probablement plus risquée, si nous avions majoritairement le courage de l’honneur. Cette grâce existentielle, pourvu qu’elle tienne bon, augmente finalement notre puissance d’être, d’aimer et d’être aimé en stabilisant l’âme autour d’un centre de gravité intangible, la patience de la vérité.

Aujourd’hui, des centaines d’humains meurent à petit feu de dépression parce qu’ils sentent que le monde n’est plus honorable. Et pourtant, souvent, ils y collaborent encore, hantés par la peur d’être mis au ban, de ne pas être « normal». Le grand honneur est une vigilance de samouraï qui aurait renoncé à servir tout autre maître que son idée du Bien, non par orgueil mais par humilité, et au fond par amour du juste.

Extrait du livre de Luis de Miranda et Jean-Sébastien Hongre, «  L'art du triomphe. Découvrez vos vertus cardinales », publié aux éditions de l’Opportun

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