« L’Amérique est de retour » : petites questions piquantes sur le slogan de Joe Biden pour l’Assemblée générale des Nations-Unies <!-- --> | Atlantico.fr
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Le président Joe Biden s'exprime lors d'une conférence téléphonique sur le changement climatique, le 17 septembre 2021 à Washington.
Le président Joe Biden s'exprime lors d'une conférence téléphonique sur le changement climatique, le 17 septembre 2021 à Washington.
©AL DRAGO / GETTY IMAGES AMÉRIQUE DU NORD / GETTY IMAGES VIA AFP

Diplomatie

Alors que le président américain se prépare à prononcer son premier discours à l'ONU ce mardi, son administration reste sous le choc d'une série de mauvaises nouvelles.

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Atlantico : « L’Amérique est de retour » était le slogan de Joe Biden. Alors que le président sera à la tribune de l’ONU, à quel point les critiques des dernières semaines sur la frappe de drone ayant tué des civils à Kaboul ou la brouille avec la France concernant les sous-marins vont-ils nuire à son discours ?

Emmanuel Dupuy : Je crois au contraire que cela ne va pas lui nuire mais que cela lui sert. Bien évidemment, la frappe de drone est un malheureux accident. Toutefois, le Président américain confirme qu'il est bel et bien le Président de 335 millions d'Américains. Il est avant tout le Président des Etats-Unis, cela se fait à nos dépens malheureusement et à ceux du reste du monde qui ont eu tendance à l'oublier. Ce dernier arrive renforcé par sa capacité à défendre avant tout les intérêts de ses concitoyens, notamment vis-à-vis de l' activisme diplomatique et militaire chinois comme son prédécesseur Donald Trump s'y était engagé également.
Il ne faut pas minorer l'échec patent du désengagement américain de l'Afghanistan. Mais cela reste dans la continuité dans ce que les Américains avaient négocié de longue date : une passation du pouvoir avec les Afghans. Les Américains font ce qu'ils avaient donc dit : ils ramènent les soldats américains sur leur sol, et cela sera vrai en janvier prochain aussi en ce qui concerne les 2000 soldats américains encore présent sur le territoire de l'Irak. Le Président Biden rappelle que les Américains sont de nouveau sur la scène internationale, avec un rapprochement singulier par le truchement d'une alliance stratégique reconsolidée avec le Royaume-Uni. Les Britanniques réaffirment d'ailleurs par là également leur attrait pour le "grand large". Cela conforte aussi leurs positions économiques dans une zone qu'ils affectionnent dans la mesure où de nombreux pays dans l'Asie Pacifique sont d'anciennes colonies britanniques. Il faut se rappeler que le premier accord de libre-échange post-Brexit a été signé entre le Japon et la Grande-Bretagne en janvier 2021. 

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C'est pour cela qu'il ne faut pas s'étonner de cet accord récent entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis et l'Australie, sans que l'Union européenne n'ait été associée, ni informée. Ce sur quoi la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a raison de s'offusquer dans la mesure où les Etats-Unis appellent l'Europe à se tenir à ses côtés dans sa politique de containment de la Chine, tout en la tenant éloignée de ses desseins et de ses logiques d'alliance dans le Pacifique et dans l'océan Inden. C'est un agenda américain qui s'impose et trouve une réalité renforcée dans la zone indo-pacifique.

Est-ce que la France et l'Europe ont été naïfs de croire que « America is back » signifiait un retour à une alliance avec l'Europe ?

Emmanuel Dupuy : L'Union européenne n'a pas compris que si les Etats-Unis étaient de retour, ils ne l'étaient pas en Europe ! Les Etats-Unis sont de retour mais dans le cadre du "Pivot to Asia" lancé en 2011, dans la lignée de la politique de Barack Obama caractérisée par des investissements massifs autour de la mer de Chine, entrepris par Donald Trump, à savoir US Pacific Deterrence Initiative (USPDI), qui vise à investir plus de 27 milliards de dollars à l'horizon 2027. L'objectif de ce programme était l'installation de missiles balistiques au Japon et en Corée du Sud afin de contrer la politique de plus en plus offensive de la Chine.
Les Européens ont sous-estimé la proportion du désengagement des Etats-Unis de la politique européenne dans le cadre de ce pivot vers l'Asie. On focalise beaucoup sur la situation française et les pertes qu'elles engendrent (56 milliards d'euros de contrats perdus), mais nos partenaires européens sont encore plus victimes que nous. L'on pense en particulier aux pays limitrophes de la Russie (Pologne, Finlande et pays baltes) qui auraient de sérieuses raisons de croire que les Etats-Unis ne se battront pas pour les défendre, en cas d'offensive russe ou de guerre hybride menée par Moscou. De ce point de vue, l'absence d'autonomie stratégique européenne est dramatiquement visible. L'Union européenne n'a pas vu que par leur repositionnement, stratégique, les Etats-Unis invitaient l'Union européenne à combler un vide sécuritaire. D'ailleurs, cela n'a pas échappé au secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, qui a rappelé le caractère hypertrophié du coût de la sécurité, assuré par 80 % de pays non européens (Etats-Unis, Canada, Norvège, Islande). Il y a là une naïveté de croire que la nécessité d'une autonomie stratégique de l'Union européenne ne pourrait être que verbale.

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Il faut ajouter que la question de l'armement de l'Australie se mélange à l'accord de libre échange qui est en discussion depuis 2015. il ne faut pas oublier que la France se réserve la possibilité de ne pas ratifier l'accord de libre-échange avec les Etats-Unis comme le Parlement français a refusé de le faire. C'est également vrai vis-à-vis de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande malgré l'avancée de la négociation sur l'accord de libre échange avec ces deux pays. 
Le danger serait d'être pris au piège d'un nouvel accord de libre-échange déséquilibré en plus d avoir eu a subir "un échec stratégique". avec le report de la commande de sous-marins. 

N'y-a-t-il pas une continuité réelle entre Joe Biden et Donald Trump ?

Emmanuel Dupuy : Il y a une continuité sur un autre dossier également. A aucun moment les Etats-Unis n'ont remis en cause les accords les plus emblématiques de la présidence de Trump. On pense aux accords d'Abraham, ou encore le statu quo sur la reconnaissance de la "marocanité" du Sahara. Il en va de même en ce qui concerne les négociations avec l'Iran.
Tout cela se fait bien-sûr dans la continuité la plus importante qui vise la Chine : les Etats-Unis veulent que la "parité stratégique" à laquelle aspirent les Chinois ne se fasse pas à leurs dépens, et cela quoi qu'il en coûte. C'est là que réside le hiatus entre les différentes diplomaties locales et la perception stratégique américaine. Si pour contenir la Chine, cela se fait aux dépens des partenaires européens, cela se fera aussi aux dépens des Européens. Ce que visent les Américains, ce sont des alliés alignés avec leurs agendas de containment de la Chine, c'est le cas de l'Australie, du Japon, du Royaume-Uni et de l' Inde réunis dans le cadre du dialogue quadrilatéral (QUAD).

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Pour les alliés européens des Etats-Unis, on pense à la France et l'Allemagne, est-ce qu'il faut se faire à l'idée que les Etats-Unis ne seront jamais de retour en Europe ?

Emmanuel Dupuy : Je pense que la question doit se faire au regard de l'engagement des soldats américains : 65 000 en Europe (34 000 en Allemagne, 12 000 en Italie, 9 000 en Grande-Bretagne) contre 87 000 en Asie (54 000 au Japon, 26 000 en Corée du Sud et 1 000 en Australie) et 190 000 dans le monde (110 pays). L'investissement américain est beaucoup plus important en Asie qu'il ne l'est en Europe. Cet équilibre convient parfaitement aux Américains et il va probablement être conforté par l'agenda australien. Les craintes en Australie renforcent cela : 42% des Australiens jugent possible voire probable que la Chine attaque leur pays. Ce qui est pour l'instant peu probable de mon point de vue. Mais ces craintes sont également renforcées par l'Inde qui cherche aussi à contrer l'influence chinoise dans son voisinage (Asie centrale et zone indo-pacifique). La Chine pousse ses pions dans un rapprochement inédit, oriental : on l'a ainsi vu à travers l'intégration de l'Iran dans l’Organisation de coopération de Shanghai, il y a quelques jours lors du sommet de Douchanbé. Il est en train de se créer un conglomérat oriental avec un agenda concurrent de celui des Etats-Unis. C'est face à ce risque et après l'échec afghan que les Etats-Unis souhaitent se repositionner dans la zone Asie pacifique.
Ce repositionnement ne se fait pas sans heurts. Par exemple, la Nouvelle-Zélande et sa Première ministre Jacinda Ardern goûte très peu que la prolifération nucléaire reprenne dans la région. Joe Biden a été très clair avec Scott Morrison : en ayant privilégié les huit sous-marins américains à propulsion nucléaire plutôt que les douze sous-marins français à propulsion diesel, il remet en cause non seulement les accords de non-prolifération -  mais également le traité de Rarotonga de 1985 au sujet de l'exemption d'arme de destruction dans la zone du Pacifique sud. Les Américains sont ainsi pris à leur propre piège une nouvelle fois : ils invitent les Européens à lutter contre la prolifération nucléaire lorsque cela concerne l'Iran, mais ils œuvrent en même temps à un déséquilibre stratégique en donnant à l'Australie une capacité de propulsion nucléaire, et en réintroduisant une course à l'armement dans la région indo-pacifique. La Corée du Nord, la Chine, et l'Iran ont pu ainsi dénoncer aisément, le fait qu'avec cette décision, l'équilibre des puissances est en train de rebasculer vers cette course effrénée à l'armement. Les Etats-Unis sont en vérité particulièrement inquiets depuis l'été dernier du fait qu'il y a désormais plus de navires militaires qu'il n'y en a d'américains (350 navires militaires chinois pour 293 navires américains).

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De plus, les Etats-Unis comprennent que c'est en mettant en avant le danger que constitue la Chine que l'on peut nouer des partenariats solides. De ce point de vue, l'isolement de la France est particulièrement singulier, non pas que le pays ait un grief particulier face à la Chine, mais le rapport de l'IRSEM, sorti ce 20 septembre 2021, mentionne clairement que l'Europe est un peu le "cheval de Troie" de la stratégie d'influence chinoise. C'est notamment le cas, en Nouvelle-Calédonie, avec le soutien de la Chine à des mouvements indépendantistes est patent, avec des velléités évidente de récupération des matières premières que recèle l'île, notamment le nickel. Ces faits pourraient conforter évidemment l'idée que nous sommes bien un partenaire stratégique dans la région pacifique, ou demeurent 1,6 millions de français et qui correspond à trois quart des 11,5 millions de kilomètres carrés de notre zone économique exclusive (ZEE). C'est donc bel et bien une occasion ratée de la part des Etats-Unis de nous avoir mis hors-jeu sans aucune forme de concertation.

Que peuvent attendre les Français et les Européens des Etats-Unis ?

Emmanuel Dupuy : Il n'y a pas d'agenda commun. A force d'inciter l'Union européenne à prendre son "autonomie stratégique", il faut prendre au sérieux les Etats-Unis et poser la question, par exemple, de la légitimité de l'Alliance Atlantique. 80% du financement de l'OTAN est, en effet, financé par les Etats-Unis, l'Islande, la Norvège et le Canada. En parallèle, il faut tenir compte de a l'hypertrophie des dépenses militaires américaines : 613 milliards d'euros contre 186 milliards d'euros pour les 27 pays de l'Union européenne. Cela signifie aussi que les Etats-Unis assurent à eux seuls près de 40% des dépenses militaires mondiales. Il y a ainsi  une obligation d'un rééquilibrage urgent si nous ne souhaitons pas que l'Union européenne ne soit le pion ou ne se contente d'être que le théâtre de confrontations, soit avec la Russie ou avec la Chine.

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