Kafka, Courteline, Cannabis : aux États-Unis, l'enfer d'une légalisation chaotique<!-- --> | Atlantico.fr
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La légalisation du cannabis aux Etats-Unis a eu des effets dévastateurs.
La légalisation du cannabis aux Etats-Unis a eu des effets dévastateurs.
©GUILLEM SARTORIO / AFP

Aubaine pour le crime organisé

Le marché illégal du cannabis aux Etats-Uns, que la légalisation rêvait d'anéantir, a décuplé et offre désormais au milieu criminel de nouvelles opportunités pour le trafic de stupéfiants.

Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

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Un enfer bienséant, pavé de si bonnes intentions... Et un inextricable bazar, près duquel la fa­meuse boîte de Pandore fait figure de paquet-cadeau. D'usage incapables de résister à l'assaut d'un lobby, les États-Unis libéralisent l'usage du cannabis. De gré ? De force ? Cocteau disait : "Puisque ces événements nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs". De fait, à di­vers stade ("Médical"... récréatif...), 41 des 50 États américains ont en cours un tel pro­cessus. Comment cela évolue-t-il ? fort mal.

D'abord, Washington refuse à ce jour de légaliser tout stupéfiant : ce qui relève du fédéral - prêts bancaires, cartes de crédit - est interdit aux boutiques vendant une drogue ... légale dans huit États sur dix. Ainsi, les États-Unis, phare libéral mondial, initient-ils l'aventure loufoque de gérer au millimètre un marché... interdit à l'échelle nationale ; contrôler au gramme près ce qu'on peut faire pousser et comment ; engrais ou pesticides licites ; fermes agréées, sous quelles conditions. Et Washington taxe lourdement un produit... dont il rejette l'existence. Or comme les lois fédérales excluent toute substance illicite, les boutiques de can­nabis légal ven­dent tout en espèces (bonjour les braquages...) et ne peuvent déduire leurs frais ou dépenses de leur imposition, qui ainsi grimpe ... jusqu'à 80% du chiffre d'affaires !

Pire : le total interdit (fédéral) d'exporter le cannabis récolté, d'un État à l'autre. L'Oklahoma et la Californie produisent dix fois plus de cannabis qu'elles n'en usent ; la ville de New York fume ± 70 tonnes de hasch par an, mais en cultive peu : entre eux, tout export est interdit ! Seule so­lution, la contrebande.

Résultat, disent les commissions officielles, le marché illégal du cannabis, que la légalisation rêvait d'anéantir, décuple de taille, offrant désormais au milieu criminel cent facilités nouvelles de trafic. Bureaucraties tatillonnes sans moyens de contrôle... sociétés fantômes... hommes de paille... contrôle indirect du crime organisé... En peu d'années, tout cela génère une forte con­trebande intérieure. Parmi les pires nœuds au cerveau que se fait aujourd'hui Washington : comment régler le problème massif du cannabis "légal", mais vendu "illégalement" ?

Eh oui, on en est là.

Complique encore l'affaire, l'usage bien ancré outre-Atlantique d'effacer les problèmes par l'"ingénierie sociale". Décodeur : remplacer les mots qui fâchent par d'autres, innocents. La mafia, mais non, dites "mob" ; Un cercueil ("coffin") : affreux, mettez "casket" (coffret) à la place ; "gambling" (jeux d'argent) à Las Vegas ? Horreur, parlez de "gaming" (comme les jeux des enfants) : tout va bien. Ainsi, les boutiques de cannabis, pures et simples fumeries, devien­nent-elles d'aimables "dispensaires". Multiplier ces ripolinages sémantiques étant bien sûr l'idéal moyen pour que nul, en fin du compte, n'y comprenne plus rien.

S'ajoute à cela la bienséance politique, faisant de bonnes intentions initiales un ingérable ba­zar : visite démonstrative à New York. D'origine, guerre de Sécession ou pas, les États-Unis ont toujours maltraité leur population noire ; la police de New York (NYPD) a ainsi arrêté (1980-2020) environ un million d'individus pour usage/trafic de drogue (du cannabis, surtout). Or - à toxicomanie analogue dans les diverses races - 94% de ces arrestations visaient des quartiers noirs ! D'où - acte de justice économique et sociale - l'attribution de la majorité des "dispen­saires" de drogue légale aux minorités réprimées et aux femmes. Entre en jeu en 2021, dans l'État de New York, un "Office of cannabis management" (OCM) et son programme phare "Con­ditional Adult Use Retail Dispensary", CAURD. Satisfaction générale ? Non : d'autres minorités, anciens combattants... fermiers en faillite... s'estiment lésés et attaquent OCM-CAURD en jus­tice. Résultat : la machine se bloque et sa bureaucratie, tout autant. D'ailleurs, comment de pauvres gens pourraient-ils ouvrir des "dispensaires", sans le sou ? 200 millions de dollars de prêts sont prévus par l'État en théorie : concrètement, rien n'arrive. Et la seule de­mande d'at­tribution coûte déjà 2 000 dollars, non remboursables.

D'où, de riches bourgeois peuvent seuls lancer ces boutiques, dont les frais d'ouverture peu­vent dépasser le million de dollars. Résultat : à New York (janvier 2023) un "dispensaire" lé­gal... et 1 400 illicites : le milieu criminel a tout l'argent nécessaire et sait intimider la concur­rence. Sur 160 pâtés de maison ("Blocs") de Manhattan, 65 boutiques illégales vendent un can­nabis qui l'est tout autant. Et la justice raciale ? À Chicago, seuls 1% des "dispensaires" appar­tiennent à des Noirs ; à New York, sans doute pas mieux.

À New York, chercher "weed stores" sur internet renvoie à 100% de boutiques illégales. L'une d'elles, pleine d'humour, s'est baptisée "Prohibition" ; certaines "épiceries" vendant la drogue illégale acceptent en paiement... des tickets-restaurant. Devant une concurrence sans règles ni limites, les "dispensaires" légaux titubent déjà au bord de la faillite. L'anarchie règne, la ville et l'État de New York se renvoient la patate chaude.

"L'enfer est pavé de bonnes intentions" : même pour les "progressistes" américains.

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