"Je vous ai compris" : suprême habileté du général De Gaulle ou mensonge fondateur ?<!-- --> | Atlantico.fr
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« Mensonges d'Etat : Une autre histoire de la Ve République » est publié sous la direction d’Yvonnick Denoël et de Renaud Meltz chez Nouveau Monde éditions.
« Mensonges d'Etat : Une autre histoire de la Ve République » est publié sous la direction d’Yvonnick Denoël et de Renaud Meltz chez Nouveau Monde éditions.
©AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage collectif « Mensonges d'Etat : Une autre histoire de la Ve République » est publié sous la direction d’Yvonnick Denoël et de Renaud Meltz chez Nouveau Monde éditions. Le mensonge d'État ne créé pas seulement la défiance : il empêche un pays d’être véritablement libre, en ne lui permettant pas de se gouverner en toute connaissance de cause. Extrait 2/2.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Le 4 juin 1958, depuis le balcon du gouvernement général à Alger, le général de Gaulle, investi six jours plus tôt président du Conseil de la IVe République par le président René Coty, au terme d’une crise politique de plusieurs semaines, lance aux Algérois rassemblés par dizaines de milliers sur la place du Forum: «Je vous ai compris!» Ainsi commence son premier discours public en Algérie en tant que chef du gouvernement, sans que l’on sache très bien s’il a voulu calmer la foule chauffée à blanc par les orateurs précédents, afin de pouvoir s’exprimer, ou si la parole, préméditée, avait une signification politique.

Les Algérois et les militaires présents sur place retiennent spontanément le message politique: après quatre ans de guerre, de gros soupçons d’atermoiement ou de faiblesse pèsent sur les chefs de la IVe République. Pierre Pflimlin, investi du 14 au 28 mai à la présidence du Conseil, quittée faute de toute possibilité d’action, est soupçonné par les activistes d’Alger de vouloir discuter avec le FLN, ce qui est pour eux une véritable trahison. De Gaulle se tient donc aux côtés du peuple français d’Alger et de l’armée. Tel est le message reçu.

Deux jours plus tard, à Mostaganem, près d’Oran, le général lance devant une autre foule en liesse: «Vive l’Algérie française!» Pour les Européens d’Algérie et pour la plupart des officiers français d’Algérie, si l’armée a rappelé de Gaulle depuis Alger lors de la journée du 13mai 1958, c’est pour sauver l’Algérie française. Le général Salan – patron de l’armée et gouverneur général de fait depuis le départ de Robert Lacoste le 10 mai – l’a même fait acclamer depuis ce même balcon du gouvernement général le 15 mai: «Vive de Gaulle!» De Gaulle sera le sauveur de l’Algérie française.

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Plus dure fut la chute. Le 24 janvier 1960, quatre mois après l’annonce par de Gaulle de l’autodétermination en Algérie, la semaine des barricades commence par un bain de sang entre Français dans les rues d’Alger. Des soldats français tirent sur des Algérois, tuant 14 gardes mobiles et 6 civils. Pour les Français d’Algérie et pour le commandement militaire, c’est le prélude à l’effondrement de l’Algérie française. Il devait durer encore trente mois.

Avec le recul, l’apostrophe «Je vous ai compris» lancée à Alger sonne comme un énorme mensonge aux yeux des partisans de l’Algérie française: ce serait même l’archétype du «mensonge d’État». Pour les pieds-noirs comme pour la majorité des officiers français engagés en Algérie, c’est le mensonge fondateur du gaullisme algérien. Le 4 juin aurait été la journée des dupes: l’homme appelé pour sauver l’Algérie française et gagner la guerre a livré le pays à ses pires ennemis, le Front de libération nationale, auquel il a fini par tout céder. Pour certains thuriféraires de De Gaulle, ce maître de la politique aurait au contraire fait preuve d’un véritable machiavélisme pour consolider son pouvoir, dans l’objectif de libérer à terme la France du boulet algérien qui l’entraînait vers les abîmes de la vie internationale. Pour d’autres, de Gaulle demeurait en 1958 dans l’expectative, et il se contentait de remercier ceux qui l’avaient fait revenir au pouvoir, étant d’accord avec eux sur l’impuissance de cette «République des partis» tant décriée. Alors, habileté ou mensonge fondateur?

Si le mystère demeure, c’est que de Gaulle ne s’est pas exprimé à ce sujet, et que les tentatives d’interprétation sont contradictoires. Toutefois, la relecture attentive des déclarations antérieures de l’homme du 18 Juin, qu’elles soient privées ou publiques, rapportées ou consignées, indique que de Gaulle était dès ce moment fermement décidé à abandonner le cadeau empoisonné de la IIe République. Ce travail a été soigneusement réalisé par François Kersaudy dans Le monde selon de Gaulle: la démonstration emporte l’adhésion.

L’Algérie française départementalisée souffrait pour lui de deux vices irrémédiables: l’impuissance des Français d’origine européenne à s’imposer démographiquement comme le peuple dominant de cette étrange province, quand l’Algérie musulmane était engagée dans une vigoureuse croissance démographique; et l’incapacité de la République à honorer ses promesses d’assimilation en intégrant ses 9 millions de musulmans à la citoyenneté française.

Dans son discours du Forum, de Gaulle détruit d’emblée le cadre de l’Algérie coloniale, qu’il appela plus tard «l’Algérie de papa ». Quelques lignes après son ouverture, il décrète en effet que désormais, «il n’y a plus [en Algérie] qu’une catégorie d’habitants […], des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs». L’annonce est révolutionnaire. En une phrase, il impose ce qui fut le cauchemar de plusieurs générations d’Européens d’Algérie, l’égalité politique avec les musulmans. Depuis le Second Empire, la minorité européenne, au demeurant très républicaine, refusait l’égalité juridique et politique aux musulmans pour échapper à la submersion politique, étant entendu que les plus nombreux imposeraient leurs élus et leur commandement. Et de Gaulle va plus loin, en annonçant, dans le cadre constitutionnel à venir, la suppression des collèges électoraux en Algérie, et une juste représentation des départements d’Algérie au Parlement français.

Tout à leurs espoirs de sauvegarde de l’Algérie de leur enfance, les Français d’Algérie qui acclament de Gaulle dans la joie du Forum n’ont pas réalisé le programme d’égalité qu’il vient d’annoncer. D’autant plus que quelques phrases plus loin, à ces auditeurs dont la plupart honnissent le FLN redouté, il déclare qu’il espère que participeront à ces élections à venir « ceux qui ont cru devoir mener sur ce sol un combat dont je reconnais, moi, qu’il est courageux…». En d’autres termes, de Gaulle tend la main à la fraction du peuple algérien en armes, dont il dit reconnaître le courage – ce qui n’est pas un vain mot dans la bouche du vieux soldat et chef de guerre –, et lui propose de remporter la bataille du nombre dans les urnes plutôt que par les armes.

Ont-ils bien réalisé ce que leur annonce de Gaulle, ces habitants d’Alger qui l’applaudissent à tout rompre après un «Vive la République, vive la France!» final? Deux hypothèses sont à discuter sur les vœux secrets de De Gaulle. En imposant l’égalité en Algérie, estime-t-il que les musulmans s’en contenteront – isolant les durs du FLN –, au risque de faire prendre conscience à ces Français d’Algérie que le temps est venu de laisser les Algériens diriger leur terre? Ou bien sait-il que le FLN ne capitulera pas, ce qui justifiera la poursuite de la guerre mais aussi l’impasse politique, de sorte que ce sont les Français qui tireront eux-mêmes la conclusion qui s’imposera ; étant entendu que la France républicaine membre de l’Alliance atlantique ne peut pas instaurer un régime d’oppression?

Y a-t-il lieu de penser que ce qui a été compris comme un mensonge fondateur est en réalité une habileté de haut vol, qui consiste à donner satisfaction aux deux forces en présence (l’Algérie française vs l’égalité), dès lors que leurs attentes réelles sont incompatibles?

Pierre Vermeren

Extrait de l’ouvrage collectif, « Mensonges d'Etat : Une autre histoire de la Ve République », publié sous la direction d’Yvonnick Denoël et de Renaud Meltz chez Nouveau Monde éditions

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