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Ingérences russes dans les démocraties occidentales : l’Europe a-t-elle vraiment plus à craindre que ce qu’elle a connu avec les Etats-Unis depuis 70 ans…?
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Mémoire courte

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que se soit militairement, économiquement, ou politiquement, les Etats-Unis ont toujours exercé une forte influence en Europe.

Frank Puget

Frank Puget

Frank Puget est directeur général de KER-MEUR S.A (Suisse), société d'intelligence économique, cyber sécurité et formation.

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Atlantico : Ingérences russes dans l'élection américaine, dans le Brexit, peut-être dans l'élection française à venir, etc., l'Occident, et les Etats-Unis tout particulièrement, n'ont de cesse de dénoncer les éventuelles pratiques du Kremlin ces derniers temps. Tout aussi inquiétantes que puissent être de telles façon d'agir, n'est-il pas un peu gros de voir la Maison Blanche s'offusquer de telles situations ? Quel a pu être, par exemple, le rôle des Etats-Unis dans la construction de l'Union européenne, notamment à travers l'action de la CIA ?

Frank Puget : La politique hégémonique américaine ne doit pas étonner. Elle n’est un secret pour personne depuis la fin du second conflit mondial. Selon le concept "America first", les Etats-Unis devaient assumer leur rôle de première puissance mondiale. En premier lieu, il convenait de contenir l’Union soviétique, militairement, mais également économiquement. Le plan Marshall, mis en œuvre au profit des Etats européens, a permis la reconstruction et de renouer certaines coopérations en Europe depuis l’échec de la conférence de Londres en 1933. Mais surtout, les Etats européens ont naturellement constitué ce qu’on appelait au Moyen Âge les marches (Etat tampon) de l’Amérique contre la Russie. L’échec de la Communauté européenne de Défense a certainement déçu les Etats-Unis, mais d’un autre côté, a conforté la vassalisation de la défense européenne à la puissance américaine.

De même, la création de l’Union européenne a immédiatement été exploitée par les Etats-Unis qui maintiennent une influence forte et étroite sur nos institutions. La fin de l’Empire soviétique n’a rien changé. De militaire, ce qui depuis des décennies profite au puissant lobby militaro-industriel étatsunien, les efforts de contrôle se sont déplacés sur le terrain de l’économie et de la politique. A cet égard et pour répondre à vos interrogations, je ne crois pas que la CIA ait joué un rôle majeur dans la mise sous influence du monde politique européen et des institutions. Les grandes puissances financières et industrielles s’en sont chargées très efficacement. La CIA a perdu son rôle majeur avec Carter et s’est vue condamnée sans ambiguïté par Bush père. Son échec patent dans la Guerre froide et son manque de vision de l’état réel de la puissance soviétique l’a définitivement discréditée au moment de l’écroulement du mur de Berlin en 1989. Il est vrai que rares sont ceux qui avaient senti cette fracture historique.

Ceci étant dit, la Russie reste un des challengers majeurs des Etats-Unis, avec la Chine notamment. Pour conserver leur suprématie partiellement battue en brèche depuis 2005, les Américains utilisent une stratégie de confinement politique et de pression économique. Leurs principaux cabinets de lobbying sont présents à Bruxelles et dictent pratiquement aux représentants européens les normes et les orientations politiques à adopter. Bien entendu, la tentative du Tafta dernièrement en est un exemple parlant, au profit de l’économie, et donc de l’influence américaine.

Que les USA crient à l’ingérence russe n’est pas étonnant. C’est certes hypocrite, mais de bonne guerre aussi bien en matière de politique intérieure comme extérieure, et justifie à leurs yeux leur positionnement en Syrie par exemple. L’autre aspect de ce jeu de rôle est la rivalité entre deux camps aux intérêts et à l’idéologie opposée, chacun étant soutenu, l’un par le FBI l’autre par la CIA. Il y a donc une guerre intérieure dans laquelle chacun tente de se placer en position de négocier une place influente pour les prochaines années.

Comment les Etats-Unis ont-ils été amenés à défendre leurs intérêts au détriment de l'Europe, tant sur les plans politique, militaire qu'économique ? Qui sont les acteurs les plus actifs dans ce domaine (CIA, FBI, etc) et comment collaborent-ils entre eux ?

La puissance américaine s’est révélée historiquement à l’issue de la Première Guerre mondiale. L’issue que l’on connaît de ce conflit a redistribué les cartes géographiques, mais également celles de l’accès aux matières premières stratégiques au premier rang desquelles le pétrole. Avec le pétrole est née la civilisation industrielle qui, pour croître, a un besoin permanent de marchés. Les Américains étaient indiscutablement en avance et se sont naturellement positionnés sur un axe industriel et financier.

A cette époque, l’Europe représentait un rival potentiel mais le marché interne des Etats Unis permettait encore une vision presque autarcique. Après 1945, ce n’était plus possible d’autant que les Etats-Unis étaient présents sur des fronts multiples d'un point de vue militaire (Corée, Amérique latine, Cuba, Urss, etc.). Il leur fallait aussi sécuriser leurs approvisionnements en pétrole au Moyen-Orient, surtout après la crise de 1974. L’Europe devait donc rester sous influence. Suffisamment autonome et économiquement forte pour représenter un marché et une zone tampon avec l’Union soviétique, mais pas un bloc homogène pouvant devenir un rival menaçant. Dès lors, on comprend mieux pourquoi tous les efforts de création d’une Europe fédérale échouent, torpillés avant même d’avoir pu démarrer. Et même lorsque des initiatives surgissent et tendent à créer un rapprochement (France-Allemagne dans les années 1990-2000, notamment dans le secteur de la défense), on remarque que les Européens se trouvent quelquefois complaisamment d’ailleurs, embarqués dans une aventure qui disloque le travail accompli (Irak, ex-Yougoslavie, Lybie …).

Le FBI comme la CIA, s’ils collaborent peu entre eux, restent des instruments de puissance. La CIA, via son fond d’investissement INQTEL par exemple, s’attaque aux entreprises à forte valeur ajoutée (Alcatel, Alstom pour ne citer que les derniers). Le FBI agit dans le cadre des lois extraterritoriales (Sarbane & Oxley) et sur fond de corruption, sanctionne, via la Justice américaine, les entreprises rivales (hier PSA en Iran, aujourd’hui BNP…). Alors qu’ils ne font pas mieux, sinon pire.

Les Américains ont posé le socle d’une politique extérieure qui défend leurs intérêts. Ils sont nos alliés militaires, mais nos adversaires politiques et nos concurrents économiques. Ne l’oublions pas.

La situation actuelle en Turquie et sa relation à l'Europe semble illustrer une certaine complaisance de nos dirigeants à l'égard de cette ingérence étasunienne. Quelles sont pourtant les réponses que nous pourrions et devrions apporter ?

Oui, la complaisance d’une partie de nos dirigeants est réelle. J’ose prétendre que pour certains, elle est liée à des intérêts très personnels. Pour d’autres, ils ont été gagnés à une vision "mondialiste" impliquant un abandon des cultures et des frontières pour une pseudo-amélioration des conditions de vie de l’humanité. C’est d’une grande naïveté, car cette soi-disant vision humaniste s’écrit en termes de marchés et je ne suis pas certain qu’elle apporte une meilleure condition aux populations.

Le risque vient que les personnes exerçant le pouvoir en Europe, et qui sont acquises à ces thèses, ne sont pas en phase avec la réalité du quotidien. Quand on voit des supporters de clubs de foot s’étriper à la fin des matches, je ne peux pas admettre la théorie de l’abolition des frontières et des cultures. L’Homme a besoin de ses repères; le déstructurer est faire le lit des crises futures.

Il faut donc que l’Europe, ou les pays européens à défaut d’une puissance fédérale, se reprennent sur la base de leur Histoire. Il devient impératif de se doter d’outils législatifs et judiciaires capables de rivaliser avec ceux des Etats Unis aujourd’hui et peut-être, demain, avec d’autres blocs comme la Chine et la Russie. L’Europe doit redevenir un challenger à part entière. Il nous faut certainement repenser, ou refonder comme on voudra, notre modèle actuel. Nous avons nos valeurs, notre culture, notre Histoire. Elles ne sont ni meilleures ni pires que celles des autres, mais ce sont les nôtres. Puisque l’heure est au Brexit, je puiserai ma conclusion chez un Anglais illustre, Churchill : "Right or wrong, my country !" ("Bon ou mauvais, c'est mon pays!") disait-il. Alors n’ayons pas peur, ni des mots, ni de l’Histoire ; l’Europe c’est chez nous, c’est nous, c’est à nous de la faire.

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