Influence planétaire : le woke n’a pas de frontières<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Le woke voyage sans passeport et il a déjà franchi nos frontières.
Le woke voyage sans passeport et il a déjà franchi nos frontières.
©Josep LAGO / AFP

Bonnes feuilles

Anne Toulouse a publié « Wokisme : La France sera-t-elle contaminée ? » aux éditions du Rocher. Journaliste franco-américaine, Anne Toulouse porte un regard unique sur un phénomène qu'elle observe depuis plus de vingt ans aux États-Unis et qu'elle a vu avec perplexité contaminer la France. Extrait 2/2.

Anne Toulouse

Anne Toulouse

Anne Toulouse est une journaliste franco-américaine. Auteur de deux livres sur Donald Trump, elle « l'étudie » depuis huit ans, et partage actuellement son temps entre Arlington, en Virginie, et Paris. Son dernier livre s'intitule L'art de "trumper" : ou comment la politique de Donald Trump a contaminé le monde (Ed. du Rocher, 2024). Elle a également publié un essai sur le wokisme en 2022 aux éditions du Rocher.

Voir la bio »

Dans une tribune publiée par Bloomberg, Tyler Cowen, professeur d’économie à l’université George Mason (située à Fairfax dans le nord de la Virginie), écrit : « Le wokisme est une idée qui peut être virtuellement adaptée à n’importe quel pays : identifiez une forme d’oppression majeure dans une région ou une nation, sensibilisez l’opinion, ajoutez quelques fleurs de rhétorique, livrez-vous à une purge contre les coupables (et quelques innocents), et voilà vous avez un autre mouvement woke. » Dans son analyse, Tyler Cowen explique que par nature les pays anglo-saxons sont plus sensibles à la pensée woke et ajoute que cela ne ferait pas de mal à la France d’en prendre une dose. C’est l’éternelle chamaillerie entre deux mondes, dont l’un – les Anglo-Saxons – considère l’assimilation comme une horreur et notre féminisme décontracté comme une régression. Ils ne se donnent pas la peine de replacer dans leur contexte les spécificités galliques, ce qui est au fond une attitude un peu woke. Les Français d’ailleurs le leur rendent bien en attribuant les méfaits du woke à une distorsion de la culture américaine.

De toute façon le woke voyage sans passeport et il a déjà franchi nos frontières, puisqu’on ne parle que de lui.

Le 13 octobre 2021, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a officiellement engagé la lutte en créant un Observatoire républicain pour lutter contre le woke et la cancel culture. La France a résisté au déboulonnage des statues et à la révision de son histoire. Mais la circulation des idées ne se décrète pas, la question est de savoir où et comment elles trouvent un terrain fertile.

En rejetant en bloc le woke, on devient woke soi-même. Pour paraphraser ce qu’avait dit Laurent Fabius de l’extrême droite : « L’extrême-droite donne de fausses réponses à de vraies questions. » C’est tout le problème du woke : il est pavé de bonnes intentions. C’est ce qui a fait son succès chez les Américains qui ont un désir fondamental de bien faire : « to do the right thing », c’est sur la définition fluctuante de ce qui est right (bien) que se sont toujours greffées les dérives de la société. Pour Meredith Clark, professeur de communication à l’université de Virginie, « la cancel culture s’engouffre dans sa propre obsession de la pureté de la personne ou des idées et si ces personnes ou ces idées ne cadrent pas avec un ensemble de valeurs, elles sont par essence à éliminer ». Car ce grand pays n’ayant ni le sens de la mesure ni celui de la nuance, le pendule part toujours très loin et s’arrête rarement au milieu. Contrairement aux Français, que l’étude de la philosophie tente, avec plus ou moins de succès, de former au raisonnement « oui, non… peut-être », les Américains fonctionnent dans un système binaire. D’ailleurs, même leur équivalent du baccalauréat, le SAT, qui sanctionne la fin des études secondaires, se fait sous la forme de choix multiples à partir de réponses toutes faites, comme un quizz. Ce n’est pas sans raison que c’est là qu’ont été conçus les ordinateurs et les réseaux sociaux. Mais quand on voit le succès planétaire de ces deux inventions, on se demande si le contenu ne va pas suivre la même voie que les supports.

Puisque le woke est inévitable (pour l’instant), il faut se préoccuper de ses conséquences. Jusqu’à quel point est-il corrosif? La meilleure façon de le mesurer est de regarder du côté des États-Unis, qui ont quelques longueurs d’avance.

On peut considérer la société américaine sous deux angles. D’un côté elle fonctionne, dans sa façon de négocier la crise du COVID, où elle fait preuve de sa traditionnelle capacité d’adaptation et de son esprit d’entreprise. Les problèmes du moment sont comme partout ailleurs la santé de la population, le coût de la vie, l’éducation des enfants et la sécurité des frontières. Mais d’un autre côté, le malaise introduit par le woke est toujours présent en arrière-plan, car il mine l’un des fondamentaux de la société, c’est-à-dire la confiance dans les institutions du pays.

L’un des principes sur lesquels s’appuie le woke est le « politiquement correct », l’expression en elle-même dit bien ce qu’elle veut dire : « politiquement » n’est pas la même chose que « moralement » et « correct » n’est pas identique à « juste ». Cette association implique que l’on respecte les règles du moment. Ces règles ne sont pas celles qui sont énoncées par la Constitution ou validées par les lois du pays, mais celles qui émanent de l’opinion publique. Il y a dans l’arsenal juridique américain ou français, comme dans celui de toutes les démocraties, des lois pour punir les abus de pouvoir, les discriminations, les insultes ou la diffamation. Mais dans le cas présent, l’exercice de la justice est mis entre les mains du public, avec l’énorme caisse de résonance que sont les réseaux sociaux. Exit la présomption d’innocence, les preuves et les circonstances atténuantes. La cancel culture va encore plus loin puisqu’elle inflige l’une des sanctions les plus primitives des sociétés humaines : l’isolement d’un individu, qui est chassé de la tribu pour finir dans un désert symbolique.

Le woke et ses corollaires engendrent une émotion également primitive, la peur. Et la peur est dangereuse, car elle pousse ceux qui en sont victimes à des comportements extrêmes. On le voit dans le fonctionnement du gouvernement américain qui, pris en otage par ses factions et celles de son opposition, n’arrive plus à négocier des dossiers aussi cruciaux et pratiques que la dette nationale. Il faut, pour respecter les règles d’une société fracturée, déployer une énergie considérable. Chaque problème est éclaté en fonction des conséquences qu’il aura sur les différentes composantes de la population, ce qui multiplie ou divise les solutions possibles. Par exemple le réseau d’autoroutes, notoirement vétuste, des États-Unis a été de surcroît décrété « raciste » (sic) par le ministre des Transports. Dans l’application de la loi sur la réforme des infrastructures qui vient d’être votée, il y aura une laborieuse prise en compte du parcours des voies de circulation pour s’assurer qu’elles desservent équitablement les minorités, ce qui, dans une population traditionnellement mobile, n’est pas une petite affaire. Comme on l’a vu lors des deux dernières élections présidentielles américaines, le woke par son effet, ou par son effet contraire, est une force d’influence. Cette influence s’est amplifiée lors des derniers scrutins locaux.

Le woke s’est greffé sur un courant qui est naturel pour les pays anglo-saxons, le communautarisme. En France il navigue à contre-courant et met au défi deux des piliers de ses institutions : l’assimilation et la laïcité, ce qui est potentiellement déstabilisant. La France a déjà perçu les revendications profondes du mouvement, comme la reconnaissance de son passé colonial et la marginalisation de certaines franges de sa population. Mais elle est plus résistante à ses excès. D’abord parce qu’elle peut encore se permettre de les dénoncer, ce qui est devenu périlleux aux États-Unis. Ensuite parce qu’elle possède une défense à travers son sens de la dérision, le ridicule y tue plus facilement qu’ailleurs. La presse française s’est moquée du woke comme on n’oserait pas le faire aux États-Unis, où la critique devient tout de suite acerbe. Mais le woke touche également un phénomène qui affecte autant l’Europe que les États-Unis : la contestation de l’idée nationale et des institutions qui la représentent. D’un côté on entre en force dans le Capitole, de l’autre on gifle le président. Les relais traditionnels que sont les médias ne sont plus perçus comme un instrument de remise dans le contexte et sont eux aussi pris en otage des revendications sectorielles. C’est le grand règne du « eux contre nous ». Il y a dans tout cela un parfum de régression, vers les tribunaux populaires de la Révolution française, le stalinisme, l’Inquisition ou la chasse aux sorcières, à la notable différence que les victimes ne sont plus guillotinées, brûlées vives ou envoyées au goulag. Tout cela se passe dans les zones les plus prospères de la planète, où l’on a sans doute plus de loisirs pour l’introspection sociale.

A lire aussi : Comment les universitaires sont devenus les nouvelles cibles du mouvement woke

Extrait du livre d’Anne Toulouse, « Wokisme : La France sera-t-elle contaminée ? », publié aux éditions du Rocher

Lien vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !