Inégalités : une hausse continue, vraiment ? Voilà pourquoi les réponses de Thomas Piketty et Gabriel Zucman à leurs critiques ne tiennent pas la route<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Pour Vincent Geloso, "M. Piketty fait ce qu’on nomme en anglais « goalpost shifting ». Une fois critiqué, il a décidé de changer ses propos pour vilipender ceux qui le critiquent".
Pour Vincent Geloso, "M. Piketty fait ce qu’on nomme en anglais « goalpost shifting ». Une fois critiqué, il a décidé de changer ses propos pour vilipender ceux qui le critiquent".
©Jacques DEMARTHON / AFP

Détricotage

Vincent Geloso détricote les affirmations erronées de Thomas Piketty et Gabriel Zucman sur les inégalités.

Vincent Geloso

Vincent Geloso

Vincent Geloso est professeur adjoint d’économie à George Mason University. Auparavant, il était chercheur postdoctoral à la Texas Tech University. Vincent Geloso est titulaire d’un doctorat en histoire économique de la London School of Economics and Political Science et d’une maîtrise en histoire économique du même établissement. Ses articles scientifiques ont été publiés dans Economic Inquiry, Public Choice, Health Policy & Planning, la Revue canadienne d’économie (CJE), Economics & Human Biology, Southern Economic Journal, Research Policy, European Journal of Law & Economics, International Review of Law & Economics et The Journal of Economic History. Il est également l’auteur du livre Du Grand Rattrapage au Déclin Tranquille, sur l’histoire économique du Québec depuis 1900, publié en 2013.

Voir la bio »

Atlantico : Gabriel Zucman met en avant une erreur de méthodologie de la part de ses contradicteurs. Selon lui, Auten et Splinter allouent par erreur une quantité importante et croissante de revenus d'entreprise et de capital non imposé. Auten et Splinter se sont-ils trompés ? Ont-ils fait une erreur de méthodologie ?

Vincent Geloso : C’est une réponse assez malhonnête (voire malicieuse) de la part de M. Zucman. Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut tout d’abord comprendre que les définitions du revenu pour données fiscales et les données des comptes nationaux diffèrent. Les premières données permettent de mesurer la distribution (i.e., le top 1%, 5%, 10% etc.). Le second permet de déterminer la part du revenu total qui va dans les mains de chaque groupe. Cependant, la définition du revenu fiscal inclut et exclut plusieurs choses que le revenu national exclut ou inclut. À tout cela s’ajoute le problème de la sous-déclaration des revenus fiscaux. Il faut donc harmoniser et corriger. Le débat se situe sur le comment.

Commençons par les sous-déclarations. Le problème c’est que M. Zucman et ses acolytes font des décisions étranges qui sont souvent basées sur des hypothèses farfelues voire burlesques. Par exemple, ils allouent arbitrairement 50% des sous-déclarations au top 1% alors que les données d’audit montrent que la proportion devrait être de 16%. En plus, comme je démontre dans un article avec Phillip Magness, l’extrapolation de cette décision crée des implications en dissonance avec les données historiques. L’approche de Zucman suggère que les sous-déclarations augmentaient quand les impôts diminuaient, qu’elles augmentaient quand l’application des lois fiscales (via les retenues à la source introduites en 1943) était renforcée, qu’elles diminuaient quand les impôts étaient élevés entre 1960 et 1980 et qu’elles augmentaient ensuite quand les impôts baissaient. À moins que les contribuables étaient des schizophrènes consommant des drogues hallucinogènes, ces résultats ne font aucun sens. Cette absence de cohérence suggère que les choix de M. Zucman sont simplement mal-fondés. En fait, on sait que c’est une erreur parce que la stratégie qu’il a utilisée est celle que le Bureau of Economic Analysis (BEA) dit de ne pas utiliser. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il se fait attraper à faire des folies avec les données – il s’était fait attraper lors de la publication de son livre avec Emmanuel Saez. 

Quant à l’harmonisation, il faut comprendre que les lois fiscales américaines ont longtemps encourager les gens à organiser leurs revenus selon l’identité légale (i.e., personnes v. sociétés) qui minimise les obligations fiscales (ce qu’on appelle « income-shifting »). Dans les années 1980, il y’a eu une réforme fiscale importante qui a incité les gens à déplacer leurs déclarations d’une manière qui cause une augmentation artificielle des inégalités. C’est ce que Auten et Splinter essaient – parmi plusieurs autres choses – de corriger. Ici, c’est difficile de corriger puisqu’il faut faire des hypothèses. Et M. Zucman pourrait s’en sortir en disant que sa méthode est meilleure sans trop avoir à forcer. Le problème, c’est qu’il y a des manières d’évaluer le degré du problème sans avoir à se commettre à des hypothèses particulières. C’est ce que George Mechling, Stephen Miller and Ron Konecny ont fait dans un article dans Review of Political Economyen 2017. Ils ont utilisé le changement relatif des impôts corporatifs et personnels pour estimer l’ampleur du « income-shifting ». En faisant cela, ils ont pu estimer un scénario contrefactuel dans lequel les taux d’impôts ne changeaient pas (i.e., les inégalités sans les changements comptables). Ils ont trouvé que le niveau d’inégalité pré-1986 (i.e., avant la réforme fiscale) était plus élevé que celui démontré par les données de Piketty, Saez et Zucman. Un plancher pré-1986 plus haut implique une augmentation post-1986 moins importante (en proportion) : un résultat parfaitement cohérent avec Auten et Splinter.

Thomas Piketty va plus loin et dénonce le déni de ses contradicteurs face aux inégalités. Selon lui, Auten et Splinter supposent que les revenus d'entreprise et les revenus du capital non imposés sont répartis de manière très équitable. Ce que Piketty qualifie d'invraisemblable compte tenu, selon lui, de l'énorme évasion fiscale au sommet de l'Etat. Cet argument est-il valable ?

M. Piketty fait ce qu’on nomme en anglais « goalpost shifting ». Une fois critiqué, il a décidé de changer ses propos pour vilipender ceux qui le critiquent. Auten et Splinter ne disent pas qu’il n’y a pas d’inégalités, ni même que les inégalités de revenu n’ont pas augmenté. Ils disent que les ampleurs sont différentes et que le minutage des changements de niveaux est différent. C’est tout.

Le problème c’est que M. Piketty voulait pouvoir dire qu’elles augmentent sans cesse, qu’elles ont diminuées lorsque les impôts étaient élevés. Les travaux de Auten, Splinter, moi-même, Phil Magness, Richard Burkhauser, Phil Armour, George Mechling, Ron Konecny, Stephen Miller, Gene Smiley et plusieurs autres rendent impossibles ces affirmations. Plutôt, le portrait qui se dégage est plus nuancé.

Les inégalités ont baissé largement pendant la Grande Dépression à cause du crash boursier. Les hausses d’impôts et la mise en application plus sévère des lois fiscales des années 1940 ont eu des effets modestes. Le nivellement des années 1940-1970 est plus modeste, ce qui minimise l’importance de l’État Providence (accentuant plutôt des réformes comme celle des droits civiques des noirs américains et l’importance de la mobilité géographique des individus et du capital). L’augmentation des années 1980 à 2000 semble être plus modeste et attribuable à des changements majeurs dans l’économie mondiale (i.e., le retour grandissant sur l’éducation, la mondialisation, etc.). Et depuis 2000, elles se sont stabilisées. Il n’y a aucun déni ici, juste des nuances qui s’agencent mieux avec l’histoire économique mondiale.

Gabriel Zucman argumente aussi sur X que toutes les enquêtes montrent une forte hausse de la concentration des richesses depuis les années 80. Qu'en est-il vraiment ?

Nous sommes présentement concentrés sur les inégalités de revenu. Les inégalités de richesse sont un autre débat. Cependant, il faut réaliser que les estimations des secondes se basent largement sur les estimations des premières. Les erreurs dans l’une reflètent celles dans l’autre. Comme j’ai montré dans mon article dans Economic Journal, on peut jeter au complet les estimations de Piketty, Saez et Zucman pré-1960. L’entièreté de leurs estimations sont basées sur une lecture bâclée (voire incompétente) des sources historiques qu’ils utilisent. Ainsi, les critiques qui se transposent facilement sur les estimations des inégalités de richesse impliquent qu’on peut prendre les estimations avec un grain de sel. Malheureusement, la vitesse glaciale du processus de publication scientifique implique qu’il faudra attendre quelques années pour pouvoir obtenir les critiques des estimations des inégalités de richesse. Cependant, je souligne que Phil Magness a déjà commencé ce travail dans un article dans Social Science Quarterly.

Malheureusement, M. Zucman et cie ne veulent pas écouter. Ils font souvent ce « goalpost shifting » dont je parlais, ils attribuent des faux propos à leurs critiques et les présentent comme des « fous ». Cet ensemble d’attitude dénote une absence de bonne foi et je pense que l’espoir de ces derniers c’est que les critiques jettent la serviette par exaspération. Efficace? Probablement! Enfantin? Certainement!

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !