Il était une fois l’argent magique : l’endettement public pénalise la politique monétaire<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Des billets de banque en euro et en dollar.
Des billets de banque en euro et en dollar.
©Philippe HUGUEN / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Marc Daniel publie « Il était une fois… l’argent magique, Conte et mécomptes pour adultes » aux éditions du Cherche-Midi. Dans le monde entier, des alchimistes modernes nous l'assurent : un « argent magique » vient de tomber du ciel. Aussi est-il devenu nécessaire de rappeler au citoyen-contribuable quelques leçons intangibles d'économie, avant de dissiper le mirage : l'annulation pure et simple des dettes publiques n'est ni réaliste, ni souhaitable – ni "rentable" ! Extrait 2/2.

Jean-Marc Daniel

Jean-Marc Daniel

Jean-Marc Daniel est professeur à l'ESCP-Europe, et responsable de l’enseignement de l'économie aux élèves-ingénieurs du Corps des mines. Il est également directeur de la revue Sociétal, la revue de l’Institut de l’entreprise, et auteur de plusieurs ouvrages sur l'économie, en particulier américaine.

Voir la bio »

Avant d’arriver à cette extrémité qu’est la destruction d’une monnaie, la dette publique en perturbe la gestion.

Il est courant d’affirmer que la raréfaction progressive des prêteurs fixe une borne au-delà de laquelle les États ne peuvent plus emprunter. Voilà encore une idée souvent avancée qui n’a pas de sens mais qui conduit malgré tout à s’interroger sur la nocivité de la dette publique. Ceux qui pensent en effet que les États sont contraints par la nécessité de persuader « les marchés » de les financer oublient que, dès lors que la Banque centrale agit en prêteur en dernier ressort, les banques achètent et achèteront sans problème une dette dont elles pourront, si elles le souhaitent, se défaire en la lui revendant. L’idée de cette toute-puissance des marchés repose souvent sur la confusion entre la dette publique et la dette extérieure. Elle ignore les trois niveaux d’« argent magique » dont nous venons de parler et fait peu de cas des pays dont la Banque centrale a préservé son privilège d’émission. Il n’en reste pas moins que l’idée d’une réaction destructrice des marchés à l’accumulation de dette est approximative. Concernant le maître du jeu monétaire que sont les États-Unis, elle est largement obsolète. Toutefois subsiste un constat qui est celui que la dette publique désorganise, en tout temps et en tout lieu, la détermination des taux d’intérêt.

La logique qui sous-tend normalement tout raisonnement économique est une analyse de l’économie principalement en termes de flux qui s’échangent sur un marché, l’un constituant une offre et l’autre une demande. À l’équilibre du marché, l’égalité entre l’offre et la demande est obtenue grâce à un prix. On peut appliquer cette analyse à l’endettement privé. L’offre est l’épargne des ménages d’une part et les crédits bancaires d’autre part. La demande est le besoin des entreprises en actions et en obligations pour financer leurs investissements. L’égalité entre le flux d’épargne et le flux d’investissement est obtenue grâce à ce prix qu’est le taux d’intérêt. Supposons que l’on manque d’épargne et que la volonté d’investir des entreprises réclame une mobilisation supplémentaire de capitaux. Dans ce cas-là, la demande est supérieure à l’offre et le taux d’intérêt monte. Cela a deux conséquences : certaines entreprises ne souhaitent plus investir à un taux désormais plus élevé, la demande baisse ; certains épargnants sont attirés par les taux plus hauts, l’offre augmente. In fine, l’équilibre se fait.

À Lire Aussi

Il était une fois l'argent magique : bonne dette et mauvaise dette

Or, en termes de dette publique, depuis les origines de l’économie politique au travers des écrits de Turgot et de Condorcet, deux économistes renommés du XVIIIe  siècle, il est apparu que ce mécanisme ne s’applique pas. En effet, c’est le stock en tant que tel – la dette – et non pas le flux – le déficit – qui détermine le prix – le taux d’intérêt. Pour Condorcet, les prêteurs s’interrogent quand ils apportent leurs fonds à l’État sur sa capacité à verser tous les ans les intérêts dus. Plus ils pensent que l’État s’apprête à faire banqueroute et plus ils vont réclamer des taux élevés de manière à avoir accumulé le plus possible avant la cessation de paiement. S’ils pensent que l’État va faire banqueroute dans vingt ans, ils réclament 5%. En effet, ce faisant, au moment de la banqueroute, ils sont juste rentrés dans leurs fonds. S’ils pensent que la banqueroute aura lieu dans trente ans, ils demandent 3,33%. Et s’ils s’attendent à une banqueroute dans cinq ans, ils exigent 20%. Pour fonder leur opinion et évaluer la date probable de la prochaine banqueroute, les prêteurs partent du stock de dette, et sur ce qu’il représente en blocage sur le reste des dépenses publiques. Ainsi, le stock de dette perturbe le fonctionnement des marchés financiers et le mode naturel de détermination des taux d’intérêt. Condorcet développe en réalité un raisonnement très moderne en anticipation rationnelle. Mais par rapport à Robert Lucas, ces anticipations ne se traduisent pas par la hausse de la quantité d’épargne mais par son prix, le taux d’intérêt. Cette idée d’un stock de dette prédéterminant l’évolution des taux d’intérêt s’est maintenue au XIXe  siècle, bien que légèrement amendée. Pour les économistes anglais des années 1820, ceux de la génération de David Ricardo, le prêteur cherche à transformer son capital initial en revenus. Il le confie donc à l’État qui l’emprunte sous forme de rente perpétuelle, c’est-à‑dire avec comme engagement de verser tous les ans les intérêts prévus. Le calcul implicite du prêteur est que la somme des revenus perçus pendant toute sa vie corresponde à ce capital initial qu’il a, d’une certaine façon en le confiant à l’État, mis à l’abri des voleurs et des malversations financières. Comme ils évaluent la durée de vie de l’épargnant à environ 35  ans, le taux d’intérêt naturel sur la dette publique est donc de 3%. Ainsi depuis Condorcet, pour des raisons diverses, il paraît clair que la dette publique modifie les paramètres de flux tout en étant un stock. Au XVIIIe  siècle, c’est le risque que représentait le comportement de l’État qui explique ce résultat. Paradoxalement, au XIXe  siècle, c’est la sûreté qu’il incarne qui en est l’explication. Conclusion constante : il est indispensable d’éviter l’effet déstabilisant de la dette publique sur les taux en en limitant le volume.

Cela reste d’actualité. C’est d’ailleurs pour cela que certains économistes ont eu récemment l’idée de réduire le stock affiché en annulant la dette détenue par la Banque centrale. Cela n’aurait de conséquence que d’affichage puisque la détention d’une partie de la dette publique par la Banque centrale a le même effet économique pour l’État que son annulation. Mais en modifiant l’affichage et donc les anticipations des agents, cela maintiendrait un taux d’intérêt bas. Le côté artificiel de l’opération en montre la fragilité et amène à se poser la question de savoir en quoi la dette publique influe sur la fixation du taux d’intérêt selon une logique de marché.

Quoi qu’il en soit, si la règle subsiste d’un taux d’intérêt qui fixe le coût de la dette et d’une dette qui fixe le taux d’intérêt, les raisons ont changé. En 2007, à la veille de la récession de 2008-2009, les taux à dix ans sur la dette publique en zone euro allaient de 4,5% en Allemagne à 4,7% en Grèce. En octobre 2019, les mêmes taux étaient de – 0,3% en Allemagne et de 1,4% en Grèce, pays qui a longtemps inspiré le doute sur sa capacité à honorer ses engagements, notamment du fait des réticences de la BCE à racheter sa dette publique. Cette évolution spectaculaire à la baisse rapide des taux ne concerne pas que l’Europe. Elle est largement partagée, même si en octobre 2019, avant la découverte des premiers cas de Covid-19, les taux négatifs stricto sensu étaient concentrés sur la zone euro.

Il n’est pas besoin d’être un grand économiste pour comprendre qu’il y a quelque chose d’aberrant dans une situation de taux d’intérêt négatifs. La question que nous nous posons est de savoir si cette évolution des taux dépend réellement de celle du stock de dette publique. Cette question est d’autant plus pertinente que d’autres explications sont avancées.

La première est que l’évolution à la baisse des taux d’intérêt s’inscrit dans une logique historique de très long terme. Si l’on se réfère aux théories usuelles de la croissance, notamment celles qui ont été formalisées par Robert Solow et qui lui ont valu le prix  Nobel d’économie en 1987, le taux d’intérêt de long terme est normalement égal à celui de la croissance potentielle. Cette croissance potentielle est assise sur le travail. Sur sa quantité d’abord (rappelons la formule de Jean Bodin au XVIe  siècle : « Il n’est de richesse que d’hommes »…), sur sa qualité, ensuite, c’est-à‑dire sur ce que les économistes appellent sa productivité. Cette qualité repose à la fois sur la performance des outils de production, autrement dit sur le progrès technique et sur le niveau de formation des travailleurs. Or l’expérience historique montre que le taux d’intérêt est assez souvent supérieur au taux de croissance potentiel. Car s’ajoutent à ce taux d’intérêt naturel les incertitudes sur l’avenir des emprunteurs, qui peuvent faire faillite quand ils sont privés ou banqueroute quand ils sont publics.

Extrait du livre de Jean-Marc Daniel, « Il était une fois… l’argent magique, Conte et mécomptes pour adultes », publié aux éditions du Cherche-Midi.

Lien vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !