Hausse des revendications religieuses au travail : le triple aveuglement politique que les entreprises paient cash<!-- --> | Atlantico.fr
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Les problèmes religieux se multiplient en entreprise.
Les problèmes religieux se multiplient en entreprise.
©Reuters

Pause prière ou pause café ?

Selon une étude publiée dans le Parisien et réalisée par Randstad et l'Office du fait religieux en entreprise (Ofre), le nombre de conflits sur la laïcité a doublé en un an dans la sphère professionnelle. 23 % des cadres interrogés déclarent être confrontés régulièrement à la question du fait religieux, alors qu'ils n'étaient que 12% en 2014. Une question difficile pour les managers, qui font face à l'aveuglement des politiques.

Yohann Rimokh

Yohann Rimokh

Yohann Rimokh est avocat. Il est membre de l’Institut Famille & République et de l’Institut Vergennes.

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Rémi Brague

Rémi Brague

Membre de l'Institut, professeur de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilians-Universitat de Munich, Rémi Brague est l'auteur de nombreux essais dont Europe, la voie romaine (1992), la Sagesse du monde (1999), La Loi de Dieu (2005), Au moyen du Moyen Age (2008), le Propre de l'homme (2015) et Sur la religion (2018).

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Atlantico : Un sondage publié ce mardi dans le Parisien à l'initiative de l'agence d'intérim Randstad et de l'Observatoire du fait religieux en entreprise montre une très forte augmentation des revendications religieuses en entreprise. Quelles raisons expliquent cette progression ?

Me Yohann Rimokh :Cette progression est le résultat de l’abandon total de la loi de 1905 par le pouvoir politique. "Croire que les sociétés démocratiques sont naturellement hostiles à la religion est commettre une grande erreur", constatait Tocqueville. La question de la place du religieux est une question politique par excellence. Depuis les premiers temps de la monarchie, le politique a toujours fixé un cadre, lequel n’a varié que trois fois. La monarchie fit du christianisme la religion d’Etat ("France, fille aînée de l’Eglise"). Puis l’Empire conclut le Concordat ("catholicisme, religion de la majorité des français"). Et la République, enfin, poursuivit cette œuvre avec la loi de 1905. L’Etat n’a jamais cessé de garantir la présence du christianisme tantôt dans l’Etat, tantôt dans la société.

>>>>>> A lire également : Religion au travail : le catholicisme, voilà l’ennemi ?

C’est depuis la démission du général de Gaulle que cette question est à l’abandon. Certes, la loi de 1905 "existe" encore, elle est officiellement en vigueur mais elle a été reléguée au muséum des projets suspendus. Elle est devenue une incantation, un leitmotiv de la communication politique. Et récemment, c’est le vice-président du Conseil d’Etat qui déclara que le principe même de la loi de 1905 était un "mirage".

Il n’y a donc plus de règle ; place est faite aux négociations officieuses, aux pressions qui envahissent tous les pans de la société. L’entreprise n’est donc pas le "dernier" mais l’énième lieu des revendications. En réduisant cette loi à un "mirage", le pouvoir politique a abandonné aux revendications et aux rapports de force, tous les acteurs de la société. Tous.

L'Observatoire du fait religieux note que le phénomène s'est accru à la suite des attentats de janvier, certains cherchant davantage à affirmer ce qu'ils sont dans l'entreprise. Le discours de lutte contre le racisme, largement déployé comme pare-feu à la stigmatisation, qui a prospéré depuis janvier a-t-il porté cette progression des revendications religieuses ?

Me Yohann Rimokh : En faisant croire que la loi de 1905 suppose une "égalité de tous les cultes" au détriment de son sens réel, les pouvoirs publics trahissent cette loi et entretiennent les conflits. On refuse de reconnaître que la loi de 1905 est une loi de civilisation et que cette civilisation est chrétienne. C’est pourtant clairement mentionné dans les travaux préparatoires ; les dispositions elles-mêmes de cette loi favorisent le culte chrétien en raison de son rôle historique et de son importance. Il serait intéressant de la lire, cette loi, pourrais-je dire en étant un peu provocateur, à l’attention de la classe politique.

Le discours antiraciste doit, je crois, être compris à cette aune. Dans notre pays, tout se passe comme si l’antiracisme devenait l’outil d’une propagande pour le multiculturalisme, sommant les derniers chrétiens d’abandonner leurs traditions dont la laïcité.

Rémi Brague : J’espère que l’inventeur du mot "stigmatisation" l’a fait breveter, car, si oui, il a dû faire fortune. On fait passer sous ce pavillon les marchandises les plus variées. J’aimerais que l’on mette à la place le mot de "critique". Et pour deux raisons : d’une part, il implique que l’on distingue (c’est le sens du verbe grec qui en constitue l’étymologie) ce qui est bon de ce qui est mauvais. Et d’autre part, il suppose que l’on a des arguments à faire valoir, et pas simplement des affects. Or, parler de stigmatisation, ou de phobie, c’est suggérer que l’on est en présence de réactions purement épidermiques, et en tout cas injustifiées.

L’emploi du mot "racisme" est aussi un de ces mots qui empêchent de penser. Une religion n’est pas une race. Si la notion de race est vraiment solide (pour ma part, je la trouve molle…), elle désigne une qualité innée que l’on ne peut pas perdre : un Saint-Bernard ne devient pas un chihuahua. Or, une religion, en revanche, est quelque chose dont on peut changer. Sauf peut-être, justement, pour l’islam, qui se considère comme étant la religion "naturelle" de l’humanité. Une déclaration attribuée à Mahomet dit que tout homme naît selon le "naturel" (fitra) et que ce sont ses parents qui en font un juif ou un chrétien. Mais ils n’ont pas besoin de le faire musulman, car il est supposé l’être déjà.

La Une que le Parisien consacrait au sujet ce mardi est illustrée par une caricature de Jésus portant sa croix. Pourtant, le président de l'Observatoire du fait religieux en entreprise reconnaît, mais uniquement dans un encadré, que "la grande majorité des cas viennent de l'islam". Que nous coûte notre incapacité à nommer les choses ?

Me Yohann Rimokh : Si vous observez bien le fonctionnement de notre société, vous verrez qu’elle ne cesse de médiatiser toutes les atteintes à la laïcité commises au nom de l’Islam. Qu’il s’agisse d’un horaire réservé dans une piscine, d’une cantine où l’on finit par céder face aux revendications, ou du financement de tel ou tel édifice cultuel ou rituel. Que l’on songe à la récente polémique causée par les propos de Monsieur Boubakeur, au sujet des deux milles mosquées qu’il faudrait encore construire. Tous ces signaux viennent de toutes les couches de la société. Ce sont ces signaux qui, ce me semble, tétanisent l’ensemble de la classe politique pour une raison simple : personne n’est aujourd’hui sérieusement capable de réaffirmer le sens réel de la laïcité pour faire face aux revendications musulmanes.

Par conséquent, se scandaliser de temps à autre tout en veillant à ne pas nommer les choses reste politiquement la solution la plus commode.

Rémi Brague : J’ai déjà eu l’occasion de remarquer que la tactique qui consiste à ne pas nommer de quoi il s’agit en mettant au pluriel est plus vieille qu’on ne le pense. Du temps où le grand danger pour nos démocraties était le marxisme-léninisme, dont le principal argument était l’Armée rouge, on ne le nommait pas, on disait "les idéologies". De nos jours, on évite de dire "l’islam", on dit "les religions"…

Dans l'islam, la pratique de la religion est fondamentale (voir ici) ; on ne peut pas être musulman que dans la sphère privée. Les entreprises font-elles finalement les frais de notre refus de l'accepter ?

Me Yohann Rimokh : Les entreprises, le personnel administratif et plus généralement les secteurs public et privé ne devraient pas avoir à gérer ces questions.

Les conclusions du rapport de l’Observatoire du fait religieux en entreprise sont tout de même édifiantes : refus de travailler avec une femme, port du voile, absences pour fêtes religieuses. Les entreprises ont la vie économique à faire prospérer ; en aucun cas elles devraient être le lieu où se règlent les questions religieuses.

Rémi Brague : Là aussi, j’ai déjà eu l’occasion de rappeler, et jusque dans vos colonnes, que notre notion de "religion" est calquée sur le christianisme. Nous avons du mal à le comprendre, mais l’islam est avant tout un système de règles qui doivent avoir force de loi dans une communauté. Ces règles peuvent être appuyées par l’Etat si celui-ci est musulman, auquel cas on aura une police spéciale pour assurer, par exemple, le respect du jeûne du ramadan ou la vêture des femmes. Mais si la pression sociale (parents, grands frères, etc.) ou la force de la coutume y suffisent, tant mieux. L’islam distingue une invocation de Dieu qui peut se faire en privé, et une prière publique, avec des formules et des gestes déterminés. C’est elle qui constitue l’un des cinq "piliers" de l’islam.

Quelles sont les conséquences concrètes pour les entreprises de la progression des revendications liées à la pratique de l'islam ? Comment s'adaptent-elles à cette évolution ? De quels moyens disposent-elles ? A quel cadre juridique peuvent-elles se référer ?

Me Yohann Rimokh : Souvenez-vous de l’affaire "Baby loup". Passionnante, de ce point de vue. La laïcité s’applique-t-elle au monde de l’entreprise, au secteur privé ? Une puéricultrice est licenciée parce que voilée d’un voile intégral. L’affaire avait été jugée une première fois par la Cour de cassation qui avait donné gain de cause à la puéricultrice : la "Cour d’appel de renvoi", censée appliquer la règle donnée par la Cour de cassation, était entrée en rébellion et avait donné gain de cause à la crèche. Résultat, selon un sondage de l’époque : 87% des français soutenaient la crèche.

La laïcité s’applique au secteur privé. Aux juges de la faire respecter le cas échéant.

Les discours sur le respect des valeurs de la République sont-ils encore opérants dans un contexte où une proportion grandissante de la population considère qu'elles n'en bénéficient pas ?

Me Yohann Rimokh : Quand une loi est brandie comme "valeur de la République" mais qu’elle n’est plus appliquée de facto, qu’elle est détournée avec l’aval des autorités de l’Etat, il est difficile de trouver un contenu aux discours de cette nature.

"La France n’est pas schismatique", clamait Jaurès à la tribune de la Chambre lorsqu’il défendait la loi de 1905. Toute la question, puisque nous en sommes là, est celle de savoir si cette loi mérite d’être encore en vigueur ou si elle doit être abrogée. Le multiculturalisme charrie l’idée que les minorités l’ont emporté sur la majorité. Un débat public devrait-il s’ouvrir ? Et si la loi de 1905 devait être abrogée, comment règlerait-on la question religieuse ? Il y a peu d’intelligences capables de proposer un chemin tout à la fois cohérent et suffisamment solide pour relever le défi de l’Islam. Je ne vois que trois savants capables de relever ce défi : un civiliste, Fréderic Zénati-Castaing ; un philosophe, Remi Brague et un historien, Pierre Legendre.

Rémi Brague : S’il est une chose qui a le don de m’exaspérer, c’est bien le bla-bla sur les valeurs. Et quand on parle des valeurs de la République, mon exaspération redouble encore. D’une part, parce que ce ne sont pas des valeurs, mais des principes. D’autre part, parce que ce que l’on entend par là est bien plus vieux que la République, qui n’a guère plus de deux siècles. La France est plus ancienne, son histoire ne commence pas avec les "Lumières".

Nos dirigeants ne donnant que peu l’exemple des vertus que l’on attend des citoyens, comme la fidélité conjugale, l’honnêteté ou la véracité, il ne faut pas s’étonner que beaucoup de gens ne prennent guère au sérieux ce qu’ils disent.

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