Guillaume Gallienne/partisans de la théorie du genre : qui a le regard le plus juste sur la manière dont se déterminent les identités sexuelles ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Guillaume Gallienne dans "Les garçons et Guillaume, à table !"
Guillaume Gallienne dans "Les garçons et Guillaume, à table !"
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Un peu de vécu

Lors de la 39ème cérémonie des Césars, Guillaume Gallienne a reçu le César du meilleur acteur et le César du meilleur film pour "les garçons et Guillaume, à table !". En tout, le film aura raflé cinq trophées.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Il y a tout lieu de penser que "Les garçons et Guillaume, à table !" fera époque. Cette comédie désopilante rencontre un succès populaire qui, en dépit d'une énorme promotion, n'apparaissait pas garanti d'avance dans la mesure où Guillaume Gallienne, auteur, réalisateur, acteur, "actrice" et principal personnage du film ne jouissait pas encore de la reconnaissance du très grand public. Le film n'est cependant pas une comédie ordinaire : il présente la particularité d'être également un récit autobiographique (on le compare pour cette raison aux premiers Woody Allen) qui relate sur le mode de la bouffonnerie une quête identitaire complexe et douloureuse. Il se trouve en outre faire écho à quelques sujets – l'homosexualité, la question du genre – qui ont été au coeur du débat public ces temps derniers.

D'où les interrogations sur la signification politique d'une oeuvre qui n'a pourtant rien d'un film à message : les uns y voient une ode à la différence et une dénonciation des stéréotypes au moyen desquels les gens sont rangés dans des cases, tandis que d'autres (plus rares) commencent à se demander si le succès du film ne s'expliquerait pas en partie par un certain conformisme : le scénario conduit en effet un garçon efféminé qui semblait promis à l'homosexualité vers un "happy end" hétérosexuel. Bien entendu, le film est avant tout une comédie réussie qui se suffit à elle-même et résiste aux interprétations qu'on peut en faire. Cela n'interdit pas, cependant, d'examiner pour elle-même la principale question que pose le film au regard des esprits enclins à théoriser: ce récit authentique et initiatique conforte-t-il ou invalide-t-il la fameuse "théorie du genre" ?

La réponse est en vérité conditionnée par la manière – analytique ou idéologique – dont on conçoit celle-ci. Dans son acception "faible", la théorie du genre signifie que l'on distingue "l'identité genrée" (terme cuistre pour désigner ce que le vulgum pecus nomme "féminité" et "virilité") de l'identité sexuelle (le fait de naître mâle ou femelle). Une telle distinction est déjà comprise dans la célèbre formule de Simone de Beauvoir suivant laquelle "on ne naît pas femme, on le devient": tandis que la sexuation biologique est par définition innée, le "devenir femme" suppose l'appropriation des codes et des rôles féminins – héritage culturel historiquement construit, et donc susceptible d'une certaine plasticité historique. Ainsi entendue, la théorie du genre ne mange pas de pain, l'émancipation des femmes ayant depuis quelques temps déjà fait litière du mythe de "l'éternel féminin". Elle n'implique nullement la négation de la différence naturelle entre l'homme et la femme, ni la dissociation radicale entre différence des sexes et différence des genres.

Le récit de Guillaume Gallienne ne sort pas de ce cadre. Il témoigne du fait qu'il est possible pour un garçon 100% mâle et "100% hétéro" (même si "ce n'est pas une affaire de pourcentage") d'être conduit – en raison des caractéristiques singulières d'une histoire personnelle et familiale – à s'éprouver comme fille en s'appropriant les codes de la féminité. Il valide ainsi  l'idée selon laquelle l'identité de genre relève bien de l'acquis. Le film montre cependant qu'il est impossible (et pas non plus souhaitable) d'échapper aux stéréotypes de genre, ni de dissocier radicalement l'identité de genre de l'identité biologique. Ce n'est qu'en s'inscrivant comme tout un chacun dans le système des codes différenciés que Guillaume peut en quelque sorte devenir une fille. Il souligne du reste ingénument mais fort subtilement le malentendu au sujet de sa sexualité, suggérant que ses attirances homosexuelles proviennent du fait qu'il est une fille, et qu'il regarde en conséquence les garçons en s'identifiant à l'imaginaire hétérosexuel des filles.

Impossible, l'arrachement au système de la différence des genres n'apparaît pas non plus souhaitable : le genre ne peut se dissocier radicalement du sexe biologique que par accident, et une telle dissociation ne peut qu'engendrer une souffrance. Le fim ne raconte pas l'histoire d'un garçon contraint à refouler son homosexualité et sa féminité du fait de la pression qu'exercerait sur lui le regard des autres (en l'occurence le milieu familial de Guillaume s'avère tous comptes faits plutôt bienveillant à l'égard de sa "différence"). C'est en lui-même que Guillaume découvre la contradiction identitaire – contradiction à caractère névrotique qui ne pouvait manquer, à l'adolescence, d'être vécue comme une épreuve douloureuse lui imposant le défi d'accorder son genre avec sa nature hétérosexuelle.

Ainsi, le "cas" Guillaume Gallienne conforte la théorie du genre dans sa dimension analytique. Biologiquement, Guillaume est un garçon tandis que sa féminité, construite par l'histoire personnelle et familiale, relève de l'acquis – cette possibilité humaine validant l'idée d'une autonomie du genre par rapport à la sexuation biologique. On glisse vers la version idéologique et normative de la théorie du genre lorsqu'on transforme cette distinction utile entre le genre et le sexe en dissociation radicale, et que l'on se fait un devoir de déconstruire radicalement, en vue de l'abolir, le système des "identités genrées". Cette conception idéologique de la théorie du genre est celle du mouvement "queer" et d'un certain féminisme ultra, lesquels radicalisent jusqu'à la folie – c'est-à-dire jusqu'à la négation pure et simple du donné naturel – l'idée de liberté, de manière à pouvoir présenter l'identité de genre et l'orientation sexuelle comme des choix personnels.

Or, s'il est une vérité criante qui apparaît à la lumière du film de Guillaume Gallienne, c'est bien que rien n'est choisi, ni le sexe, ni le genre, ni l'orientation sexuelle. La féminité de Guillaume est une névrose et un destin : elle se construit à travers la relation particulière qu'il entretient avec sa mère et la fascination pour les femmes qui en découle. Le ressort comique du film repose du reste sur l'ingénuité du personnage, qui subit sans n'y rien comprendre la contradiction vécue entre son genre et son sexe. Si la dimension de la liberté est présente dans le film, elle se manifeste à travers l'effort que fait Guillaume pour se comprendre lui-même, à travers aussi la capacité de distanciation dont il fait preuve vis-à-vis de cette identité féminine que le destin lui a assignée et dont il use désormais avec art.

S'il y eut un choix identitaire dans la vie de Guillaume, ce fut manifestement celui de se réconcilier avec lui-même à travers une quête de virilité. Guillaume Gallienne a paraît-il suivi une thérapie durant plusieurs années avec une phoniatre afin de trouver sa voix d'homme. Lorsqu'à la fin du film le personnage présente à sa mère le scénario qui relate leur histoire (par un procédé de mise en abîme qui fait le charme du film), c'est avec sa nouvelle voix qu'il le fait. En fin de parcours, ayant recouvré sa virilité, Guillaume est apte à transformer son destin en récit en portant un regard distancié, humoristique et bienveillant, sur la "fille" qu'il était. La maturité est cependant une "aufhebung", un dépassement qui conserve ce qui est dépassé : la virilé de Guillaume Gallienne est une virilité "élargie", une virilité qui porte en elle la féminité qu'il n'a jamais perdue et qui lui offre une perspective unique sur les femmes. A travers la singularité qui est la sienne, Guillaume Gallienne symbolise peut-être la condition de l'homme moderne : son film est une allégorie sur une modernité qui ne conduit pas à l'abolition des genres, mais à une gamme identitaire élargie permettant aux hommes et aux femmes d'aujourd'hui de s'affirmer dans leur différence "genrée" tout en jouant sur quelques registres empruntés à l'autre sexe.

Cet article a déjà été publié sur atlantico.fr le 12 décembre 2013

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