Guerre en Ukraine : la menace de l’apocalypse atomique brandie par Vladimir Poutine <!-- --> | Atlantico.fr
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Jean-Marc Le Page publie « La menace nucléaire : De Hiroshima à la crise ukrainienne » aux éditions Passés Composés.
Jean-Marc Le Page publie « La menace nucléaire : De Hiroshima à la crise ukrainienne » aux éditions Passés Composés.
©Kirill KUDRYAVTSEV / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Marc Le Page publie « La menace nucléaire : De Hiroshima à la crise ukrainienne » aux éditions Passés Composés. L’humanité a, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, connu bien des crises liées aux armes nucléaires. Des bombes atomiques au Japon en 1945 à la récente escalade entre la Russie et l’Otan, en passant par la crise des missiles de Cuba, Jean-Marc Le Page dévoile les coulisses des moments où l’humanité retint son souffle. Extrait 1/2.

Jean-Marc Le Page

Jean-Marc Le Page

Jean-Marc Le Page est professeur agrégé et docteur en histoire, chercheur associé à l'EA Tempora de l'université Rennes 2. Diplômé de l'IEP de Paris, il est spécialiste de la guerre d'Indochine, d'histoire du renseignement et de la guerre froide en Asie. Il est notamment l'auteur des Services secrets français en Indochine paru en 2012.

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Parallèlement au développement du conflit se déroule une séquence qui replace sur le devant de la scène une menace que l’opinion publique a pu renvoyer au fin fond de l’histoire de la guerre froide, à savoir l’utilisation de l’arme nucléaire et donc le déclenchement de l’apocalypse atomique.

Du déroulement de l’exercice des forces stratégiques « Grom 2022 » et le tir de missiles permettant de vérifier l’état de préparation de ses forces de dissuasion nucléaire dans ses trois composantes en passant par le message sibyllin de Vladimir Poutine du 24 février, prévenant le monde que toute opposition à son offensive de la part d’un acteur extérieur pourrait conduire à des « conséquences […] encore jamais connues », le monde s’est retrouvé face à ses cauchemars. D’autant plus que Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, a répondu qu’il ne fallait pas oublier que l’OTAN était également une puissance nucléaire. Les mots échangés rappellent les pires heures de la guerre froide, alors que le monde était suspendu aux actes des deux superpuissances qui pouvaient le faire basculer dans le gouffre.

Face à ces déclarations, le monde s’interroge sur la rationalité de Vladimir Poutine. Il est considéré comme un fou, c’est un homme malade et mourant, il est seul et paranoïaque. Il est donc à deux doigts de déclencher le feu nucléaire et rien ni personne ne semble en mesure de l’arrêter… Devant ce portrait, la peur est légitime.

Cependant, ne pourrait-on pas interpréter ces déclarations d’une autre manière ? Poutine n’est pas le premier dirigeant à avoir été affublé de ces qualificatifs  : Staline, dont la paranoïa semblait avérée ; Youri Andropov, convaincu que les exercices de l’OTAN organisés en novembre 1983 cachaient une prochaine frappe américaine ; Kennedy, sous l’emprise de médicaments au moment de la crise de Cuba ; Kim Jong-un et Donald Trump, qui s’échangent des amabilités d’une rare violence en 2017 au sujet de la taille de leur bouton rouge. Ce n’est pas non plus la première fois de l’histoire que la menace nucléaire est brandie : Harry Truman, un peu par accident en décembre 1950, alors que les forces chinoises enfoncent les armées américaines et sud-coréennes en Corée ; le président Eisenhower, qui promet l’apocalypse à la Chine lors de la seconde crise du détroit de Formose en 1958 ; les Soviétiques, quant à eux, provoquent la « grande peur » chinoise de 1969 à la suite de combats particulièrement violents initiés par Mao Zedong sur la frontière sino-soviétique aux confins de la Sibérie ; Kennedy, encore lui, dans son discours du 22  novembre 1962, qui prévient Nikita Khrouchtchev des terribles conséquences que subirait l’URSS s’il ne retire pas ses missiles de Cuba ; l’Inde et le Pakistan ne sont pas en reste depuis que l’une et l’autre sont devenus des puissances nucléaires déclarées en 1998. Les épisodes sont nombreux, mais c’est la première fois qu’ils sont tenus en Europe, sur un continent considéré comme pacifié. Le réveil est brutal.

Le contexte est évidemment primordial. Les exercices ont été effectués cinq jours avant le début de l’offensive russe sur l’Ukraine. Les déclarations ont été faites le premier jour afin de fixer quelques limites, et la mobilisation des forces de dissuasion, au troisième jour, peut être vue comme une réaction aux propos de Jean-Yves Le Drian mais également aux mesures de rétorsions économiques et aux déclarations de l’« Occident ». Une « mobilisation » qui reste limitée et ne dépasse pas le niveau ordinaire de préparation des forces stratégiques. Aucun déploiement exceptionnel n’a été détecté par les censeurs des agences de renseignement occidentales.

Il s’agit pour Vladimir Poutine d’exercer une pression sur l’OTAN, de « marquer son territoire », une ligne rouge à ne pas dépasser. Le flou des annonces doit faire douter, dissuader le potentiel adversaire de réagir de façon trop énergique. Nous sommes ici en face d’une utilisation « classique » de l’arme nucléaire. Cette arme est politique, c’est un outil diplomatique qui participe de l’arsenal dont dispose Vladimir Poutine. Il a des objectifs qu’il entend atteindre par la voie militaire, mais conventionnelle. La question de sa rationalité se pose. La réponse est à chercher dans la définition de ses buts de guerre. Sous la couverture nucléaire, une victoire conventionnelle par la prise de contrôle des territoires revendiqués lui permettrait de négocier en position de force.

Cette utilisation agressive de la dissuasion nucléaire participe pleinement de la manœuvre pensée et déroulée en Ukraine. Et cette dernière est parfaitement rationnelle. Sans doute pouvons-nous y voir l’influence du chef d’état-major général des forces armées russes, le général Valeri Guerassimov. Il est l’auteur d’un article, publié la première fois en 2013 dans une revue spécialisée russe, qui a trouvé son auditoire en 2014 après l’invasion de la Crimée. De nombreux spécialistes y ont vu l’amorce d’une doctrine qui s’appuierait sur le concept de guerre hybride, une nouvelle manière de faire la guerre qui doit inclure des facteurs politiques, économiques, informationnels… L’utilisation de la force n’est alors plus systématique et exclusive. Si la dimension de doctrine a été critiquée et si l’article s’attacherait davantage à décrire les manœuvres américaines dans le cadre des révolutions de couleur, il n’en est pas moins vrai que le rapprochement avec ce qui se passe en Ukraine est troublant, en particulier dans la dimension nucléaire. Guerassimov, dans son article, décrit le déroulement d’un conflit depuis les premières phases non militaires, discrètes ou clandestines, en passant par l’usage des forces conventionnelles jusqu’à sa résolution. Dans ce déroulé, il y a une intrication très forte des domaines non militaires et militaires. Dans ce dernier cadre, les mesures nucléaires de dissuasion et le déploiement des forces stratégiques arrivent dès le départ de la crise, avant même les opérations militaires. Ainsi, la pression par la menace, directe ou indirecte, participe du schéma d’ensemble. Et c’est ce dernier qui se déroule sous nos yeux. Des documents capturés par les Ukrainiens montreraient que l’invasion a été ordonnée le 18 janvier. Le déclenchement de l’exercice « Grom », le 19 février, la menace plus ou moins explicite qui accompagne l’entrée en guerre prend alors tout son sens, de même que l’annonce de la mise en alerte des forces de dissuasion –  qui peuvent également être de déni d’accès et donc pas exclusivement nucléaire. Par ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’une telle méthode est employée par la Russie  : le 15  décembre 1999, Boris Eltsine, dans le cadre de la guerre en Tchétchénie, excédé par l’ingérence américaine lors d’un sommet de l’OSCE, a agité la menace nucléaire face au président Bill Clinton  : « Manifestement, il a oublié pendant quelques secondes que la Russie disposait d’un arsenal complet d’armes nucléaires. »

Vladimir Poutine, à l’heure à laquelle nous écrivons ces lignes, n’a pas atteint ses objectifs. La bataille de Kiev est gagnée par les forces ukrainiennes, Volodymyr Zelensky a remporté la guerre de l’information, au moins en Occident –  le récit russe étant moins discuté dans d’autres régions du monde. L’effort est désormais porté sur l’Est et le Sud. Si l’objectif de décapitation du régime de Kiev ne peut plus vraiment être atteint, il n’en va pas de même au sujet de la dimension territoriale. Les objectifs initiaux de prise du contrôle des provinces du Donbass sont en passe d’être atteints. Des négociations devraient s’ouvrir dès que les forces russes se seront emparées de ces territoires.

Du point de vue de la menace nucléaire, nous sommes en présence d’un bel exemple de « dissuasion offensive ». De façon récurrente depuis le début de l’offensive, les menaces plus ou moins voilées sont incessantes. Cela ne fait que confirmer qu’elles participent de la stratégie mise en place par le pouvoir à Moscou. Le principe classique de la dissuasion nucléaire vise à protéger le pays qui en est doté d’une agression extérieure pouvant l’atteindre dans ses intérêts vitaux. Dans le cas de figure qui nous occupe, nous assistons davantage à l’agression d’un pays par une puissance qui peut agir sous « parapluie nucléaire ». C’est une forme presque ultime du paradoxe de stabilité/instabilité, dans le sens où, pour la première fois, une puissance dotée tente de prendre le contrôle d’un territoire en utilisant cette rhétorique. La menace vise à limiter la riposte des autres puissances et cela laisse une grande latitude pour la Russie. À la différence de la guerre de Kargil, cette fois, c’est une vraie guerre à haute intensité. Elle pousse le principe de dissuasion et de guerre sous le seuil à son extrémité. Force est de constater que cela fonctionne puisque la Russie est pratiquement laissée libre de mener ses opérations et ses exactions sans réaction militaire de l’Occident. L’OTAN et une partie de la communauté internationale mettent en œuvre des sanctions économiques inégalées, tout en apportant un soutien militaire, logistique, humanitaire conséquent. Cependant, il n’y a pas la volonté d’intervenir directement dans le conflit afin d’éviter une escalade qui pourrait amener les puissances nucléaires à leur extrémité. Personne ne souhaite une guerre ouverte avec la Russie car, comme le dit l’adage, si l’on sait quand et comment une guerre commence, personne n’est capable de dire quand et comment elle se terminera, et sur ce point Vladimir Poutine ne peut que le constater.

Les opérations militaires, qui devaient durer initialement deux semaines, sont plus difficiles que prévu. La résistance ukrainienne est remarquable. Nous pouvons supposer que la menace nucléaire s’éteindra d’elle-même lorsque les buts de guerre de Vladimir Poutine seront atteints. La question, et le danger, seraient plutôt dans l’hypothèse où ces derniers ne le seraient pas et où la Russie serait acculée, défaite et, dans ce cas, humiliée. Peut-être y aurait-il alors un risque de « réflexe » mortifère d’un dictateur défait. Mais nous n’en sommes pas là et, à ce jour, l’option d’une utilisation de l’arme nucléaire de manière offensive par la Russie, ou par tout autre acteur de cette crise, nous paraît alors le plus hautement improbable.

Extrait du livre de Jean-Marc Le Page, « La menace nucléaire : De Hiroshima à la crise ukrainienne », publié aux éditions Passés Composés

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