Guerre en Ukraine : combien de temps l’économie russe peut-elle vraiment tenir ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo prise à Moscou montre des pièces et des billets en roubles, à côté du signe de la monnaie russe.
Une photo prise à Moscou montre des pièces et des billets en roubles, à côté du signe de la monnaie russe.
©Kirill KUDRYAVTSEV / AFP

Sanctions

La main tendue par la Chine pourrait sauver la Russie. Tout en la vassalisant. Mais le passage d’une intégration de l’économie russe à la sphère occidentale -notamment d’un point de vue technologique- à une sphère chinoise prendra du temps, beaucoup de temps. Vladimir Poutine en dispose-t-il ?

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Sylvie Matelly

Sylvie Matelly

Sylvie Matelly est Docteur en sciences économiques et directrice-adjointe de recherche à l'IRIS, spécialiste des questions d'économie internationale et d'économie de la Défense. 

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Atlantico : Savons-nous combien de temps l’économie russe peut-elle tenir face aux sanctions ?

Sylvie Matelly : C’est très difficile à évaluer et ce pour plusieurs raisons. On peut utiliser des modèles économétriques pour donner des estimations mais cela n’est pas l’entièreté de la réponse. Il y a des facteurs complètement subjectifs qui interviennent : la manière dont la population va vivre ces difficultés économiques qui s’accumulent et le moment auquel elle va se révolter ou non. En 2014, malgré les sanctions, la population avait été très résiliente.  Vladimir Poutine en est conscient et comparait il y a quelques mois la résistance de la population russe à la sensibilité des occidentaux face à des hausses des prix de l’essence ou autre. Selon lui, c’est notre point faible, avec le risque que nos économies craquent avant la sienne. Le dernier élément, c’est l’interrogation sur la capacité de comportement des sanctions. On ne sait pas comment va se comporter la Chine. On se doute qu’elle peut aider très fortement la Russie, mais le voudra-t-elle ?

On a beaucoup évoqué le système SWIFT, le passage à son équivalent chinois est-il aisé ?

Sylvie Matelly : C’est visiblement assez compliqué. Et les Chinois semblent un peu réticents car le système Chinois même s’il est autonome, les banques chinoises et donc le système financier dépendent aussi de Swift. La Chine ne pourrait donc pas se passer de Swift, ce qui les invite à la prudence.

Sur Twitter, le chercheur Kamil Galeev avance que la Russie est particulièrement dépendante des chaînes technologiques américaines et notamment parce que le pays n’a pas ou peu cherché à se rapprocher de la Chine sur ce plan. A quel point les Russes sont-ils dépendants technologiquement des Etats-Unis ?

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Fabrice Epelboin : La Russie est moins avancée qu’un pays comme la France dans son passage au Cloud, et la loi russe imposant de localiser les données sur le sol russe a fortement favorisé les acteurs locaux du Cloud - en pratique, un copie de données déposée dans un datacenter russe, même si elles sont par ailleurs traitées hors de la Russie, suffit pour s’y conformer. Le fait que les GAFAM n’aient jamais installé de datacenters sur le territoire russe a également favorisé les acteurs locaux, mais ils n’ont malgré tout pas suffisamment de datacenters pour répondre aux besoins de leur économie. 

Malgré cela, on retrouve en Russie la même domination des cloudeurs américain, Amazon se taille la part du lion, suivi de près par Microsoft, un peu en retrait, Google occupe la troisième position, suivi de près par Yandex, un acteur russe, qui n’occupe que la quatrième position dans les parts de marché du cloud en Russie.

Depuis peu, des acteurs tels que Microsoft ou Oracle ont cessé leurs activités commerciales en Russie, mais ils continuent à priori de fournir leurs services à leur clientèle existante. Si les américains décidaient de faire cesser cela, la plupart des entreprises qui ont choisi des prestataires américains pour leur cloud disparaîtraient corps et bien dans les semaines qui suivent.

En France, où nous sommes dans une situation de dépendance extrême vis-à-vis du cloud US, c’est l’économie toute entière qui serait à l’arrêt si, demain, un nouveau Trump venait à prononcer de telles sanctions contre l’Europe suite à un revirement géopolitique dont l’Histoire a le secret, et quoi qu’il en soit, les profits liés aux gains de productivité apportés par ce Cloud seront aspirés, demain, par les GAFAM, ce qui posera un net problème d’appauvrissement généralisée du continent européen dans moins d’une décennie, le temps que les licences des Clouds cessent d’être subventionnées par Wall Street comme c’est le cas aujourd'hui.

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Ce qu’il faut bien comprendre c’est que le Cloud, ce n’est pas juste de l’hébergement, ce n’est pas simplement un espace où l’on stocke les données d’une entreprise. Le Cloud aujourd’hui, c’est une quantité de services allant de la comptabilité à la gestion des stocks en passant par la relation clientèle, qui sont, d’un point de vue technologique, quasi intégralement outsourcés par les entreprises auprès de ces cloudeurs. Si les fonctions vitales de l’entreprise cessent de fonctionner, l’entreprise meurt, c’est aussi simple que ça. 

Changer de cloud est souvent une illusion et de toute façon une opération lourde, délicate et coûteuse, qui prend beaucoup de temps, ce n’est en aucun cas quelque chose que l’on peut envisager de faire dans l’urgence, surtout si tout un pays doit le faire en même temps.

Quel impact cela va-t-il avoir pour les entreprises et les particuliers au quotidien ?

Fabrice Epelboin : A priori, et pour certains fournisseurs de technologie US en tout cas, cela veut dire qu’une entreprise qui s’appuie sur leurs technologies ne recevra plus les mises à jour et se retrouvera dans une situation d’insécurité chronique, voire que certaines fonctionnalités vont cesser de fonctionner si demain ils coupent le cloud. Pour l’instant, ce qu’ils vont faire n’est pas très clair. 

Pour les citoyens, l’impact est déjà visible. Netflix s’est retiré de Russie, principalement parce que Visa s’est retiré de Russie et qu’ils ne peuvent plus recevoir le prix de leurs abonnements. Le russe ordinaire n’a plus accès à Facebook ou Twitter, une grande opération de censure de ce qui vient du monde occidental a commencé, tout comme en France, où ce même type de censure généralisée de ce qui vient de la Russie a débuté. La différence, c’est que la Russie n’est pas un fournisseur de technologies, alors que les USA fournissent à la planète entière le moteur de sa transformation digitale, le Cloud.

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Les russes vont se ruer sur les VPN, que le régime cherchera sans doute à bloquer, ce sera un grand jeu du chat et de la souris, un classique qui s’est déjà vu dans une multitude de dictatures cette dernière décennie. De même, puisque Apple a fermé ses magasins et son service commercial, il n’est plus possible de faire réparer son IPhone, à terme tout le monde passera sur des Android chinois. C’est le genre de problèmes que les Russes vont voir se multiplier dans leur quotidien numérique. 

Mais est-il si facile que ça pour la Russie de se détourner de la sphère occidentale pour s’intégrer à la sphère chinoise ?

Fabrice Epelboin : La facilité de la bascule va dépendre des secteurs. Pour Swift, dont la coupure n’est pour l’instant que partielle, ils sont en train de basculer vers un équivalent chinois. Les banques, qui ne peuvent plus opérer Visa et MasterCard, proposent des cartes équivalentes chinoises. Pour ce genre de choses, la bascule n’est qu’un inconvénient temporaire et surmontable. 

En revanche, si vous avez construit toute l’IT de votre entreprise sur du cloud Microsoft, une bascule dans l’urgence est mission impossible. Les Chinois ont certes des offres alternatives à celle des Américains, ne serait-ce qu’avec Alibaba, mais une transition vers un autre Cloud, ça ne se fait pas d’un claquement de doigts. Ce sont des procédés lourds, d’autant que les cloudeurs américains se débrouillent souvent pour enfermer leurs clients dans leur écosystème en les poussant à l’utilisation de fonctionnalités uniques à leur écosystème, afin de rendre difficile toute transition vers un cloud concurrent. Beaucoup d’entreprises russes n’y arriveront pas et mouraient en chemin.

Sylvie Matelly : C’est très clair que non. Par exemple, à partir de 2014, les Russes ont mis en chantier un gazoduc reliant la Chine, mais sans interconnexion avec celui allant vers l’Ouest. Si demain l’Europe décide qu’elle ne veut plus du gaz russe, elle ne pourra pas instantanément le livrer vers la Chine. Ce serait une ardoise très lourde pour la Russie, mais aussi pour nous. Par ailleurs, dans les magasins russes, il y a des produits chinois, des produits européens, et ce ne sont pas les mêmes rayons et les mêmes produits. Cela ne se substitue pas. La Chine peut pallier un certain besoin mais pas plus. Énormément de produits agricoles viennent d’Europe, tout comme des produits de luxe. Et globalement la substitution n’est pas possible. Si Auchan ferme ses magasins en Russie [ce qui n’est pas actuellement prévu, NDLR], ils ne seront pas remplacés du jour au lendemain. La Russie est aussi fortement dépendante des automobiles européennes. La Russie est également dépendante de l’Ouest pour de nombreuses machines-outils, ainsi que dans le domaine aéronautique. Les secteurs sont ainsi très variés. Et géographiquement, les centres d’activités sont concentrés à l’Ouest, tournés vers l’Europe. Se tourner vers la Chine, ça prend du temps et ça change la vie.

La transition vers la sphère chinoise risque donc d’être longue, trop longue par rapport au poids des sanctions et l’effet sur les populations ?

Fabrice Epelboin : Tout dépend s’ils ont anticipé ou non la situation. Les lois imposant la localisation des données semblent indiquer que les russes avaient une vraie stratégie de souveraineté digitale vis-à-vis des américains, et on peut imaginer qu’ils avaient anticipé ce qui arrive depuis quelques années. 

Mais même dans cette situation, cela ne concerne probablement que les grandes entreprises et administrations. S’ils sont malins, ils se sont débrouillés pour que leurs entreprises d’importance vitale ne reposent pas sur des technologies américaines, mais s’ils ont commis l’imprudence de faire reposer leur système de santé ou leur énergie nucléaire sur des clouds US comme c’est le cas en France, ils vont vite retrouver dans les années 70, ce qui serait sommes toutes cohérent avec le tournant pris par Poutine.

Sylvie Matelly : La colère des populations arrivera probablement avant. D’autant, qu’elle ne viendra pas forcément des difficultés économiques mais peut être de l’enlisement du conflit. Si la situation devient similaire à l’Afghanistan où les Russes se sont retirés sous la pression des mères de soldats, ce sera compliqué. En Ukraine, au vu de la résistance, même s’ils conquièrent le pays, ils n’arriveront pas à le tenir durablement.

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