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Georges Pompidou : "Gouverner, c'est contraindre"
©AFP POOL / AFP

Bonnes feuilles

Rédigé dans la foulée de Mai 1968, interrompu par son élection à la présidence de la République, cet essai politique d'envergure de Georges Pompidou ("Le nœud gordien", réédité chez Perrin) ne fut publié qu'après sa mort en 1974. Le dauphin du général de Gaulle livre une réflexion puissante et souvent novatrice sur la France qu'il sait au croisement de son destin. Extrait 2/2.

Georges Pompidou

Georges Pompidou

Georges Pompidou a été Premier ministre de 1962 à 1968 et le dix-neuvième président de la République française entre juin 1969 et avril 1974.

 

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Gouverner, c’est contraindre. Contraindre les individus à se plier à des règles, dont chacune, à tout moment, va contre l’intérêt immédiat de tel ou tel. Les contraindre à payer des impôts, à donner à l’armée un temps de leur jeunesse et, parfois, leur vie. Les contraindre à obéir à des autorités administratives dont le poids leur apparaît aussi lourd que les motivations incompréhensibles. Les contraindre à accepter la loi de la majorité qui veut que le citoyen puisse critiquer mais non contester la légitimité du pouvoir contre lequel il s’est, personnellement, prononcé. Gouverner, c’est faire prévaloir sans cesse l’intérêt général contre les intérêts particuliers, alors que l’intérêt général est toujours difficile à définir et prête à discussion, tandis que l’intérêt particulier est ressenti comme une évidence et s’impose à chacun sans qu’il y ait place pour le doute. Gouverner, c’est, en somme, conduire les hommes collectivement dans des voies et vers des objectifs qui ne leur sont ni naturels, ni clairement perceptibles, ni conformes à leurs aspirations immédiates. Le gouvernement, c’est donc bien la « répression » au sens où l’entend Freud. 

On comprend donc que les peuples bien gouvernés, disons les peuples faciles à bien gouverner, soient « en général des peuples qui pensent peu », suivant le mot d’André Siegfried. On comprend aussi que plus un peuple est par nature individualiste et pénétré des droits de l’individu, plus il est rebelle à la notion de gouvernement. 

Il suffit de regarder vivre les Français pour prendre conscience de leur inaptitude naturelle profonde à accepter d’être gouvernés. Voyez-les, par exemple, au volant de leur voiture. Chacun est prêt à utiliser sauvagement la priorité qu’il détient ou croit détenir, à considérer l’autre conducteur comme doté de toutes les tares intellectuelles et mêmes morales, et cela en bonne conscience, avec la conviction permanente et viscérale de son bon droit et des torts d’autrui. Si le représentant de l’autorité – en l’occurrence l’agent de la circulation – intervient, cette intervention n’est pas acceptée comme l’expression du droit, mais regardée comme un abus, au mieux, une erreur qui prête à discussion sans fin et à colères plus ou moins rentrées. L’agent qui verbalise n’est pas le représentant de la loi dressant contravention pour violation de celle-ci, mais un ennemi qui vous cherche querelle, par bêtise, méchanceté ou vocation. 

Car, à l’égard de l’État et de ses représentants, la réaction naturelle du Français est la méfiance, l’hostilité doublée d’une sorte de complexe d’infériorité. L’État lui apparaît comme une machine implacable et absurde qui lui est extérieure et dont on ne peut attendre rien de bien. S’il évoque telle ou telle décision gouvernementale, le Français ne dit pas, ne pense pas : « Notre Gouvernement a décidé », ou même « le Gouvernement a décidé ». Il dit : « Ils ont décidé », ou, plutôt, « Ils ont encore décidé… » ; « Ils vont augmenter les impôts… » ; « Ils ne sont pas capables de… » ; « Ils voudraient nous faire croire que… » 

Cet égocentrisme profond, cette désolidarisation permanente se développent d’ailleurs suivant des cercles concentriques. Il y a les droits de l’individu. Mais il y a ceux de sa famille, non moins évidents, non moins méconnus. Il y a ceux de sa profession, dont chacun est persuadé qu’elle est la plus maltraitée, la plus frappée fiscalement, la plus entravée dans son développement légitime. Il y a les intérêts de sa ville, de son département, de sa région, qui lui apparaissent bafoués, sacrifiés au département voisin, à la région voisine… 

Peuple en apparence ingouvernable donc, et qui n’a cessé depuis deux cents ans de maudire ses dirigeants, avant de les renverser, au point que les crises politiques se transforment presque toujours en crises de régime parce qu’en fin de compte c’est le fondement même de l’autorité de l’État qui est constamment remis en cause, et qu’il semble qu’on ne puisse jamais évoluer, mais qu’il faille sans cesse détruire avec l’illusion que ce qu’on mettra à la place n’aura rien de commun avec ce que l’on connaissait.

Extrait du livre de Georges Pompidou, "Le noeud gordien", publié et réédité chez Perrin.

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